Le livre "Au Cameroun de Paul Biya" de Fanny Pigeaud explore les événements entourant la succession du président Ahidjo et l'arrivée au pouvoir de Paul Biya. Ahidjo a démissionné de la présidence de manière inattendue en novembre 1982, sans donner d'explications claires. Dans le passage « Le choix de Biya », l’auteur indique des rumeurs ont circulé, suggérant une intervention de la France dans sa décision. Biya, alors Premier ministre, a été choisi comme successeur constitutionnel par Ahidjo. Son ascension au pouvoir a été accueillie avec soulagement par de nombreux Camerounais, qui espéraient une période de changement après les années de peur sous Ahidjo. Biya a promis un renouveau axé sur la justice, les libertés et la démocratie. Ses premières actions ont été perçues positivement, notamment la libération de prisonniers politiques et des mesures pour lutter contre la corruption. Biya a suscité un fort soutien populaire, créant un phénomène appelé "biyamania". Les exilés politiques ont été encouragés à revenir au pays. L'avenir du Cameroun semblait prometteur à cette époque. Nous vous proposons un extrait de cet excellent livre.
Le choix de Biya
Réélu en 1975 puis en 1980, Ahidjo a créé la stupeur en annonçant le soir du 4 novembre 1982 sa démission de la présidence . « Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes, j’ai décidé de démissionner de mes fonctions de président de la République. Cette décision prendra effet le samedi 6 novembre à 10h », a-t-il déclaré dans un discours diffusé par Radio Cameroun. Les raisons de son départ sont restées obscures: Ahidjo, alors âgé de 58 ans, n’a fait aucune déclaration officielle pour expliquer son choix. Plusieurs rumeurs ont par conséquent circulé, la plupart évoquant une intervention de la France, en raison du contrôle étroit qu’elle continuait d’exercer sur la politique et l’économie du Cameroun. La première de ces rumeurs évoquait « un coup d’État médical » : le nouveau pouvoir socialiste de François Mitterrand aurait poussé Ahidjo à quitter la présidence en lui faisant croire par l’intermédiaire d’un médecin complice qu’il était gravement malade. Une autre hypothèse mettait directement en cause le chef de l’État français: ce dernier n’aurait pas pardonné à Ahidjo de l’avoir empêché de venir plaider au Cameroun en 1962 pour son ami André-Marie Mbida, alors accusé de subversion, et aurait fait pression pour le pousser à partir. « Il yatout lieu de croire que le petit derviche a purement et simplement été destitué par les nationaux-tiers-mondistes au pouvoir à Paris depuis le 10 mai 1981 » qui ont voulu « se débarrasser d’un personnage peu présentable », commentait pour sa part Mongo Beti, estimant qu’Ahidjo était, « de loin », le président des anciennes colonies françaises « le plus dépendant » de la « coopération franco-africaine » 29. Le déroulement des événements avant l’annonce de la démission d’Ahidjo pouvait aussi laisser penser que Paris avait joué un rôle : quelques jours auparavant, Ahidjo était en France, où il avait rencontré le 29 octobre Guy Penne, le « Monsieur Afrique » de Mitterrand. Il était rentré le 3 novembre au Cameroun presque en catimini, ce qui n’était pas dans ses habitudes, pour annoncer aussitôt à ses proches collaborateurs son intention de démissionner. Des observateurs ont pour leur part affirmé qu’Ahidjo avait montré des signes de fatigue et de lassitude tout au long de l’année 1982 et qu’il avait même auparavant laissé entendre à plusieurs reprises qu’il voulait passer la main.
