Ce passage du livre "Au Cameroun de Paul Biya" de Fanny Pigeaud décrit les intérêts français dans le soutien à Paul Biya, le président du Cameroun. La France maintient ce soutien pour préserver ses propres intérêts économiques, car le Cameroun est un marché pour les produits français et fournit des ressources importantes telles que le gaz et le pétrole. De nombreuses entreprises françaises sont présentes dans le pays, opérant dans divers secteurs, certaines ayant des liens étroits avec les dirigeants camerounais. Cependant, ces entreprises sont souvent impliquées dans des scandales de corruption et sont critiquées pour leurs pratiques sociales et environnementales. Malgré ces problèmes, la France continue de soutenir Biya, écartant ainsi toute critique publique de la communauté internationale. Le livre mentionne également que le gouvernement camerounais réagit vivement aux critiques étrangères, cherchant à préserver sa souveraineté et à protéger ses dirigeants.
Les intérêts français
En soutenant Biya, la France vise évidemment à préserver ses intérêts: le Cameroun constitue un marché pour ses produits et fournit d’importantes ressources, comme le gaz ou le pétrole. Il abrite aussi de nombreuses entreprises françaises: en 2011, on comptait dans le pays 110 filiales et 200 entreprises appartenant à des ressortissants français. Ces dernières sont présentes dans tous les secteurs de l’économique : énergie, BTP, banques, agroalimentaire, assurances, ciment, bois, transport, logistique, télécommunications... Certaines sont là depuis la période coloniale, d’autres sont arrivées à la faveur des privatisations prescrites par le FMI au début des années 1990. Le groupe Bolloré est ainsi devenu l’actionnaire majoritaire de la société de chemin de fer Camrail. La plupart de ces entreprises sont en situation de monopole et font par conséquent de bonnes affaires. Plusieurs d’entre elles sont très liées aux dirigeants camerounais, à l’instar des Plantations du Haut Penja (PHP), filiale de la Compagnie fruitière : le PDG de cette société basée à Marseille, Robert Fabre, est venu de France pour assister, en 2000, à l’inauguration de plantations d’ananas privées de Biya, à Mvomeka’a, où se rendent par ailleurs régulièrement des ingénieurs agronomes de PHP. En 2008, le groupe Bolloré a pour sa part apporté un soutien financier à la fondation de lutte contre le Sida de la Première dame, Chantal Biya. Ces liens étroits sont souvent troubles: plusieurs affaires de corruption impliquant des entreprises françaises ont fait ou font l’objet d’investigations. En 2007, par exemple, une enquête préliminaire a été ouverte pour « corruption d’agent public étranger » à propos de Total au Cameroun, après une dénonciation de Tracfin, la cellule antiblanchiment du ministère français de l’Économie et des Finances.
Bolloré a également été visé au Cameroun par une plainte pour corruption, lors de l’attribution de la concession du terminal à containeurs du port de Douala, qu’il a obtenue en 2003. Les sociétés françaises « n’agissent pas différemment des autres entreprises » qui évoluent au Cameroun, l’un des pays les plus corrompus au monde, commente un homme d’affaires de Douala. « Mais elles ont la particularité de jouer dans la catégorie supérieure » ; sous-entendu : elles ont les moyens de payer des pots-de-vin plus élevés que les autres. Certaines sont aussi accusées de collusion avec la justice : c’est le cas pour PHP, qui compte parmi ses cadres un député du parti au pouvoir et loue des terres appartenant notamment à des hauts gradés de l’armée. À Njombé, où cette entreprise est installée, beaucoup estiment que le maire RDPC de la ville, Éric Kingué, accusé d’avoir participé à des actes de vandalisme chez PHP lors des troubles de février 2008 et condamné à six ans de prison, a en réalité été puni pour avoir reproché à la compagnie de ne pas payer tous ses impôts. PHP « fait ce qu’elle veut à qui elle veut », ses dirigeants « sont capables de tout », confiait en 2009 un homme d’affaires originaire de Njombé. Comme d’autres, un entrepreneur camerounais soupçonne Cimencam, filiale de Lafarge, d’avoir fait échouer, au début des années 2000, le projet d’une compagnie coréenne d’implanter une cimenterie. En mettant fin au monopole de Cimencam sur le secteur, cette usine aurait pourtant permis de faire baisser le prix, extrêmement élevé, du ciment produit au Cameroun. Des entreprises ont mis en place un « jeu pour préserver leurs intérêts » et empêcher l’arrivée de concurrents, a admis en 2009 un diplomate français. Les pratiques sociales de beaucoup des sociétés françaises sont aussi sujettes àcaution : en 2009, des médias camerounais et internationaux se sont intéressés aux mauvaises conditions de travail et de salaires des employés de PHP et à sa politique d’expansion dont se plaignent les paysans de la région.
