Il y a 70 ans, le roi des Bonanjo, Alexandre Ndoumbè Douala Manga Bell convoqua une assise à la chefferie, sise au Parc des Princes à Bali, parce que des rumeurs couraient les rues qu’il avait vendu des terres collectives arrachées par les Allemands et restituées par les Français. Alexandre était un homme court et sec. Un physique désavantageux que contrastait la douceur de ses traits métissés. Mais, ceux-ci ne lui étaient d’aucun secours pour imposer son autorité. Pour se faire, il devait impressionner ses interlocuteurs par sa grande culture classique, ses crises de colère injustifiées et la brimade dans laquelle il était passé maître. Il lança à l’assemblée grouillante, d’une voix qui respirait la sévérité et le défi : « J’ai mangé l’argent de vos terres hein. »
Et l’assemblée de répondre en chœur : « Oui. Notre père. » Comment pouvait-on contester l’autorité du roi ? Après tout, il était le fils de Rudolf, celui-là même qui avait réalisé l’unité politique des Duala contre le colonialisme allemand au prix de sa vie. De cette résistance un mouvement indépendantiste était né et qui mieux qu’Alexandre, son fils et héritier, pouvait reprendre le flambeau ? On se souvenait encore de la ferveur qui envahit Douala lorsque les Français l’autorisèrent à rentrer au Cameroun. Le leader tant attendu de la résistance duala foulait la terre de ses ancêtres après de nombreuses années d’un exil forcé. La lutte pour l’indépendance prendrait une nouvelle tournure, maintenant que le fils de Tét’ékombo était monté sur le trône de son père. Pour toutes ces raisons, personne n’osa contredire Alexandre, quand bien même un certain nombre de faits l’accusaient. Une seule personne dans cette assemblée composée d’une cinquantaine de chefs de famille fit voler en éclats l’unanimité ambiante. Il s’appelait Ekotto Nelle. Il se redressa de tout son long, repassa son pagne en velventine noire et, le menton levé, l’air grave, déclara : « Tu peux manger l’argent des autres, mais pas le mien. » Alors, le roi traça de son pied un trait sur le sol : « Si tu es un homme, Ekotto Nelle, franchit cette ligne on voit. » Ekotto Nelle regarda les visages torturés par la peur. On le retenait.
On le priait de stopper immédiatement cet affront qui pourrait lui coûter sa vie, car le roi était le dépositaire de pouvoirs mystiques. L’homme, qui devait placer son honneur au-dessus de sa carcasse souleva une jambe. Un pas après l’autre, il franchit la ligne. Le roi traça une seconde ainsi qu’une troisième ligne qu’Ekotto franchit sous la stupéfaction de l’assistance. En fin de compte, le roi le convoqua dans son bureau et lui remit une enveloppe : « Tu gardes ça pour toi hein ! » Et l’affaire se termina ainsi. Sans susciter l’indignation des Bellois. Le même genre de procédé se répéta dans le temps, notamment sous le règne du roi René Bell. On caquetait. On jasait. Mais, on respectait le roi et on n’osait pas porter la contestation dans l’espace public. « Le linge sale se lave en famille », dit l’adage. C’est surtout un moyen de contrôler la déflagration provoquée par un scandale afin de maintenir intactes les hiérarchies sociales. Les bellois semblaient alors, comme les autres Sawa, des hommes et des femmes résignés, exclus du champ de la citoyenneté, en ce sens qu’ils étaient contraints de ne pas s’intéresser à leurs propres affaires, et par ricochet à celles du pays tout entier. On leur disait en quelque sorte : les choses sérieuses ne vous concernent pas ! Occupez-vous plutôt de distraire vos minuscules existences ! Sinon, contentez-vous de respecter les mots d’ordre qu’on vous serine à longueur de journée. Quand survenaient des tensions politiques nationales, on les renvoyait malicieusement à la maison en brandissant le spectre de l’« envahisseur Bamiléké ».
Alors, les jeunes, embrigadés dans des associations claniques aussi dérisoires que futiles rongeaient leur frein. Ils attendaient leur tour. Puisque les aînés allaient rejoindre un jour ou l’autre le pays des ancêtres. Ils échouaient à la rue de la joie, s’envoyaient des litres et des litres de bière et de kitoko dans l’estomac, assis sur la devanture des bars, guettant les sponsors, ces gens en mal de notoriété, qui offraient des tournées générales, distribuaient des billets à ceux qui les couvraient de louanges. Ils commentaient les matchs de la Champions League sous des lampadaires crachant une obscurité infestée de moustiques depuis des temps immémoriaux. Sinon, ils prenaient comme d’autres avant eux le chemin tortueux de l’exil. L’espoir d’une vie meilleure au bout de la traversée. La saignée est phénoménale en vérité. Oui, l’affaire aurait pu continuer ainsi, jusqu’à peut-être la disparition des Bonanjo de Bali, puisque ce quartier résidentiel est l’un des plus convoités de Douala, ce qui a pour conséquence d’attiser la spéculation foncière. Mais, en avril 2021, il s’est produit un évènement inédit dans l’histoire de Bali.
