Sa vie est un roman. C’est d’ailleurs en lisant son premier ouvrage, autobiographique que nous avons voulu la rencontrer chez elle à Bangangté, dans le pays Bamiléké, à l’ouest du Cameroun. Nous voulons comprendre comment une femme blanche, française et diplômée de l’Université, avait pu tomber amoureuse d’un chef supérieur Bangangté, le feu Francois Njiké Pokam. Nous voulons comprendre comment elle vécu à la chefferie Bangangté dans la polygamie,, puis partir s’installer en brousse, au bord du fleuve Noun, où elle se trouve encore aujourd’hui. Claude Njiké-Bergeret n’a pas tenté d’expliquer, elle a simplement raconté.
La première rencontre a eu lieu en 2006, à la « Pharmacie de l’espoir » à Bangangté. Nous avons appris avec surprise que Claude Njiké-Bergeret possédait un téléphone portable. Le message que nous lui avons alors laissé n’avait mis que quelques jours à lui parvenir. Thierry, un jeune camerounais qui souhaitait lui faire lire ses poèmes sur l’Afrique et ses souffrances, nous avait accompagnée. « Pourquoi parles-tu de souffrances ? C’est à toi de trouver ta place » , lui avait-elle lancé. Cinq ans et deux ouvrages, toujours autobiographiques, plus tard, nous sommes repartie à la rencontre de cette femme libre. Non sans mal puisque son numéro de portable ne répondait plus. Curieuse à l’idée que la pharmacie puisse bien porter son nom, nous y sommes retournée. Est-ce parce qu’Armel, jeune prêtre camerounais, nous accompagne que la magie opère ? C’est en tout cas ce que lui soutient, car Claude Njiké-Bergeret, qui depuis deux mois n'avait pas quitté ses terres à deux heures de route de là, était à Bangangté ce vendredi matin de décembre. Naturellement, la conversation a repris. Claude Njiké-Bergeret n’a pas changé en cinq ans. Elle a conservé cette silhouette longiligne, sa tignasse de cheveux blancs sur une peau brûlée par le soleil, et ces yeux bleus. Son pantalon et son tee-shirt ont remplacé le traditionnel pagne africain qu’elle a longtemps porté. Dans le bureau du pharmacien, à l’étage, au frais, et face aux questions de l’abbé Armel, qui ne croit pas un mot de son histoire, elle raconte son choix de vie, sans chercher à convaincre, sans même chercher à comprendre. « Il y a juste à entendre » , dit-elle, entrecoupant parfois ses phrases de proverbes bangangté, sa deuxième langue maternelle.
Le deracinement
Claude Bergeret naît à Douala en août 1943 et passe toute son enfance à Bangangté, à 50 km de Bafoussam, la plus grande ville de l’ouest du cameroun. Ses parents sont des pasteurs protestants affectés à la mission de Bangangté-Mfetom. Ils y tiennent un collège pour filles où Claude est scolarisée, avec sa jeune sœur. Dès qu’elle le peut, cet enfant rebelle tourne le dos à la rigueur de son éducation protestante. Elle aime, malgré l’interdiction, retirer ses chaussures et courir pieds nus dans les collines. Souvent, elle aide aux champs et fait l’école buissonnière avec ses jeunes amies camerounaises auprès de qui elle s’initie au dialecte bangangté. « Si je voulais jouer avec les enfants, il fallait bien que je parle leur langue » > , justifie-t-elle. De cette période, elle raconte que sa peau était blanche mais que son cœur était celui d’une « Noire ». Son retour en France, à l’âge de 13 ans, n’en est que plus douloureux. Comment vivre dans un pays, une culture, si différents de son pays natal, elle qui se moquait gentiment du « Blanc » avec ses amies ? « Mon arrivée en France, ça a été comme couper le fil. Je m’y suis plu pourtant, j’étais intégrée, mais je me sentais différente » , confie-t-elle. Réticente à l’autorité, Claude redouble plusieurs classes puis finit par décrocher son Bac. Retrouvant un peu de confiance en ses capacités, elle se prend de passion pour la géographie à l’Université. Mariée jeune, elle a bientôt deux garçons et aspire à enseigner, comme l’ont fait ses parents avant elle. « Mais je sentais que ma vie était ailleurs » , dit-elle devant l’abbé Armel ébahi, lui qui rêve de découvrir la France mais n’en aura peut-être jamais l’occasion. Une décennie plus tard, et au prix de nombreuses insomnies, Claude prend tour à tour deux décisions qui vont changer le cours de sa vie. Elle divorce d’abord et récupère la garde de ses enfants puis stoppe net ses études et signe un contrat de 3 ans comme professeur au collège pour filles de Bangangté-Mfetom, le même où ses parents furent missionnaires. A la fin de ce contrat, elle retournera en France, sûre d’y trouver sa place, passera l’agrégation de géographie et cherchera du travail. Enfin, c’est ce qu’elle croit.