En 2010, plusieurs ONG ont déposé auprès de l’OCDE une plainte visant la politique sociale et environnementale de Socapalm, une entreprise qui a des plantations industrielles de palmiers à huile et dont Bolloré est actionnaire. D’une manière générale, les Camerounais estiment que les compagnies françaises ne paient pas suffisamment leurs employés au regard de leurs bénéfices et ne les traitent pas toujours correctement. « Oui, les Camerounais sont exploités par les entreprises françaises. Mais si elles n’étaient pas là, ils le seraient par d’autres », reconnaît, cynique, un cadre du RDPC. En tout cas, en raison de leur omniprésence et de leur puissance, elles sont rarement l’objet d’articles critiques dans les médias. Le conflit social chez Orange a été ainsi quasiment ignoré. Les quelques journaux qui se sont risqués ces dernières années à écorner l’image de PHP ont publié peu après des articles vantant ses mérites, vraisemblablement à la demande et contre paiement de l’intéressée. Au besoin, c’est l’ambassade de France qui fait l’intermédiaire et contacte les journalistes pour leur demander de rectifier le tir. Même s’ils soutiennent Biya, les responsables français avouent cependant qu’il est difficile de travailler avec lui, notamment parce qu’il est rarement à Yaoundé. Ils sont aussi conscients que si son inertie favorise le maintien du monopole des entreprises françaises, elle n’est pas propice au développement des affaires, comme l’expliquait au milieu des années 1990 Jacques Foccart: « Un chef d’entreprise, un homme d’affaires important a un projet à soumettre (à la présidence camerounaise, ndlr). “Le président est prêt vous recevoir, lui dit-on, mais il ne donne pas de rendez-vous à des personnes qui ne sont pas sur place. Venez donc.” Il vient. Suivant sa patience et ses obligations, il attend trois jours, dix jours, quinze jours... En vain. Il reprend l’avion et il ne reviendra pas », avait-il raconté 7 . Mais puisque « l’homme lion » a réussi à écarter tous ses éventuels successeurs, Paris continue de composer avec lui . Étant donné le soutien de la France, premier partenaire commercial du Cameroun, les prises de parole publiques des autres pays se sont faites de plus en plus rares au fil des années. Aucune voix ne s’est ainsi élevée pour condamner les violences de la fin du mois de février 2008, qui ont pourtant fait plusieurs dizaines de morts, la plupart tués à bout portant par les forces de sécurité. La communauté internationale n’a pas exigé, comme elle l’a fait ailleurs, que des enquêtes soient menées pour déterminer les responsabilités dans ces évènements sanglants, alors que plus de 1 500 personnes, en majorité des jeunes, ont été arrêtées et condamnées dans la foulée. Les rares critiques de ces dernières années ont été formulées lors des législatives de 2007 : les représentations diplomatiques américaine, britannique et néerlandaise à Yaoundé ont estimé dans une déclaration que le scrutin avait été entaché « d’irrégularités ». Ces élections « représentent une occasion manquée pour le Cameroun (...) de continuer à construire la confiance publique dans le processus électoral », ontelles déploré, appelant à la mise en place « le plus tôt possible d’une commission électorale indépendante ». En février 2009, l’Union européenne (UE) a regretté que la plupart des membres d’Elecam, nommés par Biya, « appartiennent à un seul et même parti politique, en dépit des consultations qui ont eu lieu avec les parties prenantes avant les nominations ».
