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Depuis la prison: Atangana Mebara écrit une émouvante lettre à sa mère

Jean Marie Atangana Mebara Sa maman est décédée en août 2001

Tue, 13 Mar 2018 Source: www.camerounweb.com

Depuis son lieu d’incarcération à Kondengui, Atangana Mebara adresse une lettre à sa mère. Une lettre poignante et pleine d’émotion dans laquelle il exprime ce qu’il ressent pour elle et les souvenirs qui le hantent encore. Il réaffirme son amour pour celle qui est décédée en août 2001 et invoque tout ce qu’il vit depuis sa cellule. Rappelons que cette lettre est tirée de son œuvre « Lettre d’ailleurs »

Ci-dessous, l’intégralité de la lettre

Ma Chère Maman,

De là où tu te trouves, depuis que tu nous as quittés, en août 2001, pour un repos bien mérité, tu connais certainement ma situation actuelle, celle que je vis depuis le 25 avril 2008. Peut-être même sais-tu déjà comment tout ça va se terminer. Alors pourquoi perturber ton repos en t’adressant cette correspondance ?

J’ai seulement eu envie de te parler, à toi qui as été mon amie, sur cette terre. Toi qui as été ma mère, tu peux, mieux que d’autres, comprendre certaines pensées que j’aurais mal exprimées, me pardonner quelques flirts avec des pensées négatives. Je sais aussi que si je devais quitter ce monde, une de mes dernières pensées sera pour toi.

Tu seras sans doute surprise, MAMAN, que je te dise, à brûle-pourpoint, que depuis que j’ai été embarqué dans ces innommables turbulences, j’ai remercié DIEU de t’avoir rappelée à Lui, avant le début de ce chemin d’épreuves spéciales.

Je me suis souvent posé de nombreuses questions : comment aurais-tu appris l’ouverture d’une enquête sur moi ? Aurais-tu survécu mon arrestation, toi qui étais d’un âge déjà avancé (79 ans ?) ? Qui t’aurait assistée dans cette épreuve, tous tes frères et sœurs t’ayant précédée dans ce royaume dont on ne revient pas ? Du côté du village de ton mari, notre père, qui t’avait devancée en 1970, laquelle de tes co-épouses (les femmes des frères et cousins de ton mari) t’aurait apportée ce réconfort sincère, vivant et permanent dont tu aurais eu besoin dans ces circonstances ?

Peut-être finalement que, grâce à ta foi profonde en Dieu, à ta force intérieure, tu aurais géré cet évènement comme ceux que je t’ai vu surmonter auparavant, avec tellement de dignité, de souffrance digne.

Il me revient à l’esprit l’admiration que tu m’as inspirée lorsque je t’ai observée, face à la mort de ta fille ainée, Sœur Stéphanie. MEBARA MARIE MARGUERITE était entrée dans les ordres, dans la congrégation des Filles de Marie de Yaoundé, à la fin des années cinquante, sous le nom de Sœur STEPHANIE. Nous ne la voyions pas souvent à la maison. Je l’ai vue pour la première fois je crois à sa « prise d’habit », en 1962, à MIMETALA ; j’avais huit ans à peine.

Sœur Stéphanie est restée très attachée à sa congrégation, tout en veillant à ce que sa famille de sang, celle que son père a laissée, ne s’écroule pas. Chaque fois qu’elle a pu, elle a apporté un coup de main, un appui qu’elle savait chercher et obtenir auprès de ses nombreux amis et relations.

Sœur Stéphanie était maladive ; elle l’était devenue, au moins depuis la fin des années 60. On avait découvert qu’elle avait un problème d’intestin, avait-on dit. Elle avait été opérée à plusieurs reprises, au moins cinq fois ; à la sixième crise, le médecin, le Professeur CAMARA, chirurgien à l’hôpital Central de Yaoundé à l’époque, avait pronostiqué qu’une septième opération chirurgicale, pourrait être fatale pour la Sœur. Et la septième intervention fut effectivement la dernière, la fatale. Ce fut à Douala, que Sœur Stéphanie rendit l’âme le 26 juin 1978, des suites, avait-on dit, d’une occlusion intestinale.