Il aurait ainsi souhaité se retirer en 1975 au profit de son ministre de la Défense de l’époque, Sadou Daoudou, originaire comme lui du Nord, mais les membres du bureau politique originaires du Sud s’y seraient opposés. Quelles que soient les raisons qui ont motivé son départ du pouvoir, Ahidjo avait tout organisé depuis plusieurs années pour sa succession, devenue au fil des années au centre de toutes les préoccupations des acteurs politiques. Après sa réélection d’avril 1975, il avait créé un poste de Premier ministre, qu’il avait attribué au secrétaire général de la présidence de l’époque, Paul Biya. Quatre ans plus tard, en 1979, il avait fait adopter un amendement à la Constitution changeant les conditions de gestion de la vacance du pouvoir. Jusque-là, la Loi fondamentale prévoyait une période d’intérim gérée par le président de l’Assemblée nationale, une élection devant être organisée au plus tard cinquante jours après la constatation de la vacance du pouvoir. La modification de la Constitution intervenue en 1979 a introduit un système de « dauphinat » : elle faisait du Premier ministre le successeur constitutionnel direct du président, en cas de vacance du pouvoir31. Tout en prolongeant ainsi le pouvoir de nomination d’Ahidjo, cette disposition était cependant en contradiction avec l’article 2 de la Constitution : celui-ci stipulait que « les autorités chargées de diriger l’État tiennent leurs pouvoirs du peuple par voie d’élection au suffrage universel direct ou indirect ». Lorsque l’amendement constitutionnel de 1979 a été adopté, personne dans l’entourage présidentiel n’imaginait que le Premier ministre d’alors, Paul Biya, pourrait être celui qui succèderait un jour à Ahidjo. Pour beaucoup, ce dernier n’avait pas la carrure appropriée. « Biya avait la réputation d’être un homme effacé et peu apte à prendre des décisions. (...) Quand j’allais voir Ahidjo à Yaoundé, je faisais une visite de politesse à Biya, je le trouvais toujours plein de gentillesse et de bonnes dispositions, mais il ne suivait pas les affaires. Jusqu’au jour de la démission d’Ahidjo, j’étais persuadé qu’il avait mis Biya au poste de Premier ministre parce que c’était, parmi ses collaborateurs, quelqu’un de trop peu d’envergure et de personnalité pour lui créer des problèmes, mais que, le moment d’organiser la succession venu, il désignerait quelqu’un d’autre à ce poste de dauphin constitutionnel »,a raconté plus tard Jacques Foccart32 . Comme possibles successeurs du président, les analystes voyaient plutôt Samuel Éboua, réputé très bon technocrate et secrétaire général de la présidence depuis 1975, ou Victor Ayissi Mvodo, alors ministre de l’Administration territoriale. Pourtant, c’est bien Paul Biya, devenu sous l’impulsion d’Ahidjo vice-président du parti unique en 1980, qui a prêté serment le 6 novembre 1982 comme nouveau président de la République unie du Cameroun. « En cette circonstance solennelle et émouvante, circonstance sans précédent dans l’Histoire de notre jeune Nation, l’heure est à l’hommage, avant d’être à l’engagement et à l’expression de la fidélité. En effet, à mon illustre prédécesseur, mieux, à celui dont j’ai eu l’insigne honneur d’être, pendant des années, le collaborateur, je dois un grand et vibrant hommage empreint de déférence et d’admiration. Digne et prestigieux fils de ce pays, père de la nation camerounaise, artisan de son unité et de son développement, le président Ahmadou Ahidjo se sera révélé à nosyeux comme un géant de l’Histoire camerounaise, de l’Histoire africaine, de l’Histoire tout court »,adéclaré le tout nouveau chef de l’État lors de son discours d’investiture. Ahidjo de son côté a invité « toutes les Camerounaises et tous les Camerounais à accorder sans réserve leur confiance, et à apporter leur concours à (son) successeur constitutionnel M. Paul Biya. » Il précisait: « Il mérite la confiance de tous à l’intérieur et à l’extérieur » . Avec la bénédiction de son prédécesseur, Biya est ainsi devenu à 49 ans le second président du Cameroun. Pur produit de la politisation de la bureaucratie opérée par Ahidjo, il avait gravi auparavant tous les échelons du pouvoir sans avoir jamais eu de mandat électif: né à Mvomeka’a (sud) en 1933 dans une famille de paysans dont le père était aussi catéchiste, Biya avait d’abord été élève au petit séminaire Saint-Tharcissius d’Édea (sud) puis au séminaire d’Akono, avant de rejoindre le lycée Leclerc de Yaoundé. Après son baccalauréat, il était allé en France y poursuivre ses études, à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Institut des hautes études d’Outre-mer. C’est là qu’il avait été repéré par un de ses enseignants, Louis-Paul Aujoulat, toujours très influent sur la scène politique camerounaise. Ce dernier l’avait par la suite recommandé à Ahidjo. A son retour au Cameroun en 1962, le jeune Biya avait de cette façon intégré directement la présidence de la République comme « chargé de mission ». Il avait été nommé directeur de cabinet, puis secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Culture. En 1967, il était devenu le directeur du Cabinet civil du président, dont il avait ensuite cumulé la fonction avec celle de secrétaire général de la présidence, avant d’être nommé Premier ministre en 1975.
