Rarement escroc aura autant bénéficié des sollicitudes de barbouzes en tout genre pour tenter de retrouver la liberté. Donatien Koagne, un faux-monnayeur camerounais, est détenu depuis trois ans au Yémen, et le tout-Paris des services spéciaux semble s'être penché sur son cas. Gérald Le Pemp, un ex-gendarme du Groupe de sécurité de la présidence de la république (GSPR), a décrit plusieurs scénarios de libération, en relation avec des agents de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Il appelait ça l'opération «Jardin d'Eden». L'opération n'a pas beaucoup aidé Koagne. Le Camerounais est toujours en résidence surveillée dans une ferme à l'est de Saana.
Avant, Koagne avait une petite villa à Champigny. Un avion privé. A Paris, c'était un homme de la nuit africaine. Au Cameroun, c'était un «fey man», «un homme qui brûle l'argent». Une fortune récente, alimentée par des cercles de jeux à Douala, du trafic d'uranium et des escroqueries aussi diverses qu'inédites. Qui ne l'empêchaient pas de fréquenter les cercles gouvernementaux. Il passe pour «un caïd, un intouchable». En octobre 1989, il est arrêté à l'aéroport de Douala, porteur d'une cargaison de mercure. Sans se dégonfler, il explique qu'elle est destinée à fabriquer de la fausse monnaie, et il offre de l'argent au commissaire. Inculpé pour corruption, il est disculpé grâce à ses appuis.
Sa vraie spécialité consistait à «multiplier les billets». A ses interlocuteurs, il fait croire qu'il dispose d'une méthode pour dupliquer les billets. Il se prétend capable de tripler les mises de fonds. Ses premières démonstrations, il les fait dans des cuves de teinture d'iode, dissimulant deux vrais billets. Puis il monte un autre scénario: celui des «billets noirs». Dans un petit laboratoire installé dans une mallette, Koagne cache deux vrais billets enduits d'une peinture noire.
Après l'introduction du billet à dupliquer, un produit dissout la peinture noire, laissant apparaître trois billets, apparemment identiques. Koagne fait ensuite des «tests» à plus grande échelle, en ramenant des valises de vrais billets mouillés à ses commanditaires. Une fois le test réalisé avec 100 000 dollars, les pigeons n'hésitent plus à lui confier des millions. Selon la rumeur, Koagne aurait ainsi délesté le président congolais Sassou N'Guesso de 7 millions de dollars, l'ancien président zaïrois Mobutu de 15 millions. Au Bénin et en Tanzanie, d'autres personnalités encore.
Un de trop. Donatien a voulu refaire le coup au Yémen, fin 1995, à l'un des chefs des services spéciaux. Il lui promet de fabriquer 9 millions de dollars avec 3 millions. Le piège fonctionne. Il embarque 2,5 millions de dollars dans son Falcon 20. A Nairobi, l'avion heurte une gazelle et Koagne loue un Falcon 50 de chez Dassault. Arrivé au Bourget, l'avion est fouillé par les douanes. Le magot est saisi. Certains billets sont mouillés. Les douaniers pensent qu'il s'agit de faux dollars, décident d'envoyer une cargaison pour expertise aux Etats-Unis.
Les américains tombent des nues: non seulement les billets sont authentiques, mais ils viennent de la Réserve fédérale. Une enquête leur apprend qu'il s'agit de fonds spéciaux, délivrés à un gouvernement moyen- oriental. Une «aide» financière qui a pris un chemin de traverse" Koagne reprend le Falcon 50 et retourne à Saana pour y rechercher de l'argent. Il est arrêté. Alors que les quatre Camerounais qui l'accompagnent sont écroués et condamnés, il est mis au secret. Il n'a pas d'existence judiciaire. Peut-être à cause de l'origine des fonds qu'il a détournés.
C'est alors que les barbouzes sortent du bois. Il apparaît que les Yéménites veulent récupérer leur argent. Des agents très spéciaux vont tenter de l'obtenir auprès de la famille. Une partie de la somme est remise. Sans succès. La famille du Camerounais dépose plainte à Paris. Une juge, Laurence Vichnievsky, va se pencher sur ce dossier mystérieux. La plainte a été jointe à la procédure de l'affaire Conserver (1), qui a valu, entre autres, une mise en examen à l'ex-patron de la DST, le préfet Yves Bonnet. Conserver était une société fourre-tout qui avait attiré d'anciens fonctionnaires en relation avec les Services.
Gérald Le Pemp, entre autres. En 1997, les hommes de Conserver affirment agir «à la demande de la division internationale de la DST» qui veut mettre la main sur des plaques matrices de faux dollars et sur le carnet clients de Koagne. «Certains chefs d'Etat africains sont disposés à verser une rançon pour sa libération, écrivait Le Pemp dans un rapport. Ils expliquent que la présence de Koagne est indispensable pour retirer des fonds déposés dans des établissements bancaires monégasques et appartenant aux dits chefs d'Etat.» Dans l'agenda 1997 de Le Pemp figurent huit rendez-vous avec un agent de la DST, «B. Mallet», au sujet du «dossier Yémen».
Conservation. A Paris, Le Pemp n'est pas seul à se mobiliser. L'un de ses patrons chez Conserver connaît le Yémen. Il s'appelle Jean-Michel Beaudoin. Ex-responsable d'une association franco-arabe (2), ex-dirigeant du CNI, il échafaude les plans de libération. Il s'agit de fournir aux Yéménites «une évidence de fonds de 2 millions de dollars, contre garantie par le Falcon 20». Beaudoin affirme qu'il a averti l'Elysée. Il envisage aussi d'utiliser un bateau de plaisance, «qui, après avoir embarqué des agents à Djibouti fera une escale au Yémen, proche du lieu de l'arrestation de Koagne, pour y récupérer l'argent qu'il y a caché».
Marcel Laugel, l'ex-ambassadeur de France, qui a fait libérer l'équipage du Falcon 50, est lui aussi embringué. Il connaît bien Beaudoin qui lui a promis une embauche au sein de Conserver à sa retraite. «M. Beaudoin présentait des scénarios assez extraordinaires de missions de commandos pour libérer M. Koagne, a indiqué l'ambassadeur à Libération. Je n'ai jamais attaché d'importance à ces fictions.» A Paris, Laugel est présenté à la soeur de Donatien, Jeanne. «Pour avoir une chance de libérer son frère, Jeanne devait rendre l'argent», explique-t-il. Soit 3 millions de dollars, avec sans doute les intérêts.
Catherine Boher, haut fonctionnaire au x Affaires étrangères, qui a suivi durant cinq ans les affaires africaines et malgaches au ministère, s'implique elle aussi, à titre personnel. Elle affirme qu'un de ses amis compte parmi les victimes de Koagne. Elle négocie avec Jeanne le «remboursement» aux Yéménites, et réceptionne certains paiements. C'est donc elle que la famille Koagne soupçonne de détournement.
La fonctionnaire a fait l'objet, fin 1997, d'une mesure de révocation à la suite d'une condamnation pénale dans le cadre d'une autre affaire. Elle a indiqué à Libération que «les paiements de la famille Koagne avaient permis de rembourser une partie de ce qu'il devait». Selon elle, Donatien Koagne resterait débiteur de 1,5 million de dollars. L'ex-fonctionnaire affirme avoir en sa possession les preuves des paiements aux Yéménites. «Il arrive qu'au ministère on ait des activités d'honorable correspondant», dit-elle aussi. On ne sait plus trop si, dans cette histoire, les Français ont fait du recouvrement, du renseignement, ou encore autre chose.