Le 8 décembre 2025 restera comme une date symbolique dans l'histoire politique camerounaise : quatre ministres du gouvernement de Paul Biya ont célébré leurs 21 ans de présence ininterrompue au même poste. Jacques Fame Ndongo à l'Enseignement supérieur, Madeleine Tchuenté à la Recherche scientifique et Innovation, Luc Magloire Mbarga Atangana au Commerce, et Pierre Hélé à l'Environnement, Protection de la nature et Développement durable franchissent ainsi le cap symbolique de deux décennies et une année au sommet de ministères stratégiques. Un record de longévité qui interroge dans un pays confronté à de multiples crises et où l'aspiration au renouvellement se fait de plus en plus pressante. Entre stabilité institutionnelle et immobilisme politique, quelle lecture faire de cette exceptionnelle longévité ministérielle ?
Yaoundé, 10 décembre 2025 – Ce 8 décembre 2025 a marqué un anniversaire singulier dans l'histoire politique du Cameroun : quatre ministres ont atteint 21 ans de service continu au même poste. Vingt et une années sans interruption, dans un pays où les urgences sociales, économiques et institutionnelles s'accumulent. Cette longévité ministérielle exceptionnelle interroge et choque.
Ils sont désormais entrés dans la légende politique camerounaise. Quatre personnalités qui, depuis le 8 décembre 2004, occupent sans discontinuer le même fauteuil ministériel sous l'autorité du Président Paul Biya.
Jacques Fame Ndongo, ministre de l'Enseignement supérieur, incarne cette permanence à la tête d'un secteur stratégique pour l'avenir du pays. Vingt et un ans à piloter les universités, les grandes écoles et les instituts supérieurs camerounais, dans un contexte marqué par la massification des effectifs étudiants, les grèves récurrentes des enseignants et les défis de la qualité de la formation.
Madeleine Tchuenté, unique femme de ce quatuor, dirige depuis 21 ans le ministère de la Recherche scientifique et de l'Innovation. Un portefeuille crucial à l'heure où l'innovation technologique et la recherche scientifique conditionnent le développement économique des nations. Sa longévité au poste soulève des questions sur le renouvellement des approches dans un secteur en constante évolution.
Luc Magloire Mbarga Atangana, à la tête du ministère du Commerce depuis deux décennies et une année, a traversé toutes les crises économiques et commerciales du Cameroun. De la zone de libre-échange continentale africaine aux accords de partenariat économique avec l'Union européenne, il a été le visage de la politique commerciale camerounaise.
Pierre Hélé, ministre de l'Environnement, de la Protection de la nature et du Développement durable, célèbre également ses 21 ans de gestion des enjeux environnementaux dans un pays confronté aux défis du changement climatique, de la déforestation et de la protection de la biodiversité.
Vingt et un ans au même poste ministériel : ce record dépasse largement les standards internationaux et même africains. Pour mettre en perspective, 21 ans représentent plus de quatre mandats présidentiels dans les démocraties occidentales. C'est l'équivalent de toute une carrière professionnelle pour certains.
Ces quatre ministres ont été nommés le 8 décembre 2004, sous le premier mandat du septennat renouvelable de Paul Biya. Depuis lors, ils ont traversé toutes les recompositions gouvernementales sans jamais être écartés ou même changés de portefeuille. Une stabilité qui fait figure d'exception dans le paysage politique mondial.
À titre de comparaison, la France a connu 14 ministres de l'Enseignement supérieur différents sur la même période. Le Sénégal, pays africain comparable au Cameroun, a également renouvelé ses ministres sectoriels à plusieurs reprises durant ces deux décennies.
Si ces quatre ministres franchissent la barre symbolique des 21 ans, ils ne sont pas les seuls à afficher une longévité exceptionnelle au sein du gouvernement camerounais.
Selon les informations publiées dans l'édition du Quotidien du 8 décembre 2025, d'autres figures gouvernementales approchent ou dépassent déjà ce seuil. Le journal mentionne notamment :
Yang Philemon, qui cumule plusieurs années à des postes stratégiques depuis 2004, passant d'Ephraim Inoni à Mvondo Yoa Kani à Bayangan, sans discontinuer dans l'exercice du pouvoir.
Nana Aboubakar Djalloh de l'Undp Les sing, qui a également connu une longévité remarquable.
Dr Dion Ngute, qui est passé de Premier ministre de 2004 à 2009, puis de 2019 à aujourd'hui, cumulant ainsi de nombreuses années au sommet de l'exécutif.
