Cameroun : les veuves, ces victimes silencieuses de Boko Haram

Chronique de destins féminins contrariés par la barbarie de la secte djihadiste à l’Extrême-Nord

Mon, 26 Jun 2023 Source: L'Intégration N°563

Chronique de destins féminins contrariés par la barbarie de la secte djihadiste à l’Extrême-Nord du Cameroun. Atiku Shettima s’est réveillée avec un mauvais rhume ce 3 juin 2023. Dans sa bicoque sise à Goudéri Oumaté (quartier de Kolofata, dans le Mayo-Sava), elle s’essaie dans une thérapie traditionnelle à base de feuilles diverses. En exploitant ce qu’il a appris, Kadou Bourgou, l’infirmier du coin, est formel: le mal dont souffre Atiku Shettima doit être désigné non pas à partir des symptômes mais par sa cause. «Depuis la mort de son mari, cette jeune femme dort peu et, par conséquent, présente un risque trois fois plus élevé d'attraper un rhume qu’une personne qui a un cycle de sommeil normal», établit Kadou Bourgou. Dans le cadre d’une démarche de soins, il propose à l’enrhumée deux recettes. La première: interroger ses fréquences de sommeil. Et la seconde: adapter lesdites fréquences à la prise de tisanes médicamenteuses, «pour ne pas déclencher dans le corps des réactions excessives ou incontrôlables», précise Kadou Bourgou.

Une vie sans saveur…

Ainsi, la suite s’inscrit dans une conscience présupposée du statut d’Atiku Shettima. Jeune femme kanuri, elle a perdu son époux lors d’une attaque de Boko Haram le 7 mai 2023, au petit matin. «Il avait 27 ans; il était membre du comité de vigilance; il s’appelait Abdoulaye Gorgué», marmonne la veuve. «De lui, on disait que c’est un titan, une force de la nature, un caractère inflexible», renseigne-t-elle encore. Depuis lors, le drame, sous-tendu à la fois par la durée codifiée du deuil et le code vestimentaire particulier à la tradition kanuri, lui impose une nouvelle manière d’être. Chargée de chagrin et de regrets, Atiku Shettima sort peu de chez elle et a désormais une sociabilité réduite. En larmes, elle dit être enlisée dans une vie sans saveur, du fait de la disparition de certaines relations sociales antérieures, en particulier avec la belle-famille et avec des couples d’amis. À bien écouter la jeune veuve, c’est parce que d’une part, certaines de ces amitiés reposaient sur son défunt mari; et d’autre part, et plus fondamentalement, parce que la gestion de l’interaction sur des bases nouvelles apparaît délicate. Le tout a abouti à une disposition d’esprit nouvelle chez Atiku Shettima: elle ne souhaite pas être confrontée à l’image du bonheur conjugal d’autrui qui lui rappelle trop son propre bonheur passé.

«Veuve d’un Boko Harma»

Comme Atiku Shettima, à l’ExtrêmeNord, plusieurs femmes ont perdu leurs conjoints. «Ce sont des femmes sans repère seules avec leurs enfants», décrit Aïcha Malloum, le chef du bureau des statistiques à la délégation régionale de la Promotion de la Femme et de la Famille de l’ExtrêmeNord. Djarama Mai Abari, 26 ans, est veuve depuis 2022. Mariée trop tôt, à 14 ans selon elle-même. Son époux (combattant de Boko Haram) l’a laissée sur le bord du chemin, après avoir été abattu par l’armée ici à Kolofata. Dans une sorte de gêne éprouvée par une personne seule qui ne se sent pas à sa place, la jeune dame affirme se sentir désincarnée et dépersonnalisée. Oublier que le sort de la vie peut parfois être juste ou injuste, voilà son quotidien. Parfois la résignation ne suffit plus. «De temps à autre, seule, elle crie dans la nuit; elle crie encore plus fort comme une vache qui protège ses enfants», relate un voisin. Au bout de plusieurs astuces, l’on réussit à obtenir de Djarama Mai Abari que son jeune mari «est à un endroit» qu'elle ne parvient pas à comprendre jusqu’à présent. Et par-dessus tout, il y a «les autres» face à son état de «veuve d’un terroriste». Son récit évoque essentiellement ceux qui l’évitent; ceux qui essayent de la raisonner; ceux qui sont juste là, des amis. «C'est un peu comme un film de ma vie où je suis juste spectatrice, assise en face d’un combat pour ne plus pleurer, pour ne plus souffrir», confesse Djarama Mai Abari.

