Bernard Ouandji : La Rotation de Joseph Owona

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Mon, 1 Feb 2016 Source: Sans Détour

La Rotation a déjà fait des heurs et malheurs dans ce monde ci ; en 2016 au Cameroun personne ne peut se targuer d’avoir inventé la rotation, car il en existe des exemples venus d’ailleurs. La Confédération suisse pratique depuis des siècles un système de pouvoir distribué dans le temps et partagé dans l’espace. Leur système consiste à élire une collégialité de sept personnes qui se répartissent les fonctions gouvernementales clés et chaque personne assume la présidence de cet organe pour un an, par rotation dans le temps. Les sept sont représentatives des particularismes du pays.

Second exemple, la rotation a fonctionné au sein de la Yougoslavie après la mort du Maréchal Tito. Tito avait gouverné pendant quarante ans depuis la deuxième guerre mondiale mais à sa mort en 1980, aucun homme politique ne rassurait toutes les nationalités alors on a instauré une présidence tournante dans la fédération yougoslave, chacun des huit états fédérés devant assumer la présidence fédérale pour un mandat de deux ans. La rotation yougoslave a coincé au quatrième tour, dès 1989, lorsque la chute du Mur de  Berlin a sonné la fin des régimes politiques de l’Europe de l’Est.

1989 voit le retour du multipartisme mais surtout en cette année là le serbe Milosevic occupe la présidence fédérale ; la population serbe formant une large minorité de plus du tiers du total, les autres ethnies ont soupçonné Milosevic de planifier secrètement un système de un homme une voix, ce qui aurait conféré une majorité automatique aux Serbes afin de confisquer le pouvoir ; les serbes se sont retrouvés seuls dans la fédération, les autres ayant fui et proclamé l’indépendance, puis ce fut la guerre civile.

L’intérêt de la prise de position du Pr Joseph Owona provient du fait qu’il a été le chantre du refus de la « majorité automatique » des Anglos-Bamis lorsque le multipartisme est revenu en 1990 au Cameroun, allant jusqu’à déclarer (sous cape) devant le journaliste Ndzana Seme « un Bamileke à Etoudi ? Jamais ». La Une du journal « traitre », le Front indépendant, fait des vagues dans ce pays en 1993/94, contraignant finalement Ndzana Seme à s’exiler pour garder la tête sur ses deux épaules, compte tenu du rang de M. Owona dans l’appareil de l’Etat. En même temps, M. Owona tentait de se rétracter, arguant que ce n’était que des conjectures d’une conversation à bâtons rompus avec un petit frère du village, malheureusement le petit frère avait dissimulé un micro-enregistreur.

De plus, pour bien appréhender la portée de son propos, il faut souligner que Joseph Owona est un homme très courageux. Le mois d’août 1983 marque un tournant décisif dans la lutte pour le pouvoir entre l’actuel président et son prédécesseur ; les cadres du parti unique, UNC sont partagés en deux ; beaucoup ont carrément peur car la force publique est toujours dominée par les militaires nordistes réputés favorables à l’ancien président, contre lequel un procès vient d’ailleurs de s’ouvrir. C’est le moment que choisit Joseph Owona, simple chef de département de droit public à l’Université, pour afficher sa « tigritude ».

Le 18 août 1983, en plein centre-ville de Yaoundé, debout, Joseph Owona porte un haut cousu en tissu pagne et « prêche » au niveau du snack bar la Saladière sis à l’angle de l’avenue kennedy; une main appuyée sur la colonnade de l’immeuble, il écarte volontiers les bras bien à l’horizontale pour bien dévoiler l’effigie de Paul Biya sur sa poitrine, et tient des propos acides à l’envers de l’ancien régime, attitude qui normalement eût valu interpellation et écrou à la BMM.

Joseph Owona parle à répétition de légalité, de la République par opposition au Parti ; sa conviction que le camp de Paul Biya doit triompher devient communicante. Notre conversation dure une bonne demi-heure, Des gens vont et viennent, certaines personnes le saluent, la plupart se dérobent en voyant l’effigie en cause ; et pour ma part je prenais un risque de m’afficher ainsi au côté d’Owona.