Quand l’Abbé Jérôme Gaspard BELINGA, vint m’informer, au quartier Mvog-Ada (Sans souci) où j’habitais, un peu avant quatre heures du matin que la Sœur était morte dans la nuit à Douala, ma première pensée fut pour toi Maman. Je me demandai comment tu prendrais la nouvelle, si tu en survivrais. Et puis, quand on t’a ramenée du village vers huit heures du matin, j’ai couru au camp Sic de Tsinga, chez ta fille, ma sœur aînée Marie Joseph, où se trouvaient déjà un certain nombre de tes sœurs et membres de la famille. Je me suis jeté dans tes bras, en pensant de la sorte te dire que malgré le départ de Stéphanie, nous le reste de tes enfants, étions avec toi, nous ne te laisserions pas tomber… Je fus surpris par l’absence de désespoir sur ton visage et dans tes premiers propos à moi adressés :

Que vas-tu devenir maintenant, mon fils, avec le départ de ton amie ? ». Ainsi, tu étais plus concernée, plus peinée pour moi qui perdais, en Sœur Stéphanie une amie, que pour toi qui voyais partir ta fille aînée…

Alors je me mis à t’observer, en ayant peur que l’effort que tu faisais pour ne pas laisser transparaître ton désespoir ne te crée un choc, voire une commotion cérébrale. Je finis par me dire que les moments les plus durs sont à venir, quand elle verra le cercueil dans lequel on aura mis sa fille, ou quand on la mettra en terre, pour toujours.

La dépouille arriva à la gare de Dakar-Mvolyé de Yaoundé deux jours plus tard. J’avais choisi d’être le plus proche de toi, pour t’observer, mais aussi avec l’idée de prendre soin de toi, de te protéger… Nous étions à la gare depuis près de quarante minutes quand on entendit le premier sifflement du train, le train-couchette Douala-Yaoundé. Le train, après deux autres sifflements, s’immobilisa, avec un crissement de rails devant la gare. Je vis d’abord descendre du train, la Mère Générale, Marie Anne, la Supérieure de la Congrégation des Filles de Marie. Elle t’avait vue sur le quai et vint se jeter dans tes bras, dans une étreinte où se mêlaient larmes, mots de consolations, et, je crois des prières. J’ai eu l’impression que la Mère Générale, que d’autres religieuses avaient rejointe auprès de toi, pleurait plus que toi. Cela a accru mes craintes que tu sois tellement désespérée que tu ne ressentais plus les douleurs de nous autres. Nous tes enfants étions aussi apparemment plus éplorés que toi. Je revois Marie Josephe, ma sœur, inconsolable, que son compagnon, Frédéric NGA, en larmes lui-même, s’efforçait de maintenir debout, tant elle voulait se rouler par terre. Nicole NGONO, ta première petite fille et homonyme était au plus mal. Mais toi, entourée des religieuses, Filles de Marie de la grande famille MEBARA KONO, (à laquelle nous appartenons), ainsi que de tes sœurs et de tes belles-sœurs, tu suivais, avec une certaine attention, les manœuvres en cours sur le train, pour sortir le cercueil de ta fille ; il avait été rangé dans un wagon de marchandises, derrière les wagons de voyageurs, un peu vers la queue du train.

Puis, avec précaution, le cercueil fut descendu du wagon, accompagné d’une petite valise, qui contenait, on le saura plus tard, quand on te la remettra, les derniers effets personnels de Stéphanie. Mon Dieu comme ce fut dur ! Comme un seul homme, tous les membres de la famille, je crois même les Filles de Marie, éclatèrent en sanglots. Ainsi donc, c’était vrai : Stéphanie était donc bien morte. Je te vis alors, malgré le brouillard de mes larmes, secouée de sanglots ; je t’entendis parler, parler à ta fille dont le cercueil passait maintenant devant toi, pour aller être mis dans un corbillard, apprêté par la Congrégation des Filles de Marie. Je fus soulagé de te voir, à travers les questions que tu posais à Stéphanie, laisser éclater ta peine, et même ta révolte.

