Parmi les langues qui se délient pour fustiger le mode gestion de la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-ouest, figure le célèbre historien Achille Mbembe. Il vient donc une fois de plus de publier une diatribe contre la gestion de la crise par le régime de Yaoundé. L’intellectuel camerounais salue au passage la « conférence anglophone » instituée par le Cardinal Tumi et d’autres leaders religieux.
Retrouvez ci-dessous l’intégralité de la publication d’Achille Mbembe:
Il se pourrait qu’il n’y ait pas – ou plus – un seul « Juste » au Cameroun. Mais de la multitude d’hommes faillibles que compte ce pays, le Cardinal. Christian TUMI reste l’une des figures sinon les plus respectées, du moins celles dont le passif est le moins accablant. Avec d’autres leaders religieux et laïcs, il est à la tête du collège d’hommes et de femmes de bonne volonté qui, récemment, ont appelé à la tenue d’une « conférence anglophone ».
L’objectif principal de cette conférence est de tracer la voie vers une résolution pacifique du contentieux qui oppose une large majorité de Camerounais d’expression anglaise à l’Etat. Ce contentieux a d’ores et déjà coûté la vie à des centaines d’agents de l’Etat, hommes armes (soldats), dépositaires de l’autorité civile ou représentants de la puissance publique, ainsi qu’à des milliers de compatriotes, la plupart des civils foncièrement innocents. Il a conduit à la destruction de maintes infrastructures, à l’incendie de nombreux villages, à la perte du bétail, et à l’accomplissement de part et d’autre d’actes singuliers de cruauté et de barbarie (égorgements, éviscérations, amputations de toutes sortes, pratiques fétichistes sur les cadavres, profanations diverses, extorsions et exécutions extrajudiciaires).
Au passage, plusieurs dizaines de milliers d’innocents ont pris la fuite et ont rejoint la masse des refugies, notamment au Nigeria voisin.
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Pour le moment, ni les conséquences économiques de la « guerre sale » en cours, ni le poids négatif qu’elle fait peser sur les finances publiques, ni les blessures à long terme qu’elle impose à ses victimes n’ont fait l’objet d’analyses détaillées.
En attendant, la conférence convoquée par le Cardinal a été reportée. Elle se tiendra finalement après les élections présidentielles prévues en octobre – élections inutiles et au terme desquelles il ne faut s’attendre à rien, sinon à une aggravation du pourrissement dont est largement responsable le régime qui a succédé à Ahmadou Ahidjo en 1982. Dans ces conditions, la conférence initiée par le Cardinal revêt une signification que l’on ne saurait sous-estimer.
On peut regretter que dans son concept, elle entérine la sorte d’identification que certains d’entre nous n’ont eu cesse de critiquer – celle qui consiste à diviser les Camerounais sur la base de leurs héritages coloniaux. Mais là n’est plus le problème. Il faut en effet constater deux choses. Pour le moment, la « sale guerre » est, de fait, dirigée contre des compatriotes d’expression anglaise.
Et la dévastation, ce sont les provinces anglophones qui la subissent au premier chef. Nos compatriotes d’outre-Moungo ne sont pas les seuls concernés par cette tragédie auto-infligée, mais ils portent plus que tous les autres le poids des misères qu’elle ne cesse de produire. Ne serait-ce qu’à ce titre, une conférence dont ils seraient les seuls (ou les principaux) protagonistes se justifie largement.
Le véritable défi, cependant, est ailleurs. Comme le montrent plusieurs autres expériences historiques, l’histoire est souvent écrite par ceux et celles qui cherchent le plus à en découdre. Et qui, dans cette perspective, sont disposés à encaisser, à subir des pertes jugées plus ou moins raisonnables, et donc à se sacrifier ou à sacrifier d’autres, à rentrer à fond dans ce commerce de la mort qu’est toute guerre.
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Les changements en profondeur qui ne passent pas par la violence expéditive, presque sans projet, exigent des formes de mobilisation bien plus exigeantes, bien plus méthodiques, bien plus disciplinées et surtout bien plus éthiques.
Celles-ci passent par l’ascèse personnelle, une éducation politique de très grande ampleur, la formation de nouveaux leaders, la recherche de solidarités transversales, la capacité de bâtir des coalitions, de tendre la main, de tisser des réseaux et de bâtir des ponts.
Pour l’heure, deux forces s’affrontent sur ce registre d’une violence sans projet émancipateur – le régime au pouvoir à Yaoundé et le séparatisme arme (qu’il faut distinguer du séparatisme non-arme). Il s’agit de deux forces asymétriques certes, qui disposent de moyens très inégaux – un Etat constitue face à des groupuscules segmentes et ne disposant guère, véritablement, d’une puissance de feu digne de ce nom.