« A 18h15, je suis au 3ème étage du Palais de l'Unité. Le Comité Central siège, non au Palais des Congrès comme d'habitude, mais dans la salle des Conseils ministériels. Il est bientôt 18h30. Certains membres du Comité Central, foudroyés par ce qu'ils viennent d'apprendre, sortent de la salle en pleurant.
Mme Keutcha, secouée par des sanglots, est soutenue par un collègue. Pendant ce temps, d'autres membres du Comité Central discutent dans la salle.
C'est alors que nous apprenons que plusieurs membres du Comité Central du parti ont pleuré, lorsque le Président a déclaré qu'il cessera ses fonctions le samedi 6 novembre à 10h. Sa déclaration n'a pas pris plus de deux minutes. Il a aussitôt regagné son bureau.
Les membres présents du Comité Central décident alors de dépêcher auprès de lui une délégation ayant pour mission de le prier de revenir sur sa décision, et de rester à la tête du Parti, de l'Etat, et du Gouvernement.
Le Ministre Charles-Joseph Doumba me dira par la suite que la délégation était conduite par le Premier ministre, et qu'Assalè en était le porte-parole. Doumba, ira lui-même annoncer l'arrivée de cette délégation. Celle-ci ne réussit pas à faire revenir Ahidjo sur sa décision.
[…]
- Mesdames, Messieurs, je vous ai appelés pour vous dire que je démissionne de mes fonctions de Président de la République. Cette décision prend effet à compter du Samedi 6 Novembre 1982 à 10 heures. Je remercie chacune et chacun de vous du concours qu'il m'a apporté, dans le secteur qui était le rous du concours qu'il m'a apporté, dans le secteur qui était le sien.
Plusieurs membres du Gouvernement éclatent en sanglots. Certains d'entre eux, membres du Comité Central du Parti avaient déja pleuré une demi-heure avant. Spectacle insupportable. Le Président se lève et regagne son bureau.
Désemparés, les membres du Gouvernement sortent, les uns après les autres, tel un troupeau désormais sans berger. Ils se retrouvent dans le hall du Palais. Certains proposent qu'une délégation aille prier Ahidjo de revenir sur sa décision. Sadou et moi-même les dissuadons de former une telle délégation dont la démarche n'aboutira à rien.
Je regagne mon bureau pendant que les joumalistes convoqués pour enregistrer la déclaration annonçant la démission d'Ahidjo à diffuser à 20h, arrivent au Palais et commencent à installer leurs appareils.
[…]
A cet instant précis, le peuple camerounais foudroyé par cette nouvelle qu'il n'attendait pas, est médusé, pétrifié. Il croit rêver.
"Le temps semble avoir suspendu son vol". Dans les grandes villes, telles que Yaoundé et Douala, les rues sont désertes. Les bars sont fermés. Chacun s'est enfermé chez soi.
Beaucoup de gens pleurent. Quelqu'un affirme avoir cassé son poste radio. Un autre raconte qu'il se trouvait dans son véhicule à l'heure des informations. Son chauffeur, en écoutant la nouvelle, a failli sécraser sur un arbre. "Patron, me dit-il, il est mort, le Président. Le Président est mort. Il ne peut s'agir que d'un message enregistré avant sa mort...."
D'autres enfin ont pensé à un coup d'Etat, et donc que la déclaration se faisait sous la contrainte des militaires.
Ce soir-là, je ne lui ai monté aucun dossier.
[…]
Ayant appris qu'il quitte la Capitale dès cet après-midi, je veux connaître l'heure de son départ afin d'aller le saluer à l'aéroport. Il me répond qu'il décolle à 15h et ajoute :
- Je ne veux voir personne à l'aéroport, excepté le nouveau Président de la République, le Premier vice-président de l'Assemblée Nationale, en l'absence du Président Muna; vous-même et vos adjoints, le Directeur du Cabinet Civil et des deux ministres Chargés de Mission à la Présidence de la République.
Je pars pour Garoua, me dit-il, où seuls Ousmane Mey et le Maire Bako seront à l'aéroport pour m'accueillir.
Dès le lendemain, il s'envolerait pour Nice.
[…]
A l'Assemblée Nationale où le nouveau Président doit prêter
serment , je m'entretiens avec le Ministre d'Etat chargé de radministration Territoriale, Ayissi Modo.
Il a appris, me dit-il, que le Président Ahidjo qui quitte la capitale en début d'après-midi, ne veut voir personne à l'aéroport pour lui dire au revoir.
- Ce n'est pas possible, me dit-il. Nous allons faire un communiqué pour que la population s'amasse le long du parcours, à l'heure de son passage, ainsi qu'à l'aéroport. Il ne peut tout de même pas partir comme ça !
J'apprendrai par la suite que le Président Ahidjo a fini par déder aux pressions, et a donné son accord pour que la population de la capitale soit informée de son départ. Je me rends à l'aéroport 114h15, lui-même devant s'y trouver à 14h30 pour le décollage fixé à 15h. Entre-temps, un communiqué est passé à la radio invitant la population à s'amasser le long de l'itinéraire et à l'aéroport pour lui dire au revoir.
Malgré l'heure tardive de ce communiqué, une foule considérable s'est retrouvée le long de son parcours. A l’aéroport, elle est en tout cas compacte. L'avion à bord duquel le Président Ahidjo doit s'envoler à destination de sa province natale , sest immobilisé à une vingtaine de mètres du perron du salon d’honneur.
Une foule innombrable, s'est massée de part et d’autre du passage menant à l'avion. Dès que le Président Ahidjo arrive , et se dirige vens le salon d'honneur, c'est un spectacle inoubliable , triste et insupportable qui a lieu : des mains sont tendues vers lui, comme pour le supplier de rester; des sanglots éclatent ici et là, des larmes que les gens les plus expérimentés et les plus sérieux n'arrivent plus à contenir.... Et, lorsqu'il quitte le salon et se dirige vers l'avion, la foule envahit son passage, comme pour l'empêcher de s'en aller. Il aura fallu les solides épaules des "gorilles" pour lui frayer un passage.
Et, lorsque, du haut de la passerelle, il se tourne vers la foule pour la saluer, tous ces bras de gens en pleurs, tendus vers le ciel, portent l'émotion à son comble.
Peu de temps après, l'avion, revenant du bout de la piste, décolle à la hauteur de la foule, orpheline, qui se retire des lieux comme lors d'un enterrement.. »