J’ignore si tu prêtais attention au récit des derniers instants de vie de Stéphanie que la Supérieure Générale, Mère Marie Anne s’efforçait, entre deux sanglots étouffés, de te relater. Je me souviens de tous ces regards portés sur toi ; j’avais le sentiment que les uns et les autres voulaient, par un indécent instinct de curiosité ou de voyeurisme, voir comment s’exprimait la douleur d’une mère devant le cercueil de sa fille aînée, âgée à peine de trente-neuf (39) ans ; peut-être me trompai-je ; sans doute y avait-il aussi des regards de compassion profonde et sincère.

Les formalités administratives étant réglées à la gare, le cortège funèbre s’ébranla en direction de l’Eglise de Mvolyé, l’ancienne église. Les Filles de Marie avaient bien organisé les choses, de telle sorte que le cercueil fut rapidement et aisément installé devant l’autel ; il y avait déjà des jeunes religieuses et novices qui chantaient des psaumes et chants de circonstance. Une chorale fut rapidement en place, pour animer une première messe, d’accueil de la dépouille de Sœur Stéphanie. La messe était célébrée par Monseigneur Jean ZOA, Archevêque de Yaoundé, entouré de nombreux prêtres. Je remarquai que l’Abbé Jérôme BELINGA, ami de très longue date de la famille MEBARA malgré la douleur visible par les larmes qu’il avait des difficultés à contenir, essayait d’immortaliser ces moments, au travers de son petit appareil photographique.

En t’observant durant cet office, j’eus le sentiment que tu avais accepté, ou que tu étais en voie d’accepter la nouvelle réalité, Stéphanie était vraiment partie. Je me dis alors que le plus dur restait le moment fatidique de l’enterrement le lendemain à Mimetala, à une quinzaine de kilomètres de Yaoundé, où se trouve la communauté originelle de la Congrégation des Filles de Marie, et aussi leur cimetière.

La messe d’enterrement fut présidée par Monseigneur Jean-Baptiste AMA, Evêque auxiliaire de Yaoundé, ici également entouré de nombreux prêtres. Dans son homélie, Mgr AMA eut des mots de consolation, plutôt touchants à l’endroit de la famille éplorée et pour la Congrégation des Filles de Marie. La messe fut animée par la chorale des novices de la Congrégation, dont certaines jouaient des balafons, à ma grande surprise. Puis vint le moment du chant de l’absoute, le « Libera me ». Je vis les prêtres se rassembler autour du cercueil ; j’entendis entonner le chant par Mgr AMA, et je crois, je perdis connaissance. On me sortit sans doute de la chapelle, parce que je repris connaissance, assez rapidement, dans une voiture. Heureusement, cela n’avait pas duré longtemps. Mais je ne sentais plus mes jambes pendant plusieurs minutes. On voulut me conduire à l’hôpital à Yaoundé ; je refusai énergiquement. Moi qui devait veiller sur ma mère, comment pouvais-je la laisser seule au moment que j’anticipais comme le plus poignant pour elle. Dès que je sentis une jambe, je demandai que quelqu’un de ceux qui étaient avec moi depuis mon malaise, m’aide à descendre de voiture ; ensuite, je lui demandai de me soutenir pour rejoindre le cortège qui sortait de la chapelle pour se rendre au petit cimetière, derrière le Collège notre Dame de Mimetala. Tant bien que mal, nous retrouvâmes le cortège au cimetière.