Un contexte favorable
En effet, la jeunesse belloise de l’intérieur et de la diaspora s’est mobilisée pour stopper la vente des terres de Dindè, encore appelée Bois des singes. Silencieuse devant les grands enjeux de la nation, elle a haussé le ton sur une question foncièrement interne, ce qui montre son isolement et les limites de son horizon politique.
Cet engagement intervient dans un contexte délétère de fin de règne marqué par une crise successorale avec les nordistes réclamant le retour du pouvoir à la faveur de l’axe nord-sud, un mouvement tendant à naturaliser Franck Biya comme le successeur de son père, les attentats à répétition de Boko Haram dans l’Extrême-Nord ou encore la guerre d’indépendance ambazonienne qui pulvérise l’état unitaire comme cadre approprié pour réaliser le rêve camerounais, ce malgré la décentralisation implémentée de toute urgence pour éviter la contagion à d’autres régions, et enfin la crise postélectorale qui a duré de 2018 à 2021.
Chacun perçoit à sa façon que le pays amorce une étape cruciale de son devenir, ce qui suscite diverses initiatives parfois contradictoires. Dans le fond, on assiste à un conflit entre jeunes et vieux, un conflit se déroulant dans les enclos tribaux savamment entretenus par le pouvoir en place.
Un pays composé à majorité de jeunes
D’après le 3e recensement général de la population et de l’habitat de 2005 dont les résultats ont été rendus publics en 2010, la majorité de la population est composée de jeunes. L’âge médian, qui divise la population en deux, y est de 17 ans. Les 15-34 ans que nous appelons jeunes représentent 35 % de la population, tandis que les plus de 60 ans, que nous appelons vieux, ne représentent que 5 % de la population. Or, ceux-ci concentrent l’essentiel des pouvoirs et donc des richesses. Dans la même période, les jeunes sont frappés par le sous-emploi global à raison de 71 %. Et, lorsqu’ils ont un emploi, c’est à 92 % dans le secteur informel. Cette précarisation des jeunes se traduit par leur exclusion des positions de pouvoir, et par conséquent de la propriété. Ils ont conscience qu’ils sont moins favorisés que leurs parents qui ont bénéficié de l’embellie économique des années 70-80 et qu’ils n’atteindront certainement pas leur niveau de vie. Dans le fond, les jeunes bellois partagent les mêmes préoccupations que les autres jeunes camerounais. Pourtant, ils articulent leur position politique sous le prisme d’une minorité autochtone en danger d’extinction. Pour le comprendre, il faut exposer les traits caractéristiques du système politique camerounais.
Le système politique
Le système politique camerounais est tribaliste. En plus de considérer les tribus comme les piliers de la représentation politique, une hiérarchie est établie entre celles-ci selon un jeu d’alliances avec celle qui détient le pouvoir. L’équilibre politique repose donc sur les transactions entre la tribu au pouvoir et les autres, avec pour agents ce qu’il est convenu d’appeler l’élite. Il s’agit des dirigeants qui tiennent leur pouvoir de leur nomination à un poste de responsabilités. Elle obtient des charges publiques, des avantages économiques, des passe-droits, et son rôle est entre autres de contrôler les jeunes pour assurer la stabilité globale du système. Au regard de ce qui précède, comment se fait-il que l’élite duala, qui est majoritairement affiliée au RDPC, ne soit pas parvenue à éviter Bessèkè, Dindè ou encore Dikolo ? Comment se fait-il qu’elle n’ait pas joué son rôle de gardienne des intérêts de sa communauté ? Cela est d’autant plus surprenant que la position politique des Duala s’articule principalement autour de la question de la terre dont ils associent le contrôle à leur propre survie. Pour la plupart, la perte de la terre signerait purement et simplement leur disparition, ce qui donne des ailes à des courants d’extrême droite.
