Après trois années de paralysie institutionnelle et de batailles judiciaires, le registre Internet régional pour l’Afrique tente de se remettre debout. Ce 18 juin, le vote pour renouveler son Conseil d’administration a été relancé. Au cœur de ce processus, une liste panafricaine portée par Smart Africa et soutenue par plusieurs gouvernements, des pionniers de l’Internet africain, la communauté technique, ainsi que de grandes coalitions de la société civile. Cette initiative incarne une volonté politique affirmée, sous l’impulsion du directeur exécutif de Smart Africa, l’Ivoirien Lacina Koné, de sauver l’un des derniers instruments africains de souveraineté numérique. Reste à savoir si cette mobilisation suffira à sortir AfriNIC de la tourmente.
Une crise technique devenue tempête judiciaire
Le vote électronique visant à rétablir le Conseil d’administration d’AfriNIC a été relancé ce mardi 18 juin, après une suspension ordonnée in extremis par la Cour suprême de Maurice. Cette relance marque un nouvel épisode dans une crise institutionnelle sans précédent qui secoue, depuis plus de trois ans, l’un des piliers techniques de l’écosystème Internet africain.
AfriNIC, le registre régional chargé de l’allocation des adresses IP sur le continent, est devenu le théâtre d’un conflit aux ramifications à la fois juridiques, économiques et géopolitiques. À l’origine, un différend avec Cloud Innovation Ltd, une société enregistrée aux Seychelles, qui aurait détourné plus de six millions d’adresses IP destinées à l’Afrique pour les monétiser sur des marchés étrangers. Mais rapidement, le litige a pris une ampleur inédite.
Cloud Innovation a engagé une guerre judiciaire systématique : plus de cinquante procédures intentées à l’île Maurice, gel des comptes d’AfriNIC, blocage des assemblées générales, pressions sur les membres du conseil, et tentatives répétées d’empêcher toute restructuration. Chaque avancée du registre s’est heurtée à une nouvelle offensive juridique. Plusieurs acteurs de la société civile et experts techniques ayant dénoncé ces pratiques ont reçu des lettres d’avocats. Dans les cercles spécialisés, on parle de "rafales judiciaires" et d’une forme d’asphyxie institutionnelle programmée.
Face à cette situation, l’absence d’un cadre juridique continental ou d’un appui politique soutenu s’est révélée criante. AfriNIC, structure de droit mauricien, s’est retrouvée isolée. Ni l’Union africaine ni les institutions régionales n’ont pu ou voulu intervenir. Le registre, pourtant au cœur de l’infrastructure numérique du continent, a continué de fonctionner sous respiration artificielle, sous la supervision d’un Receiver judiciaire nommé en 2023. Mais sans conseil élu ni direction stable, la paralysie menaçait de devenir irréversible.
Une coalition panafricaine pour reconstruire la gouvernance
Dans ce contexte, l’élection relancée cette semaine est plus qu’un processus statutaire : elle est perçue comme un moment de vérité. Pour beaucoup d’acteurs du secteur, elle représente l’ultime opportunité de sortir de l’impasse. À cette fin, une liste de huit candidats, soutenue par une coalition panafricaine, s’est constituée pour proposer un nouveau départ.
Issue de plusieurs mois de consultations menées sous l’égide de Smart Africa, cette initiative bénéficie d’un soutien large : plusieurs chefs d’État africains, des ministères en charge du numérique, des pionniers de l’Internet africain ayant participé à la création d’AfriNIC, des experts techniques reconnus, mais aussi des organisations de la société civile engagées pour une gouvernance inclusive du numérique. À leur tête, Lacina Koné, directeur général de Smart Africa, incarne le pilotage discret mais ferme d’un sursaut continental.
La liste rassemble des profils expérimentés dans la gouvernance technique, la régulation, les infrastructures numériques et la cybersécurité. Parmi les noms retenus figurent :
• Abdelaziz Hilali (Maroc), président d’ISOC Morocco, fin connaisseur des institutions techniques mondiales ;
• Emmanuel Adewale Adedokun (Nigéria), ex-membre du conseil d’AfriNIC, enseignant et spécialiste des politiques numériques ;
• Kaleem Usmani (Maurice), à la tête du CERT-MU et acteur central de la stratégie nationale de cybersécurité ;
• Laurent Ntumba (RDC), promoteur de l’interconnexion souveraine via le KinIX ;
• Carla Sanderson (Afrique australe), spécialiste en stratégie digitale et data centers ;
• Fiona Asonga (Kenya), figure de la gouvernance multipartite à l’international ;
• Rodrigue Guiguemde (Burkina Faso), ancien représentant du GAC à l’ICANN, aujourd’hui en poste chez Smart Africa ;
• Ben Roberts (Kenya), ingénieur en chef et ancien dirigeant de Liquid Telecom.
Cette équipe transversale incarne une tentative de rééquilibrage institutionnel. Elle promet une gouvernance plus transparente, une réforme des procédures internes, et une restauration du lien de confiance avec les membres d’AfriNIC. Mais elle devra convaincre une communauté marquée par la méfiance et la lassitude. Car les précédentes élections ont souvent été entachées d’abstention ou de contestations.
Le vote, ouvert jusqu’au 23 juin, se déroule intégralement en ligne. Le Receiver a précisé que les résultats devront respecter les exigences fixées par la justice mauricienne, notamment celles liées aux décisions antérieures de 2023. La moindre irrégularité pourrait relancer une nouvelle vague de contentieux.
Au-delà du scrutin, la question qui reste en suspens est celle de la capacité du continent à protéger ses ressources numériques stratégiques. AfriNIC n’est pas seulement un registre. Il est aussi le symbole d’une souveraineté technique encore vulnérable. Si la coalition l’emporte et parvient à stabiliser l’organisation, elle pourra amorcer une refondation attendue. Dans le cas contraire, l’Afrique risque de laisser s’éroder l’un des rares outils conçus pour gérer son Internet… par elle-même.