Je pus t’observer au moment où notre grand cousin, ESSOMBA Louis, prit la parole au nom de la famille pour dire un dernier mot d’adieu à Sœur Stéphanie ; ce furent des mots sobres, émouvants et d’une grande tenue. Puis l’évêque officiant, après les dernières prières sur le cercueil, ordonna que l’on descendît le corps dans la tombe. Ce fut difficile pour moi et beaucoup de participants, membres de la famille, religieuses, amis… qui ne purent retenir leurs larmes et/ou sanglots. Dans une cacophonie faite de prières, de cantiques chantés, de sanglots, on descendit le cercueil de Stéphanie dans la tombe. Ici encore, tu fis preuve d’une remarquable et admirable dignité, du moins de mon point de vue : certes, tu pleurais, essuyant de temps en temps tes larmes avec un mouchoir que tu tenais en main ; mais, entre ceux qui criaient et ceux qui étaient inconsolables, tu semblais tenir le coup.

Et pourtant, tu enterrais ta fille aînée ; tu enterrais le chef de la famille de MEBADA Grégoire, ton mari, décédé lui-même en mai 1970, huit ans plus tôt. Sœur Stéphanie était devenue de fait, chef de famille à la mort de notre père, ton mari, tout naturellement ; elle était l’enfant premier né. Elle qui avait fait les vœux de pauvreté, en entrant dans les ordres, ne pouvait pas être d’un grand secours au plan matériel. Mais Stéphanie avait le caractère des chefs ; quand il y avait doute ou hésitation ou même divergence de vues dans la famille, c’est elle qui indiquait finalement la voie à suivre, et parfois l’imposait, parfois sans gêne. Par ailleurs, Sœur Stéphanie était d’un tel entregent qu’elle avait apporté à la famille d’importantes et solides relations, dont certaines sont devenues, (et parfois demeurent encore aujourd’hui) des amis de la famille, les ASSAGA MENYING Gabriel, NTSAMA Etienne, YAKANA GUEBAMA Paul (dont l’épouse recueillera le dernier souffle de Stéphanie), SANDJI François, la famille de ta protégée, la future Sœur Séraphine, Stéphanie ANDJAMA, et bien d’autres.

Après l’enterrement de la Sœur, la famille regagna Yaoundé où tu restas deux ou trois jours avec nous. Ensuite tu fus ramenée au village où, quelques jours plus tard, la Supérieure des Filles de Marie, Mère Marie Anne, accompagnée de certaines de ses consœurs, dont notamment les religieuses MEBARA KONO, vinrent, comme c’est la tradition, annoncer officiellement à la famille de Sœur Stéphanie, son décès, ainsi que les causes de sa mort. Ce fut encore un moment de grande tristesse. Il consacrait définitivement la fin de la vie de Stéphanie dans la Congrégation des Filles de Marie, par son rappel à son Dieu. C’était comme une fin de contrat entre la Congrégation et la famille MEBADA Grégoire. Comme de tradition, nous partageâmes un dernier modeste repas avec les Filles de Marie, dans la tristesse. Et la fin du repas, la Mère Marie Anne prit la parole pour s’engager, au nom de la Congrégation, à ne pas abandonner la famille de Sœur Stéphanie, à ne surtout pas abandonner la maman de Stéphanie, qui restera leur maman jusqu’à la fin ; suivit une courte prière, et les Sœurs prirent congé, certaines les larmes aux yeux. Ainsi s’achevaient les obsèques et les rites mortuaires de Stéphanie, dans leur partie visible.

Allait se poursuivre le deuil intérieur, familial et individuel, en fonction de la relation que chacun avait eu avait la disparue. Tu as fait ton deuil, Maman, assez longtemps. De temps à autre, au champ ou dans ta chambre, ceux qui étaient avec toi sentaient bien que tu étouffais un sanglot, ou te surprenaient en train d’essuyer une larme ; alors, pour ne pas succomber à la tentation de pleurer pour de bon, tu te mettais à chanter un cantique religieux, ou tu t’offrais une prise de tabac, une petite prise. Et puis, doucement, courageusement, tu t’es relevée ; tu as repris ta vie, c’est-à-dire tes devoirs, à savoir, aimer, protéger et prendre soin de ceux de tes enfants et petits-enfants qui avaient encore besoin de toi, à travers tes travaux champêtres.