De Dindè à Dikolo
La forte mobilisation des jeunes Bonanjo découle de la conviction selon laquelle l’élite duala est impliquée dans les scandales fonciers à répétition. La défiance des populations vis-à-vis de celle-ci est criarde, raison pour laquelle les jeunes, craignant d’être récupérés par cette élite fort habile dans l’art de brimade et de la manipulation, se sont organisés en collectif pour stopper le bradage des terres de Dindè. La question est maintenant de savoir si la jeunesse bonanjo pourra maintenir voire élever le niveau de sa mobilisation pour Dikolo comme elle l’a fait pour Dindè ? Dans le premier cas, il s’agissait d’une affaire interne, les opposant à leurs roi et notables. Dans le second, elle les oppose directement à l’État camerounais qui a introduit ces terres dans son domaine privé avant de les céder à un entrepreneur privé pour la construction d’un hôtel 5 étoiles. Les jeunes bellois sauront-ils, comme leurs ancêtres 100 plus tôt, réactiver la résistance pacifique qui aboutit à l’indépendance du Cameroun ?
En d’autres termes, échapperont-ils définitivement au contrôle de leur élite ? Pour ce faire, ils devront non seulement contester les abus et le laxisme de cette dernière, comme le fit naguère Ekotto Nelle, mais surtout être porteurs d’une vision alternative en ce qui concerne notamment la question de la terre, la place des femmes ainsi que la leur dans les processus décisionnels de la chefferie. Ils pourront par exemple militer pour l’adoption d’un quota de terres collectives inaliénables qui appartiendraient de façon indivise à la communauté et qui seraient affectées à des investissements collectifs dont les retombées profiteraient à tous. En ce qui concerne les femmes et eux-mêmes, ils peuvent exiger que la notabilité leur soit ouverte. Il est en effet incompréhensible que la chefferie se prive de ressources de qualité qui se trouvent sur son territoire. D’autres mesures sont possibles, pour autant qu’elles s’inscrivent dans le sens de l’intégration des jeunes et des femmes, et d’une participation élargie à la prise de décision.
Un nécessaire changement de paradigme
Le déclin des Duala a été amorcé par le gouverneur allemand Jesko von Puttkamer qui écrivit dans Gouverneursjahre in Kamerun que « la tribu des Duala est si irrémédiablement dépravée qu’il faudrait l’exterminer. » Pendant le mandat français, comme nous l’apprend Jonathan Derrick dans Duala under the French mandate, 1916 to 1936, le déclin des Duala s’est poursuit en raison de leur combat pour l’indépendance du Cameroun. De nombreux furent contraints à l’exil. D’autres connurent la prison, la torture et la mort violente. Qui se souvient de Martin Dibobe, d’Edinguele Meetom, de Siliki Same ? Plus grand nombre, il faut le dire. Le déclin est incontestable, en ce sens qu’il n’échappe pas à l’observation. On épilogue encore sur les causes, n’hésitant pas à s’imputer la responsabilité de sa propre chute. En réaction, un processus de reprise en main de la communauté est enclenché, un processus ancré à l’extrême droite.
Il n’y a rien ici de particulier. Dans les pays européens et même aux États-Unis, la poussée de l’extrême droite se fait sur fond de perte globale de l’influence occidentale, ce que la guerre en Ukraine et surtout le positionnement des pays du Sud ont rendu flagrant. Toutefois, ce n’est pas le recours aux recettes éculées qui amorceront un changement qualitatif. Il s’agit ici de changer de paradigme. En effet, comme nous l’avons indiqué plus haut, la position politique des Duala est fondée sur la terre. Pour la protéger, ils ont milité pour l’introduction dans la loi de notions telles que l’autochtonie.
En somme, les autochtones ont des droits spécifiques que l’état devrait protéger. Ce cadre conceptuel est en flagrante contradiction avec celui de l’ONU qui définit clairement qui est un peuple autochtone et qui ne l’est pas. Ce paradigme est une exception camerounaise ne peut par exemple pas protéger les Duala contre l’état camerounais, comme nous montre les expropriations de Dikolo ou celle de l’ex-Régifercam à Bonadibong, pour ne citer que ces deux exemples. De ce fait, un changement de paradigme est nécessaire. C’est l’appétit de l’État qui devrait être limité. L’un des meilleurs instruments pour y parvenir est l’état de droit. Il s’agit donc de redéfinir la position politique en renonçant à la protection des droits des autochtones pour affirmer la prééminence de l’état de droit.
C’est le rôle que la jeunesse enfin debout doit assumer. Sinon, nous pouvons craindre que sa mobilisation ne soit que le énième sursaut d’une bête à l’agonie.