Après avoir fait recours à un juge d’Akonolinga pour inculper certains des suspects de l’affaire Martinez Zogo, dont le lieutenant-colonel Justin Danwe, le Tribunal militaire de Yaoundé vient d’accueillir un juge d’instruction au moins aussi ancien que le Directeur des opérations de la Dgre pour poursuivre l’enquête. Un choix qui intrigue quand on sait que la commission d’enquête mixte gendarmerie-police a travaillé loin des regards du parquet général près la Cour d’appel du Centre. Explication.
M. Oyono Ebessa Prosper, juge d’instruction en service au Tribunal de grande et de première instance d’Akonolinga, n’est pas resté très longtemps sous les feux des projecteurs du Tribunal militaire de Yaoundé où l’actualité l’a propulsé. Moins d’une semaine après avoir hérité du dossier de l’affaire Martinez Zogo et inculpé dix suspects parmi les personnes que lui avait présentées le commissaire du gouvernement, le jeune juge a été appelé à reprendre sa vie professionnelle normale. Par un décret du président de la République signé le 6 mars 2023, le lieutenant-colonel Sikati II Kamwo Florent aimé, jusque-là en service au Tribunal militaire de Bamenda, a été nommé simultanément aux postes de vice-président et de juge d’instruction du Tribunal militaire de Yaoundé. Cette nomination a sonné le glas de l’arrivée quelque peu insolite du magistrat de 2ème grade au Tribunal militaire de Yaoundé.
Ainsi, la juridiction d’exception qui ne comptait aucun juge militaire en capacité d’instruire le dossier concernant le lieutenant-colonel Justin Danwe, c’est-à-dire d’un grade et d’une expérience à ce grade au moins équivalents a été mise à jour. L’oiseau rare qu’on semblait attendre depuis de longue semaines pour s’occuper de l’instruction du dossier de l’affaire Martinez Zogo, mais dont la nomination avait été précédée par la rumeur, s’est donc enfin posé. Le lieutenant-colonel Sikati II Kamwo n’aura pas le temps de souffler, puisque les Camerounais attendent avec impatience que l’information judiciaire se fasse pour livrer son verdict sur les personnes accusées d’avoir participé à la fin brutale de l’homme des médias. De fait, alors que certains pronostiquent que les inculpés déjà connus sont inutilement emprisonnés et méritent d’être élargir, d’autres s’impatientent de voir leurs rangs s’épaissir à travers de nouvelles inculpations.
Le juge militaire Sikati II Kamwo n’a pas été nommé de façon solitaire dans le décret présidentiel du 6 mars 2023. C’est en fait en tout 14 juges, tous de l’ordre militaire, qui ont bénéficié du redéploiement décidé par le chef de l’Etat. Et d’ailleurs, quatre jours plus tard, un autre texte du chef de l’Etat décidait des mouvements dans les parquets des juridictions militaires du pays. Personne n’est cependant dupe, sur le fait que c’est la gestion de l’affaire Zogo qui a été à l’origine du redéploiement par le haut commandement de l’Armée, en deux temps, des magistrats militaires. Mais tous ces mouvements, loin d’être inévitables, semblent s’inscrire dans une logique de méfiance que la présidence de la République affiche depuis quelques semaines à l’égard des magistrats en service à Yaoundé.
Commission mixte
En effet, si la loi du 12 juillet 2017 portant code de justice militaire prévoit, en son article 17, que «le juge d’instruction chargé d’un dossier et les membres de la formation de jugement doivent, pour ceux qui font partie des forces de défense, avoir au moins le grade de l’inculpé, du prévenu ou de l’accusé le plus gradé.» Cette disposition ne concerne guère les juges de l’ordre judiciaire civil lorsqu’ils sont en service dans les juridictions militaires. Or, le Tribunal militaire de Yaoundé compte plusieurs juges de l’ordre civil, parmi lesquels de hauts magistrats. Chose curieuse : tous ces juges civils ont été royalement esquivés par le dossier Martinez Zogo. Le président de ladite juridiction, sans doute instruit de faire sans les juges d’instructions à sa disposition, s’est donc reposé sur le président Oyono Ebessa, avant que le juge Sikati II Kamwo ne bénéficie de l’onction présidentielle pour être commis à la suite de la tâche.
D’ailleurs, aucun juge de la place de Yaoundé, qui en compte pourtant des tonnes, ne semble avoir bénéficié d’une quelconque grâce devant le président du Tribunal militaire de Yaoundé (et de la chaine administrative placée sur la verticale de sa hiérarchie), qui a donc dû aller chercher à Akonolinga… En attendant.