Les retrouvailles
Le retour à Bangangté de l’enfant devenu trentenaire est fêté comme il se doit par ses amis, heureux de la retrouver et qu’elle n’a jamais oubliés. En quinze jours, Claude reparle le bangangté et se fond dans une ambiance tout africaine et une joie qui lui faisaient défaut en France, où elle vivait mal un quotidien trop attaché à la chose matérielle. Ses journées sont rythmées par les cours au collège et les visites aux amies, dont certaines vivent dans la chefferie de Bangangté. Au Cameroun, les chefferies, apparues au XIVè siècle et dont une centaine ont survécu à la colonisation, sont des sortes de petits villages à la tête desquels se trouve un chef traditionnel. Les femmes du chef et leurs enfants y vivent en harmonie, chaque famille ayant sa propre case. Lorsque Claude revient à Bangangté, le chef Njiké Pokam François compte ainsi une trentaine d’épouses légitimes. De ses visites à la chefferie, Claude aime l’amitié qui y règne, la sérénité qu’elle lit sur les visages de ses habitants. Petit à petit, elle se range derrière ces femmes qui prennent la vie avec un peu de fatalité, certes, mais surtout « avec délice ». Elle participe aux fêtes, assiste les naissances, aide au quotidien. Sa présence ne passe pas inaperçu aux yeux du chef, de trois ans son cadet, dont elle apprécie « l’intelligence du regard, l’élégance ».
Tomber amoureuse d’un chef Bangangté, François Njike Pokam, , un homme à femmes ? « Même moi, je ne pensais pas cela possible » , répond Claude Njiké-Bergeret, face à notre incrédulité. Pendant un temps, elle essaie de l’oublier, de « faire comme si ». Puis, décidée à ne pas fuir cette difficulté, elle prolonge son contrat d’un an et commence à vivre quotidiennement dans la chefferie afin de se convaincre que cette vie n’est pas faite pour elle. C’est pourtant le contraire qui se passe. Les rites et croyances propres à cette entité religieuse ne sont pas si contraignants, et la vie y est paisible. Cette vie en harmonie avec soi-même, cette liberté, c’est ce que Claude recherche depuis toujours. « Tout est en nous, répète-t-elle. Il faut juste un peu de courage pour devenir ce que l’on est » . Elle ne tarde pas à tomber enceinte et devient quelques mois avant la fin de son contrat, la quarantième épouse du chef. Devant notre silence, elle trouve elle-même une question à poser : « On me demande souvent si j’ai cherché à prouver quelque chose. Je réponds que j’ai aimé un homme, comme je n’avais jamais aimé aucun homme avant. C’est l’histoire de tous les couples et chaque histoire est différente » .
La vie au sein de la chefferie
Claude s’installe officiellement dans la chefferie. Parmi les traditions à respecter, il y a, pour le chef, celle de ne pas dormir seul dans son palais. Chaque soir, il choisit la femme qui partagera son lit. « Je sais qu’en France on fait beaucoup de cas de la polygamie. Pourtant, la polygamie, ce n’est pas toutes les femmes dans le même panier. Chaque relation avec le chef est différente » . Par amour, elle aura deux enfants de lui : Sophie, sa première fille puis Rudolf, deux ans plus tard. Aux premières années de bonheur succèdent cependant des temps plus difficiles, teintés parfois de désespoir. Le chef se met à boire, au vu et au su de tous, et devient violent. Claude est battue lors d’accès de colère mémorables. « Mais le fait d’avoir été battue n’a rien à voir avec la polygamie. En France, beaucoup de femmes sont battues par un mari monogame mais la femme se tait et personne ne sait rien. Au moins, dans un foyer polygame, cela se fait devant d’autres femmes. Elles m’ont aidée à relativiser. Et puis c’est moi qui ai accepté ! » L’abbé Armel ne lui laisse pas le temps de souffler : « Justement ma Reine, comment avez-vous pu accepter ? » . « Je l’aimais, c’est tout » , répond-elle simplement. Neuf ans après leur union, le chef meurt d’une cirrhose du foie. Si elle avait respecté la tradition, Claude Njiké-Bergeret aurait dû rester à la chefferie et se soumettre au nouveau chef, le frère de son mari. Mais elle n’était pas là par exotisme. Refusant d’accomplir le rite du veuvage, elle part s’installer avec ses deux plus jeunes enfants à quelques kilomètres de là, au bord du fleuve Noun, sur une terre fertile bien qu’encore vierge de toute exploitation. Ce sera son nouvel havre de paix, où ses deux enfants français ne tardent pas à la rejoindre.