Veuve «philosophe»

S’il est un cas facile à caractériser c’est celui d’Hélène Goni, 28 ans. Son époux a perdu la vie dans un attentat à la bombe contre un bar de Maroua, le 25 juillet 2015 au soir. «À l’époque, j’étais jeune étudiante en 3e année de philosophie à l’université de Maroua. Soudain, je me suis retrouvée confrontée à la terrible réalité du veuvage. Au vide. À l’absence sans merci de la splendeur du sexe. Un cœur en miettes qui se retrouve comme çà à pleurer autant la mort de celui qui s’occupait de mes études que la vacuité, le vide abyssal de mon existence. C’est la déliquescence», s’en souvient-elle. La suite est une série de questions et réponse à forte tonalité philosophique: «La mort d'un être aimé transforme à jamais celle qui reste, mais rester où ? Au bord de la berge comme une passante silencieuse ? Continuer d'avancer contre les vents parfois contraires ? Continuer de parler seule désormais, ou seule avec les enfants à élever...? J’ai compris qu’il était bon pour moi de rester pour mes deux enfants qui continuent eux d'être gais comme des pinsons, car ils n’auraient rien compris que je les abandonne moi aussi».

L’enchaînement du récit nous apprend au moins trois choses. Premièrement, «la difficulté qu’y a de poursuivre une existence amputée d’un mari plein d’ambitions». Deuxièmement, le même enchaînement se décline en une chronique du «combat d’une femme qui tente de remonter un puits sans fond». Troisièmement, elle fait part du «cauchemar de démarches administratives et des absurdités pathétiques du veuvage». En fait, Hélène Goni décrit l’innommable expérience du chagrin dont elle n’a pu s’extraire qu’à grand peine. Le regard est ici sans complaisance sur «une belle-famille hypocrite, dénuée de scrupules et infestée d'espions à l'affût de tous les gestes de la veuve». Assaillie à la fois de témoignages de sympathie et de tortures qu'elle n'a toujours pas le sentiment de mériter, elle ne cède pas à la panique et ne se complait pas dans la noirceur, ni à l'auto-apitoiement. Bien au contraire, chaque jour, elle bouscule avec ironie toutes les idées reçues et n'a que faire du qu'endira-t-on. «À mesure que le temps passe croît l'impérieuse nécessité de nier l'évidence, de maintenir à toute force un standing garant d'un certain statut social. Aujourd’hui, je continue malgré tout, vaille que vaille, ma route. Car ce type de malheur devient comme un goût qu'on finit par apprendre», certifie-t-elle. Elle cherche à faire le bien, pour alléger son quotidien de tenancière de l’un des centres multimédias les plus courus de l’Extrême-Nord. C'est ce qu'on lui recommande chaque dimanche, à l'église où elle est assidue. À Founangue (dans le 2e arrondissement de Maroua) où elle nous reçoit ce 30 mai 2023, Hélène Goni use de métaphores à l’évocation de Boko Haram: «Ce grain de sable dans une machine amoureuse pourtant bien huilée, qui est venu enclencher mon destin dans une autre direction… Sans avertissement ni préparation d’aucune sorte».

Chiffres

«À cause de la violence débridée de Boko Haram depuis 2014, aujourd'hui, il y a environ 3 000 veuves précoces dans la région, avec 80% d’entre elles qui ont moins de 40 ans», brandit Aïcha Malloum. Selon elle, il s’agit de trois catégories de jeunes femmes: «les compagnes de militaires tombés au front; celles de jeunes Camerounais enrôlés par Boko Haram et celles d’autres citoyens anonymes». À en croire Aïcha Malloum, le gros des effectifs de veuves se trouvent dans la bande frontalière, dans le département du Mayo-Sava notamment

Source: L'Intégration N°563