"Tramadol ne doit en aucun cas être utilisé autrement que pour des raisons médicales, ni autrement qu’il est indiqué dans sa notice".
C’est par cet appel ferme que Christopher Jansen, le responsable de la communication chez Grünenthal, le laboratoire allemand qui fabrique ce produit, met en garde contre le mésusage du Tramadol, ce médicament antalgique qui fait l’objet d’une consommation libre et incontrôlée en Afrique centrale, en particulier au Gabon et au Cameroun, où il est respectivement surnommé "kobolo" et "tramol".
En juin 2017, l’Ordre national des pharmaciens du Gabon avait tiré la sonnette d’alarme afin d’alerter les autorités et les parents sur ce problème croissant chez les jeunes, et particulièrement chez les élèves.
A Libreville, surtout dans les boîtes de nuit, il est fréquent de voir des jeunes, agglutinés autour d’une table, se livrer à une consommation effrénée d’alcool. De temps en temps, ils se passent un comprimé que certains jettent dans leur verre ou dans leur bouteille avant d’avaler le mélange. "C’est le kobolo", signale un habitué.
Francis Mokeu, élève en classe de première dans un collège de la Cité des palmiers à Douala au Cameroun, joue pour sa part le rôle d’intermédiaire entre le vendeur et le consommateur dans son établissement scolaire. "A l’école, confie-t-il, ils sont nombreux, les jeunes qui consomment le "tramol", y compris les filles".
Le jeune homme indique que le vendeur peut récolter entre 5.000 et 10.000 FCFA par jour de la vente du "tramol" dans son école.
Du côté des consommateurs, les motivations tournent autour de la sensation de courage et de puissance que procure ce produit, à partir d’une certaine dose.
"Je suis un joueur de football. Je consomme le "Kobolo" pour être plus fort lors des matchs et réaliser de meilleures performances", avoue un jeune gabonais.
"Le "kobolo" me stabilise, me fait planer et me permet d’oublier toute cette atmosphère chargée de haine et de violence. Par ailleurs, le "kobolo" me rend endurant au moment des rapports intimes", ajoute son compatriote.
Dépendance
Mais deux autres facteurs encouragent les jeunes à s’adonner à cette drogue. D’une part, "le tramol est facile à acheter. Et contrairement aux autres drogues comme la cocaïne, il peut être consommé partout, sans que le consommateur ne soit soupçonné", témoigne un élève de Douala.
D’autre part, il y a l’apologie qu’en font des musiciens, à l’instar du rappeur Alex Valkilme, qui consacre tout un titre aux "bienfaits" du "kobolo".
Pour autant, les médecins mettent en garde contre l’usage non encadré de ce produit. "A moins de 200 mg par jour, le Tramadol reste simplement un antalgique qui peut, en plus de soulager la douleur, donner quelques effets secondaires, notamment des vomissements", indique Pierre Yves Bassong, médecin au Centre médical d'arrondissement de Somalomo et président du Syndicat des médecins du Cameroun (Symec).
En effet, si Chistopher Jansen de Grünenthal martèle que "Tramadol est un analgésique très efficace et son utilisation joue un rôle clé dans la gestion de la douleur", il souligne que "la supervision continue de la thérapie par des experts médicaux est essentielle".
Et Pierre Yves Bassong d’expliquer : "une prise prolongée conduit à une dépendance corrigible par sevrage. Lorsqu'il est consommé sur une longue période, le malade aura du mal à laisser le médicament. Et, à doses plus élevées, c'est-à-dire à partir de 400 mg par jour, apparaissent des effets récréatifs tels que l'euphorie et la stimulation mentale, ce que recherchent les jeunes".
Marie-Louise Rondi, présidente de l’Ordre des pharmaciens du Gabon, renchérit, en disant que le dépassement des doses thérapeutiques, couplé à l'adjonction de boissons alcoolisées et sucrées, conduit à la sécrétion de la dopamine, l’hormone du bonheur…
"Il va s'ensuivre une cascade de sécrétions d'autres hormones à l'exemple de l’adrénaline et autres, qui stimulent le passage à l'action ; d'où l'agressivité, les viols, etc.", explique-t-elle.
"Quand on revient à l'état normal, le souvenir des actes qu'on a posés pendant l'effet de la drogue est effacé et la recherche de ce bien-être fait qu'on renouvelle la prise et c'est la glissade vers l'addiction", ajoute Marie-Louise Rondi.
Drogue
Agnès Cadet-Taïrou, responsable du pôle TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), connaît bien le Tramadol. Dans une interview à SciDev.Net, elle a déclaré que "c’est un produit de la famille des dérivés du pavot comme la morphine. Donc, même s’il est utilisé comme antalgique, il a aussi des effets sédatifs, anxiolytiques, etc. Et c’est à cause de ces effets psychoactifs qu’il se comporte également comme une drogue. Et comme la morphine, il peut entrainer la dépendance", explique l’intéressée.
Elle confirme au passage les effets de sa mauvaise utilisation : "il y a effectivement certains médicaments qui, à petite dose, sont calmants, mais quand on les prend à grosse dose, ils ont un effet paradoxal et stimulant".
"Quand on prend des doses importantes de Tramadol et quand on l’associe à de l’alcool, cela peut entraîner une modification de l’état de conscience et vous faire faire des choses que vous ne voudriez pas faire", précise-t-elle.
Criminalité
Ainsi, "on a des jeunes qui agressent ou tuent pour 100 francs CFA et le taux de criminalité ne cesse de grimper dans le pays", constate Marie-Louise Rondi, la présidente de l’Ordre national des pharmaciens du Gabon.
En effet, soutient Agnès Cadet-Taïrou, "le Tramadol est aussi impliqué dans les suicides ; car, comme une surdose peut entraîner une perte de conscience, le coma, puis la mort, il y en a qui l’utilisent pour se suicider".
Mais l’intéressée est un peu plus réservée quant à la responsabilité de la consommation incontrôlée de ce médicament dans la montée de la violence. Car, pour elle, d’autres facteurs peuvent y être impliqués…
Face à la situation qui s’aggrave, les autorités ont organisé des opérations de saisie de Tramadol ici et là. On parle de 5.952 comprimés et de 174 cartons de ce produit saisis respectivement au Gabon et au Cameroun en 2017.
Malgré cela, "le phénomène prend de l’ampleur", regrette le colonel Jean-Claude Essandji, directeur de l'Office central de lutte anti-drogue (OCLAD) au Gabon.
Ce service souligne même que dans le pays, la consommation de cette drogue est en passe de supplanter celle de l’alcool, du cannabis, du chanvre et de la cocaïne.