De notre côté, chacun des enfants a alors entrepris de bâtir avec toi, une relation affectueuse particulière, pour te soutenir, pour nous soutenir, et, dans une certaine mesure, pour combler l’amour que Stéphanie te portait, puissant, sincère et à toutes épreuves. Par la grâce de Dieu, je me retrouvai progressivement en situation professionnelle et sociale, me permettant de faire face aux sollicitations et obligations imposées par la famille ; j’étais par exemple le seul de tes enfants à avoir un véhicule me permettant de te rendre souvent visite au village NKOMEKOUI, à une vingtaine de kilomètres de Yaoundé. Et je devins vraiment un habitué du village : je venais ainsi te voir au moins chaque fin de semaine, quand j’étais à Yaoundé. Je convainquis mes frères et sœurs de venir célébrer systématiquement avec toi et nos familles, les grandes fêtes religieuses comme Noël et Pâques. Par la force des choses, ma relation avec toi prit une nouvelle tournure, une intensité et une densité affectives particulières. Petit à petit, on eut ainsi le sentiment que tu avais surmonté cette épreuve, ou du moins que tu avais choisi de ne plus montrer que tu continuais à vivre, dans l’intimité de ton cœur, le deuil de ta fille aînée.

Pendant les quinze ans qui suivirent la mort de Stéphanie, la vie de notre famille ne fut pas marquée par des drames particuliers. Bien au contraire, tes garçons te donnèrent la joie d’être grand-mère à plusieurs reprises, après des mariages plus ou moins sobres, sauf le fils aînée, Monsieur NDONGO Benoît, qui eut un mariage religieux bien fêté au village.

Ensuite survint, en avril 1994, le décès de mon épouse Gisèle Odile, que tu avais adoptée comme ta fille, elle qui, ayant perdu sa mère à onze ans, t’avait tout de suite prise pour sa mère. Votre complicité avait fini par me rendre jaloux, d’autant que Gisèle Odile prenait un malin plaisir à ne me donner que quelques bribes de vos conversations.

Après une maladie de quatre jours, et un diagnostic incertain, jusqu’au bout, elle expira à l’hôpital Central de Yaoundé le 24 avril 1994. Elle s’en allait, après dix ans de mariage, me laissant cinq enfants, dont un bébé de treize mois, Grégory Kevin MEBARA, celui dont vous aviez décidé du nom, toi et elle, le nom de ton défunt mari, Grégoire MEBADA.

Je t’ai vu pleurer cette bru, sans fard, ouvertement, plus que tu n’avais probablement pleuré ta propre fille Sœur Stéphanie. Tu avais déjà pris de l’âge ; tu avais fait quelques crises gastriques et d’autres, dont Gisèle s’était occupée. Et on était habité par les craintes que tout choc émotionnel ne provoque chez toi une crise finale. Mais là aussi, tu donnas, surtout à moi et à tes petits-enfants, des leçons de vie, de foi, d’Amour et d’espérance.

Perdre un conjoint, de trente et trois ans, est un drame que l’on ne peut imaginer sans l’avoir vécu. Jusqu’à mon incarcération, j’ai toujours pensé que c’est une chose que je ne souhaiterais pas, même à mon pire ennemi. Maman, tu l’avais vécu avant moi, quand ton mari s’en était allé, te laissant, à environ quarante et cinq ans, une famille de sept enfants. Tu nous offris alors, à tes petits-enfants et à moi-même, avec encore plus de force, ton affection maternelle. Alors qu’à Yaoundé, les explications les plus folles étaient avancées sur la mort de ma femme, (que j’aurais vendue à une secte, pour ma carrière), le village devint le refuge et la source d’énergie vers laquelle mes enfants et moi courrions dès vendredi après-midi, à la fin de ma journée de travail, et après un passage par le marché pour les victuailles à emporter au village, pour nous et pour toi.

On a vécu ainsi des moments plutôt heureux dans ce cocon que tu as su créer pour nous auprès de toi. Tes petits-enfants étaient tellement heureux de courir se jeter dans tes bras, dès que nous arrivions au village, que j’avais l’impression qu’eux aussi surmonteraient moins difficilement, grâce à toi, le traumatisme du départ de leur mère.