Mais en raison des réticences françaises à la publier, cette déclaration est arrivée plus d’un mois après les faits contestés, ce qui lui a donné peu de poids. Surtout, l’UE y disait aussi avoir « pris acte » des nominations, exhortant simplement Yaoundé à « garantir l’indépendance opérationnelle d’Elecam ». Quelques mois plus tard, le chef de la délégation de l’UE à Yaoundé s’est inquiété « de la crédibilité des membres de l’organe électoral ». Il a également émis un semblant de critique sur la gouvernance : « Nous saluons la décision des autorités camerounaises de lancer une opération de lutte contre la corruption mais nous espérons que les textes d’application de la Constitution » relatifs à la déclaration des biens des dirigeants « vont arriver », a-t-il dit. Mais, une fois encore, la teneur du message de ce diplomate a été affaiblie parle contexte dans lequel il a été émis: à l’occasion de son départ définitif du Cameroun. Au milieu des années 2000, les bailleurs de fonds ont fait mine de faire à nouveau pression sur le régime après son échec à atteindre le point d’achèvement du processus PPTE, qui devait aboutir à une annulation d’une grande partie de sa dette extérieure: le FMI a rompu ses relations avec le Cameroun, constatant que Yaoundé n’avait une fois de plus pas respecté ses engagements d’assainir ses finances. L’institution financière internationale a même accusé le gouvernement d’avoir transmis des « données erronées » : « Traduit de la langue polie des gens de la Banque mondiale, cela veut tout simplement dire que nos responsables ont essayé d’entourlouper leurs interlocuteurs, et cela, dans une démarche fort enfantine »,acommenté le quotidien Mutations9 . Pour convaincre le FMI de revenir sur sa décision, le gouvernement a semblé changer sa ligne de conduite : il a approuvé en 2005 le Programme national de gouvernance qui posait la lutte contre la corruption comme une priorité, se conformant ainsi aux exigences de l’institution financière internationale. Dans ce cadre, il a créé la Conac et l’Anif, fait adopter le projet de loi portant déclaration des biens des dirigeants en application de l’article 66 de la Constitution, lancé l’opération Épervier, et adhéré à l’ITIE. Grâce à ces gages de bonne volonté, le pays a enfin obtenu en avril 2006 l’annulation de la majeure partie de sa dette extérieure, vraie bouffée d’oxygène pour lui. Mais une fois ce cap atteint, le gouvernement a relâché ses efforts. En outre, toutes les réformes qu’il avait semblé engager se sont avérées n’être que des mesures en trompe-l’œil. Dépendante directement de la présidence, la Conac s’est ainsi révélée inefficace tout comme l’Anif, coiffée, elle, par le ministère des Finances. L’article 66 n’a jamais été appliqué. Quant à l’opération Épervier, elle a en réalité été, on l’a vu, en grande partie utilisée à des fins politiques. Depuis l’annulation de la dette, le Cameroun dépend très peu de bailleurs de fonds étrangers: l’aide extérieure ne représente que 5% du PIB. Les autorités ont par conséquent une grande latitude pour s’élever contre les rares critiques formulées à l’étranger et par l’étranger. « Le gouvernement camerounais attend de vous (...), le respect de ses institutions et la compréhension que méritent ses décisions, dans la mesure où celles-ci ne peuvent que correspondre à l’intérêt bien compris du Cameroun, tel qu’il est perçu et assumé par les autorités nationales compétentes, en particulier celles ayant reçu mandat du peuple camerounais pour le représenter et se prononcer en son nom », a ainsi rappelé aux diplomates en poste à Yaoundé le ministre camerounais des Affaires extérieures Henri Eyébé Ayissi, au lendemain de la publication du communiqué de l’UE sur Elecam en 2009. Il leur a demandé de prendre en compte « l’exigence d’autodiscipline vis-à-vis d’Elecam, en se gardant de céder à la tentation de cette nouvelle forme de mission civilisatrice, qui tend à se draper sous le manteau du devoir d’ingérence démocratique et qui n’hésite pas à recourir aux médias nationaux et internationaux pour discréditer les institutions politiques nationales, pour cause de non-conformité aux modèles politiques ou culturels dominants ». En mars 2011, le même ministre a fait convoquer à son ministère l’ambassadeur des États-Unis à Yaoundé : il lui reprochait des propos implicitement critiques, tenus à l’occasion de la remise d’un prix attribué par le secrétariat d’État à la journaliste camerounaise Henriette Ekwè . En 2009, ce sont des articles parus dans la presse française sur le coût élevé d’un séjour de Biya en France qui avaient provoqué la colère des autorités camerounaises: le ministre de la Communication Tchiroma Bakary avait parlé de « complot médiatique » et « d’agression de forces tapies dans l’ombre, qui manipulent les médias même hors des frontières nationales ». Deux rapports de l’ONG International Crisis Group, publiés en 2010 et soulignant les risques de crise au Cameroun, avaient aussi été l’objet de critiques de la part des officiels camerounais. Leurs auteurs avaient été qualifiés « d’oiseaux de mauvais augure » et de«Cassandre ».
Extrait du livre