Dans la corbeille de noces des collectivités, lamibé, sultans et lawan déposent, non seulement le gâteau achevé du développement, mais aussi la désignation des ingrédients et des outils nécessaires à sa confection.
Il est bien connu que la pauvreté dans l’Extrême-Nord, amplifiée par la dérive sanguinaire de Boko Haram, est criarde. En retard de développement, selon des experts, la région doit une bonne partie de son quotidien à des expédients de l’économie informelle. Adossée en grande partie sur des activités de contrebande et terrorisée par un climat rude, cette économie-là se conjugue au rythme des anticipations incertaines. «La situation est telle que nous sommes obligés de prendre nous-mêmes notre destin en mains», abrège Sa Majesté Alhadji Bello Mohamadou, le lamido de Bogo (Diamaré). En sa qualité de guide spirituel de sa communauté, cet ancien haut-commis de l’État dit avoir une ligne de vie. «Observer, percevoir, être présent, cristalliser, déployer, afin d’amener une conscience approfondie des situations et des enjeux permettant aux populations d’accéder au développement», dit-il au cours d’un entretien qu’il nous accorde dans son palais ce 28 mai 2023.
Approches
Comme lui, d’autres chefs traditionnels soutiennent que «le développement ne se décrété pas sans la mobilisation des premiers intéressés à sa mise en œuvre sur les territoires, à savoir les populations». À Mora, dans le Mayo-Sava, le Sultan du Dar-Ouaddai, Sa Majesté Cherif Abdelhadi Mahadi, surfe sur une approche selon laquelle «le développement local dans la région de l’Extrême-Nord, c’est le droit des villes et villages à disposer d’eux-mêmes». Dans son fond, le propos renvoie évidemment à la problématique du développement local, et soulève la question de l’implication de tout le monde. En ce sens, les chefs traditionnels se montrent disposés stratégiquement entre une demande sociale et sa satisfaction, entre l’offre et la demande de développement, entre le changement rêvé et la réalisation du changement dans leurs communautés respectives. «Pour résoudre le délicat problème du développement ici à Mora, après les nombreux dégâts causés par Boko Haram sans sa folie meurtrière, le mieux n’est peut-être pas d’en débattre d’emblée au niveau des principes, des doctrines ou des idéologies», suggère le Sultan du DarOuaddai. «Il paraît préférable de tenter de saisir la trajectoire significative de ces hommes et femmes qui se sont préparés euxmêmes pour le développement», poursuit-il.
Concret
Dans cette zone aux antécédents si variés qu’il est impossible d’en rendre compte autrement que cas par cas, les lamibé, sultans et lawan sont conscients de leur rôle à la tête des communautés. «Le chef doit être celui qui brûle le feu», résume Sa Majesté Alhadji Bello Mohamadou. Pour incarner ce rôle, certains comme le lamido de Bogo, sont d’anciens fonctionnaires ayant été en contact avec certaines procédures, sont outillés dans la pratique sectorielle du développement local.
D’autres, conseillers municipaux ou acteurs de la société civile, exploitent l’apparition des quelques brèches, des quelques espaces de décision qui se sont fragilisés ou ouverts dans un contexte sécuritaire suffisamment apaisé à l’échelle de la région. En tout cas, sous des noms et des statuts divers, de nombreux chefs traditionnels se vouent, çà et là, à l’animation communautaire pour préparer la promotion économique, sociale, culturelle de leurs zones de compétence respectives. Cela se fait soit à titre individuel, soit dans le cadre d’associations qu’ils patronnent. «À mon niveau ici Yagoua, les modules de mon action sont l’augmentation de la productivité agricole, l’alphabétisation, la lutte contre la détérioration de l’environnement», explique Sa Majesté Ahmadou Dahirou, lamido de Yagoua.
«Chez moi, je travaille à encourager les populations à passer du statut de laissés-pour compte de la compétition économique à celui d’acteur à part entière de cette compétition», assure Sa Majesté Boubakary Halilou, lamido de Pété. À écouter Sa majesté Yaya Datasou, le lawan de Helba, «ici, le chef a toujours été celui qui balaie les préjugés et suscite l'espoir pour sa communauté». «C’est sur cette ligne que travaille depuis. Je ne demande pas à mes sujets de changer le monde, ni de se mettre en conflit avec les politiques sectorielles préconisées pour l’agriculture, l’artisanat, le tourisme, le commerce, l’industrie, les infrastructures ou les équipements, qui sont, quoi qu’on en dise, bonnes», ajoute le chef de 3e degré. Faisant plus que transcrire des idées touffues, Sa majesté Yaya Datasou détaille tout un programme.
«Ces dernières années, nous avons souffert de famine ici. Pour que cela n’ait plus d’impact fort sur les populations, j’ai mis en place un ensemble d’approches techniques et organisationnelles. Il y a, par exemple, un comité pour la restriction des exportations céréalières, un autre chargé de soutenir la constitution volontaire des stocks villageois de sécurité. Tout cela pour optimiser les capacités d’anticipation, d’adaptation et de réaction des bénéficiaires et accroître les disponibilités alimentaires permettant de réduire la saisonnalité de l’offre et les instabilités de prix», dévoile le lawan de Helba. Loin des vues cursives et des discours prospectifs, loin des analyses macro-économiques, Sa Majesté Boubakary Halilou dit faire l’état des besoins de sa communauté auprès des paysans. Il faut le suivre dans sa démarche et l’écouter dire le développement communautaire dans sa vérité essentielle.
«Le mauvais temps qui s’est installé sur tout l’espace rural de notre chefferie a eu des conséquences fâcheuses. Je pense qu’il faut préparer des ruptures à côte de celles qui s’opèrent déjà. Aujourd’hui, la raréfaction de ces ressources et les menaces que notre mode de développement fait peser sur le fonctionnement de l’atmosphère terrestre comme sur le milieu vivant invitent nos sociétés à revoir leur modèle et à l’affiner. Pour remédier au gaspillage des terres dû à l’urbanisation incoordonnée, pour éviter le temps excessif passé dans les trajets et les déséquilibres graves sur les écosystèmes qu’induisent les modes d’exploitation intensifs de l’agriculture, nous devons imaginer des solutions neuves.
L’Extrême-Nord de l’après-Boko Haram reste à inventer. En retrouvant le fil conducteur du paysage et de ses spécificités, en se fondant sur les singularités locales, en associant les habitants aux décisions à prendre, en promouvant des initiatives permettant aux populations de proposer et d’entreprendre des choses selon leur propre détermination, la transition vers un développement durable et harmonieux en sera facilitée. Tout cela me semble devoir fournir motif à une nouvelle révolution silencieuse», démontre-t-il.