Le retour au plus près de la terre
Veuve, détachée de toutes obligations professionnelles, la « Reine Blanche » –surnom attribué par ses amis à la suite de son mariage – veut maintenant vivre au plus près de la terre, sa terre, celle où elle a fait ses premiers pas et qu’elle a appris à travailler dès l’enfance. « J’avais une relation intuitive avec la terre, pour moi, c’était la vie » , confie-t-elle. Cette terre de la vallée du Noun, c’est son second coup de foudre. Même loin de la chefferie, elle aspire à vivre à la manière de ses anciennes co-épouses, dans une sérénité éloignée du monde moderne. « L’homme vit par addition, or qu’il faudrait vivre par soustraction » , aime-t-elle à répéter. Les premières années, elle vit seule avec ses quatre enfants dans une petite case, sans portes ni fenêtres, qu’elle a construite avec l’aide de ses fils. Petit à petit, des personnes convoitant la fertilité de cette terre s’installent à ses côtés. La communauté grandit, les cases se multiplient. Un puits est creusé qui permet d’alimenter chaque foyer en eau. On s’éclaire à la lampe à pétrole. Des canards, poules, chèvres et moutons vivent en totale liberté. Ce n’est que quinze ans plus tard que l’électricité leur parvient, sans que Claude Njiké-Bergeret n’ait jamais su qui avait financé le prolongement de la ligne. Lors de notre première rencontre en 2006, elle nous avait invitée à aller voir son paradis. C’est ainsi que nous nous attaquions aux deux heures de piste pour découvrir sa ferme tandis que Claude se dirigeait vers le marché de Bangangté pour vendre le fruit de ses récoltes : « Prends la route de Yaoundé. A l’église peinte en rose, tourne à gauche et suis le fil électrique jusqu’au dernier poteau ! ». A notre arrivée, un de ses fils, pas plus surpris que ça de voir débarquer des inconnus. Avec lui, nous découvririons un terrain immense : des champs de pastèques à n’en plus finir, des parcelles de maïs, de manioc, d’igname, de plantains, et le fleuve Noun à quelques dizaines de mètres. Plusieurs cases se faisaient face desquelles des femmes et des enfants entraient et sortaient dans une douce harmonie. Aujourd’hui, Claude essaye de faire pousser des framboises, elle a planté des oliviers.
Elle dit ne cultiver que pour son plaisir et pour nourrir sa famille et la ribambelle de gamins qui vit à ses côtés, parfois même chez elle. Le surplus, elle le vend au marché, « pour ne pas gâcher ». Depuis l’arrivée de Claude dans cette vallée, plus de 300 personnes se sont installées au bord du Noun, toutes éparpillées, dans une auto-gérance basée sur la confiance et la générosité. Cette vie, loin de tout, ne l’empêche pas de s’intéresser au monde qui l’entoure. Au petit-déjeuner, la radio est de temps en temps branchée sur Radio France Internationale. De la maison de ses fils, on entend parfois le brouhaha de la télévision « avec toutes les chaînes » alors il arrive à Claude de regarder les informations. « Je me dis : Tiens, qu’est ce qui se passe dans le monde ? » et souvent juste après « Pourquoi les gens s’embêtent tant ? » . Le soleil se couche sur Bangangté. Claude Njiké-Bergeret emprunte le chemin du retour, à bord de son pick-up. Sur cette piste en latérite, peut-être croisera-t-elle une amie qu’elle n’a pas vue depuis longtemps. Alors elle s’assiéra pour discuter, partager, « agir d’un seul cœur » comme on dit en bangangté.