Pour curieuse qu’elle puisse paraître, l’idée de confier le dossier Zogo à un juge d’instruction venu d’ailleurs et de faire nommer dans la foulée des magistrats dans l’urgence, s’inscrit dans la logique inaugurée par l’entrée en scène du président de la République dans l’affaire de la disparition effroyable de l’homme des médias. Rappelons que le 27 janvier 2023, alors que des enquêtes concurrentes de la police et de la gendarmerie étaient déjà lancées, une correspondance signée du ministre d’Etat, secrétaire général de la présidence de la République, et adressée «sur très hautes instructions du chef de M. le président de la République» au secrétaire d’Etat à la Défense (SED) chargé de la gendarmerie, demandait à ce dernier «de bien vouloir ouvrir une enquête, en collaboration avec le Dgsn, sur les circonstances du décès [de M. Arsène Salomon Mbani Zogo, dit Martinez Zogo] et d’en établir les responsabilités».
C’est ainsi que naquit la fameuse commission d’enquête mixte gendarmerie-police, qui a tenu l’opinion publique nationale en haleine quasiment un mois durant, dans le cadre d’une enquête préliminaire palpitante jusqu’au déferrement définitif, après deux tentatives infructueuses, des suspects de l’affaire devant le commissaire du gouvernement. En fait, l’activité de cette commission d’enquête mixte s’est traduite par la mise à l’écart total du parquet général près la Cour d’appel du Centre et tous les parquets des tribunaux d’instance de son ressort de compétence, de toute chose en rapport avec l’affaire de la disparition brutale du célèbre animateur radio. Il s’agit donc à tout le moins d’un désaveu poli des responsables judiciaires de la région du Centre, mais aussi et surtout du ministre de la Justice, transformé en simple spectateur de ce dossier sensible au bénéfice de la présidence de la République.
Parquets snobés
D’ailleurs, le communiqué du secrétaire général de la présidence de la République rendu public le 2 février 2023, conforte aux yeux du public au moins la mise à l’écart du Garde des Sceaux et de certains de ses hommes de confiance dans le suivi de l’affaire Martinez Zogo. C’est ce communiqué qui rend publique «l’arrestation de plusieurs personnes dont l’implication dans ce crime odieux est fortement suspecte» avant d’annoncer que «les auditions en cours et les procédures judiciaires qui s’en suivront permettront de circonscrire le degré d’implication des uns et des autres et d’établir l’identité de toutes les personnes mêlées à un titre ou à un autre à l’assassinat de Martinez Zogo». Cette publicité à un moment où l’opinion publique est informée par diverses sources de la possible implication du Garde des Sceaux dans la disparition de l’homme des médias, n’est pas pour atténuer les choses.
La situation ainsi créée de distance, à défaut de la méfiance, entre la présidence de la République et la Chancellerie ne va pas sans réduire la marge de manœuvre des parquets de Yaoundé sur les activités de certains officiers de police judiciaire, y compris sur des dossiers n’ayant aucun rapport direct avec l’assassinat de l’animateur d’Amplitude FM. En effet, le Service central des recherches judiciaires du SED va en profiter pour engager quantités de dossiers en veilleuse en rapport avec certaines personnalités soupçonnées interpellées en snobant quasiment la justice. Il en est ainsi du dossier du dégrèvement de la dette fiscale de Vision 4 Télévision SA par le Minfi mais aussi une transaction ayant permis au même homme d’affaires de recevoir une indemnisé suspecte à hauteur de 8 milliards de francs des caisses de l’Etat dont votre journal rend compte depuis un moment.
Dans les milieux de la magistrature, plusieurs personnes s’interrogent sur le sort des enquêtes ainsi déclenchées, qui sont du champ du Tribunal criminel spécial (TCS), dès lors qu’elles ne sont pas diligentées sous le contrôle du parquet général qui a à ses coté toute une unité d’officiers de police judiciaire commis aux enquêtes touchant au rapt de la fortune publique. A ce jour, personne ne semble avoir la réponse face à cette question lancinante. Seule une redistribution des cartes dans les juridictions avec un redéploiement, ailleurs, des magistrats suspectés d’être aux ordres du couple Laurent Esso/Jean Pierre Amougou Bélinga, est susceptible d’éviter la grave crise judiciaire qui se noue tout doucement mais très sûrement. Et la question devient incontournable : à quand la tenue d’une réunion du Conseil supérieur de la magistrature ? A quand le remaniement ministériel ? Il n’est pas sûr que Paul Biya lui-même ait la réponse.