À cause de cette carrière passée dans les bureaux, Biya était peu connu de la majorité des Camerounais en 1982. Mais les rares éléments dont disposaient à son sujet ses compatriotes leur semblaient positifs. Biya leur apparaissait d’abord être un homme simple. Ils se souvenaient l’avoir vu, Premier ministre, faire du vélo le samedi dans Yaoundé avec son ami Joseph Fofé (devenu plus tard ministre des Sports). Il était aussi réputé intègre : on ne lui connaissait ni propriété luxueuse au Cameroun ou à l’étranger, ni dépenses extravagantes, ni implication dans des affaires financières douteuses. Bien qu’il ait été longtemps un proche collaborateur d’Ahidjo, son arrivée à la tête de l’État a été par conséquent accueillie avec beaucoup de soulagement par la plupart des Camerounais, qui espéraient que les années de peur permanente imposées par Ahidjo allaient prendre fin. De fait, le nouveau président s’est montré très réceptif au besoin de changement de ses compatriotes. Tout en déclarant vouloir poursuivre l’œuvre de son « illustre prédécesseur », il a annoncé que sa présidence serait placée sous le signe du « Renouveau », promettant plus de justice, de libertés et de démocratie. Les signes de son ouverture ont été nombreux pendant ses premières années au pouvoir. En novembre 1983, il a fait adopter un amendement constitutionnel autorisant la multiplicité des candidatures pour l’élection présidentielle. Il a fait libérer des prisonniers politiques, pour certains détenus depuis de nombreuses années. Au printemps 1983, il a effectué une tournée qui l’a fait passer par chacune des huit provinces du pays et se rapprocher de ses concitoyens. En novembre 1982, il a fait réviser à la hausse (16%) les salaires dans le secteur public comme privé, après avoir déclaré lors du conseil national de l’UNC, tenu quelques jours après son investiture, qu’il voulait faire du Cameroun « une société saine, harmonieuse, solidaire dans ses luttes comme dans la jouissance des fruits du développement ». Quelques jours plus tard, il a procédé à un recrutement spécial de 1 500 diplômés de l’enseignement supérieur et de 1 700 en 1985. Il a fait augmenter le budget du ministère de la Santé publique pour l’année 1984-1985, tout comme celui du ministère de l’Éducation et celui du ministère de la Recherche scientifique. Il a aussi majoré le montant et le nombre des bourses accordées aux étudiants. Le nouveau chef de l’État s’est également montré conscient des maux qui minaient alors l’économie du pays: la corruption et la gabegie. La gestion clientéliste d’Ahidjo commençait en effet à avoir des répercussions sur le fonctionnement des entreprises publiques et parapubliques. Les cas de mauvaise gestion et de corruption étaient de plus en plus nombreux : « Dans les années 1970, les abords de l’hôpital central de Yaoundé étaient couverts d’ordures, les rats y grouillaient et les infirmiers urinaient dans la cour. Pour être effectivement soigné, il fallait, soit connaître quelqu’un, soit payer un pot-de-vin. Les malades, une fois admis à l’hôpital, pouvaient passer une semaine sans recevoir la visite du médecin. Il y avait toujours des problèmes de rupture de stocks pour les médicaments et les diverses fournitures, pas seulement en raison des vols, mais par simple absence de prévision », selon le politologue Jean-François Médard. Promettant de faire du Cameroun « une société débarrassée de maux tels que le laxisme, l’affairisme, les fraudes, les détournements, la corruption, le favoritisme, le népotisme et l’arbitraire », Biya a mis systématiquement dans ses discours l’accent sur « l’honnêteté », la « probité », « l’intégrité », la « conscience professionnelle » et la justice.
Il a donné l’impression de vouloir rééquilibrer et assainir le jeu économique, faussé sous Ahidjo, qui avait octroyé avantages et facilités à certains opérateurs économiques. Il a fait notamment fermer des entrepôts fictifs installés au port de Douala. Il a fait adopter un nouveau Code des investissements favorable aux petites et moyennes entreprises locales, auparavant désavantagées par rapport aux grosses sociétés. Toutes ces mesures, et son engagement au changement ont valu à Biya une très grande popularité à ses débuts. « Pour la première fois depuis l’indépendance, une mobilisation se déclenchait spontanément en faveur du pouvoir en place », rapporte Luc Sindjoun. On parlait alors de « biyamania ». Biya « avait le soutien d’un peuple débarrassé de son tyran et qui manifestait son enthousiasme dans les rues. Il avait le soutien des milieux d’affaires (...). Il avait le soutien de l’armée », résumait en 1987 Siméon Kuissu, de l’UPC en exil36. Même cette dernière, au début méfiante, s’est finalement montrée aussi enthousiaste : en janvier 1983, ses responsables ont écrit au président pour saluer sa volonté d’ouverture et lui proposer d’élaborer avec lui « une politique de changement dans la stabilité ». En visite officielle à Paris en février 1983, Biya a déclaré de son côté, depuis le perron de l’Élysée: « L’UPC en tant que telle n’a aucune existence légale au Cameroun. Mais je sais qu’il y a des Camerounais qui se réclament de cette appellation, dont certains se trouvent en France. Mais je dis que s’ils veulent rentrer au Cameroun, ils peuvent le faire. » Encouragés par ce discours, si différent du langage dur d’Ahidjo, beaucoup d’exilés politiques ont décidé de revenir au Cameroun. L’avenir du pays s’annonçait alors plutôt bon.
Extrait du livre "Au Cameroun de Paul Biya"