Il faut dire que l’ambiance était sulfureuse depuis ce jour du mois de juin où on chuchotait que l’ancien président avait fait concocter un texte constitutionnel à l’effet de mettre le Parti au-dessus de l’Etat mais le président de l’Assemblée nationale, Tandeng Muna, avait refusé d’inscrire ce texte à l’ordre du jour de la chambre, estimant que si le texte passe, le nouveau président de la République sera mécontent avec risque de guerre, si au contraire le texte ne passe pas c’est l’ancien président qui va déclencher la guerre ; alors il répond à Senga kuoh, l’envoyé d’Ahidjo « if na war, na war », comprenez « à la guerre comme à la guerre », Muna choisit le camp, Biya, le texte ne passera pas.

Donc en ce mois d’août ça sent la poudre ; cependant que nous conversons, et Joseph Owona tente de faire prévaloir son point de vue même aux interlocuteurs furtifs. Je vais révéler à Joseph Owona que c’est depuis février 1982 que j’étais allé trouver Jean Nkuete à Douala pour lui dire que « ton ancien patron le premier ministre sera président de la République avant la fin de l’année ; il va te rappeler à son côté et voici mon Cv je veux travailler dans votre équipe, même comme chargé d’études à la Présidence ça me suffit pour apporter une bonne contribution ».

Lorsque l’événement s’est produit, je suis reparti à Douala réitérer à Jean Nkuete ma disponibilité. Je rajoute que François Mitterrand a conseillé au nouveau président de s’appuyer sur la gauche pour lutter contre la droite incarnée par Ahidjo ; une réunion s’est tenue à Paris le 7 février 1983 entre le nouveau président et des upécistes de la diaspora pour sceller cette alliance avec l’Upc; moi-même je me suis trouvé à Paris ce jour-là et j’ai eu un briefing complet de la réunion par Nana Sinkam, pressenti pour être promu premier ministre. Sur ce, Joseph Owona est donc  rassuré à mon endroit et devient volubile, notamment il fustige l’article de la Constitution de 1972 qui stipule que le président de la république qui termine un mandat ne peut pas modifier la constitution. Alors nous évoquons une alternative subtile, à savoir que si le président par intérim a les mains liées, le groupe parlementaire demeure libre de formuler une proposition de loi.

Trois jours plus tard, le camp de la légalité est sorti vainqueur du procès et Paul Biya se débarrasse avec élégance d’Ahidjo et forme un nouveau gouvernement mais sans l’Upc; le 22 août 1983 il nomme Pr Owona Chancelier de l’Université; à 38 ans tout juste, ça fait sensation mais c’est ça le Courage en politique, contrairement à certaines personnes devenues aujourd’hui membres du Comité central du Rdpc qui avaient fui Joseph Owona et l’effigie de Paul Biya quand ça chauffait.

Trois mois plus tard, le Chancelier Pr Owona retourne l’ascenseur à Paul Biya, car il fait venir au Cameroun l’éminent juriste français Gonidec, qu’il connait bien du temps où il faisait sa thèse en France. Tandis que d’autres éminents juristes français avaient écrit dans le journal Le Monde que la constitution camerounaise ne pouvait être altérée, ni la composition du Gouvernement, Pr Gonidec, au sortir d’une audience à Etoudi martèle avec un petit sourire en coin que si le président de la république qui termine un mandat ne peut pas modifier la constitution en prenant l’initiative d’un projet de loi, l’Assemblée nationale le peut par le biais d’une proposition de loi. Et justement, on était là en novembre 1983 et l’Assemblée fit le nécessaire pour introduire la clause de l’élection anticipée ouvrant à Paul Biya la voie de son propre mandat.

La réussite de la modification de la Constitution confortera l’ascension politique de Joseph Owona et sa prééminence au sein du sérail à partir de 1985, au point de devenir en 1992 le Secrétaire général à la présidence, ce qui ne l’a pas empêché de devenir également le pivot d’un groupe ethnocentriste dénommé Essingan, censé être le pendant du Laakam, un autre groupe ethnocentriste qui pilote la « majorité automatique ».

Pr Joseph Owona est par la suite devenu le pivot du comité consultatif constitutionnel chargé d’élaguer les orientations de la nouvelle constitution, comité informel composé d’anciens de la Faculté de Droit de Yaoundé. Tout ceci pour dire que c’est en pleine connaissance de cause que Pr Joseph Owona a mis sa proposition dans le public. Peut-être Joseph Owona a-t-il croisé son chemin de Damas : les idées avancent très lentement surtout les idées novatrices. La Rotation fonctionne très bien en Suisse. La Rotation a échoué en Yougoslavie. Qu’en serait-il au Cameroun ?

Source: Sans Détour