De Keïe dans la Mayo Kani à Bayangan, mentionné parmi les figures de longévité gouvernementale.
Ces parcours dessinent une véritable gérontocratie ministérielle où le renouvellement semble être l'exception plutôt que la règle.
Cette exceptionnelle longévité ministérielle s'inscrit dans la philosophie politique du Président Paul Biya, lui-même au pouvoir depuis 1982, soit 43 ans. Pour le Chef de l'État camerounais, la stabilité gouvernementale est un gage de continuité dans l'action publique et de maîtrise des dossiers complexes.
Cette vision repose sur l'idée qu'un ministre qui reste longtemps à son poste développe une expertise sectorielle approfondie, tisse des réseaux efficaces et peut mener des réformes de long terme sans être interrompu par les changements de cap liés aux remaniements.
Lors de remaniements ministériels, Paul Biya a toujours privilégié la reconduction des ministres jugés "performants" ou "loyaux", préférant la stabilité à l'innovation. Cette approche a créé une classe de "super-ministres" inamovibles, véritables institutions à eux seuls.
Mais cette stabilité assumée se transforme-t-elle en immobilisme ? C'est la question que posent de plus en plus de Camerounais, particulièrement la jeunesse, qui voit dans ces reconductions systématiques un blocage de l'ascenseur social et politique.
Après 21 ans au même poste, quel bilan peut-on dresser de l'action de ces quatre ministres ? La question divise profondément l'opinion publique camerounaise.
Pour les partisans de leur maintien, ces ministres ont fait leurs preuves. Jacques Fame Ndongo a multiplié les universités et grandes écoles sur le territoire national. Madeleine Tchuenté a structuré la recherche scientifique camerounaise. Luc Magloire Mbarga Atangana a négocié des accords commerciaux importants. Pierre Hélé a placé le Cameroun sur la carte de la préservation environnementale.
Pour les critiques, en revanche, ces 21 années se soldent par des échecs patents. Le système universitaire camerounais est en crise permanente, avec des amphithéâtres surchargés, des infrastructures vétustes et un chômage massif des diplômés. La recherche scientifique reste sous-financée et peu productive. Le commerce intérieur souffre de multiples dysfonctionnements. L'environnement continue de se dégrader malgré les discours officiels.
"Vingt et un ans au même poste sans résultats probants, c'est la définition même de l'échec", tranche un analyste politique sous couvert d'anonymat. "Si après deux décennies, les problèmes structurels persistent, c'est qu'il y a un problème de méthode ou de vision."
Cette longévité ministérielle pose un problème démocratique fondamental : l'absence de renouvellement des élites et des idées. Quand les mêmes personnes occupent les mêmes postes pendant 21 ans, les mêmes schémas de pensée se reproduisent, les mêmes réseaux se perpétuent, les mêmes blocages persistent.
L'innovation en politique, comme en entreprise, nécessite du sang neuf, de nouvelles approches, des regards différents. Or, ces quatre ministres, aussi compétents soient-ils, portent nécessairement la marque de leur époque de nomination : 2004. Le monde a profondément changé depuis lors.
En 2004, les smartphones n'existaient pas, les réseaux sociaux non plus, la révolution numérique n'en était qu'à ses débuts. Les défis du changement climatique n'avaient pas l'acuité actuelle. La mondialisation suivait des schémas différents. Comment des ministres formés et installés dans cette époque peuvent-ils appréhender pleinement les enjeux de 2025 ?
Pour la jeunesse camerounaise, qui représente plus de 60% de la population, cette longévité ministérielle constitue un signal particulièrement décourageant. Comment croire en l'ascenseur social quand les mêmes visages occupent les mêmes postes pendant plus de deux décennies ?
"Nous avons l'impression que tout est verrouillé", confie un jeune diplômé en sciences politiques. "Les ministres ne changent jamais, les hauts fonctionnaires restent des décennies en place, et nous, jeunes diplômés, nous ne trouvons même pas un emploi de base. Où est notre place dans ce système ?"
Cette frustration générationnelle alimente un sentiment d'exclusion qui peut avoir des conséquences politiques et sociales graves. La contestation post-électorale menée par Issa Tchiroma Bakary trouve notamment un écho favorable auprès d'une jeunesse qui aspire au changement et voit dans ces longévités ministérielles le symbole d'un système bloqué.
Sur la scène internationale, la longévité ministérielle camerounaise fait figure d'exception. Dans les démocraties consolidées, les ministres restent rarement plus de 4 à 6 ans au même poste, même quand leur parti reste au pouvoir.
En Allemagne, Angela Merkel, Chancelière pendant 16 ans, a régulièrement remanié son gouvernement et changé ses ministres. En Grande-Bretagne, aucun ministre n'est resté 21 ans au même poste durant les dernières décennies. En France, le record de longévité d'un ministre à un même poste depuis 1958 est détenu par Jean-Pierre Chevènement à l'Intérieur, mais il n'a pas dépassé 5 ans.
Même dans les régimes autoritaires, cette longévité est rare. En Russie, Vladimir Poutine, pourtant connu pour sa mainmise sur le pouvoir, change régulièrement ses ministres sectoriels. En Chine, le système de rotation des cadres du Parti communiste empêche ce type de permanence.
Le Cameroun se distingue donc par cette exception qui en dit long sur la nature de son système politique : un présidentialisme hyper-personnalisé où la volonté du Chef de l'État prime sur toute autre considération, y compris celle du renouvellement démocratique.
Cette immobilité ministérielle comporte des risques multiples pour le pays. Le premier est celui de la sclérose administrative. Quand les mêmes personnes restent aux commandes pendant des décennies, les administrations qu'elles dirigent ont tendance à se bureaucratiser, à perdre en dynamisme et en capacité d'innovation.
Le deuxième risque est celui de la captation de l'État par des réseaux clientélistes. Vingt et un ans au même poste permettent de tisser des liens puissants avec des groupes d'intérêts, de constituer des féodalités administratives difficiles à contrôler. Cette situation favorise potentiellement la corruption et les détournements de fonds publics.
Le troisième risque est celui de la déconnexion avec les réalités du terrain. Des ministres installés depuis deux décennies peuvent finir par évoluer dans une bulle, entourés des mêmes collaborateurs, recevant les mêmes rapports filtrés, perdant progressivement le contact avec les préoccupations réelles des citoyens.
Que dit la Constitution ?
Sur le plan strictement juridique, rien n'interdit à un ministre de rester indéfiniment au même poste. La Constitution camerounaise ne prévoit aucune limite de durée pour les fonctions ministérielles. Le Président de la République dispose d'une totale liberté dans la composition et le remaniement de son gouvernement.
Cette absence de limite constitutionnelle distingue les fonctions ministérielles du mandat présidentiel lui-même, qui est désormais limité à deux septennat après la révision constitutionnelle de 2008, même si Paul Biya, ayant été élu avant cette révision, échappe à cette limitation.
Mais ce qui est juridiquement possible n'est pas nécessairement politiquement souhaitable. La légalité ne se confond pas avec la légitimité, et de nombreux Camerounais estiment qu'une limite informelle devrait s'imposer d'elle-même par souci de bonne gouvernance et de démocratie.
Les voix qui appellent au changement
Face à cette situation, des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour réclamer un renouvellement ministériel. Des organisations de la société civile, des syndicats, des partis d'opposition et même certains membres du parti au pouvoir plaident pour un rajeunissement et une diversification du gouvernement.
"Le Cameroun regorge de compétences", affirme un universitaire. "Nous avons des experts brillants dans tous les domaines, formés dans les meilleures universités du monde, qui pourraient apporter un regard neuf et des solutions innovantes aux défis du pays. Mais tant que les postes ministériels restent verrouillés, ces compétences resteront inexploitées."
Des propositions circulent pour institutionnaliser une rotation ministérielle, par exemple en limitant à deux ou trois mandats gouvernementaux la présence d'un ministre au même poste. Mais dans le système politique camerounais actuel, ces propositions ont peu de chances d'aboutir sans une volonté explicite du Président de la République.
Au-delà des personnalités de Jacques Fame Ndongo, Madeleine Tchuenté, Luc Magloire Mbarga Atangana et Pierre Hélé, c'est tout un système politique qui est questionné par cette longévité exceptionnelle.
Ces quatre ministres ne sont pas nécessairement des personnes incompétentes ou corrompues. Ils ont chacun leur parcours, leurs réalisations, leurs qualités. Mais leur maintien pendant 21 ans au même poste pose une question de principe démocratique qui transcende les jugements individuels.
Dans une démocratie saine, le renouvellement des élites n'est pas une sanction contre les personnes en place, mais un mécanisme normal d'adaptation aux évolutions de la société, de stimulation de nouvelles idées et de prévention de l'ossification institutionnelle.