Oui, ce fut trois années de moments heureux, d’intimité et d’affection intense entre toi, moi et les cinq jeunes orphelins, jusqu’à mon entrée au gouvernement en décembre 1997.

Ce ne fut pas facile d’expliquer aux enfants que nous ne pouvions plus, du jour au lendemain, aller au village chaque vendredi ; que j’avais désormais besoin de l’autorisation du Premier Ministre, Chef du Gouvernement pour sortir de l’agglomération de Yaoundé, même pour me rendre dans mon village, à vingt kilomètres de la capitale.

Je sais que pour toi aussi, Maman, ce ne fut pas facile à accepter. Tu ne comprenais pas ce « travail » qui pouvait empêcher un fils de rendre visite à sa mère, pendant plusieurs semaines, voire mois. Un jour, me voyant passer à la télévision nationale, alors que nous ne nous étions pas vus depuis près de deux mois, tu eus cette exclamation : « et pourtant il y a un lien de parenté, de sang entre cet homme et moi ! ». Quand on me rapporta ceci, j’eus mal. Je ne pouvais cependant pas te dire que la nouvelle situation était dure pour nous tous. Tu devins plus régulière à regarder les images de la télévision, dans l’espoir de voir passer ton fils, de t’assurer qu’il est bien portant, avant de demander que les autres téléspectateurs, lettrés, soient invités à t’expliquer ce que l’on disait sur moi.

Tu comprenais sans doute, toi dont le mari partait souvent plusieurs jours, voire plusieurs mois, pour travailler hors de la maison, soit à Ngaoundéré, dans la partie septentrionale du pays, soit à Akonolinga et dans ses environs. Tu comprenais, même si tu en souffrais, que le service de l’Etat était exigeant, tu comprenais que le service de l’Etat puisse te prendre ton fils plus que tu ne pensais possible. Par contre tu ne comprenais pas que je laisse les enfants « seuls », pour courir d’un coin du Cameroun à un autre, partout où il y avait une institution universitaire ; « seuls », c’est-à-dire sans leur donner une nouvelle mère. Et cela durait depuis plus de trois ans.

Pourtant, ma cousine Régine NGA NDONGO donnait le meilleur d’elle-même pour s’occuper des enfants qui, parfois lui témoignaient de l’attachement, parfois lui faisaient comprendre, au travers de certaines attitudes, que l’affection de leur grand-mère était plus grande. Régine a abattu un travail considérable pendant cette période ; pour cela, je ne la remercierais jamais assez pour son dévouement pour ses nièces et neveux, surtout pour Kevin, le petit dernier. Plus tard, c’est mon autre cousine, mon « amie » MBETOUMOU Marie Thérèse que tu connais bien, qui a pris la relève, quand j’ai pu la faire venir d’OBALA où elle enseignait au CETIC (Collège d’Enseignement Technique, Industriel et Commercial). Mais pour toi, cela ne pouvait pas suffire à expliquer que je ne reprenne pas femme.

Mon entrée au gouvernement fut aussi marquée par un drame personnel, la disparition de mon fils Stéphane Emilien BELINGA MEBARA. Il était parti de l’internat à EFOK, près d’OBALA, où il avait été placé depuis le début de l’année scolaire en septembre 1997, sans un mot d’adieu, sans adresse, sans rien dire à personne de ses intentions. Celui de mes premiers enfants qui m’était le plus attaché, le plus proche, celui à qui je parlais de mes problèmes personnels, était parti sans un mot pour moi. Il avait alors dix-sept ans.

Comme c’était sa deuxième « fugue », j’étais persuadé qu’il reviendrait, ou qu’on le ramènerait comme la dernière fois, même en mauvais état. Des nouvelles nous sont parvenues qu’il avait été aperçu la frontière avec la Guinée Equatoriale ; sa sœur aînée avait effectué un déplacement, sans succès ; des amis à lui avaient dit que Stéphane se trouvait plutôt au Gabon ; mais le suivi de ces pistes ne donna aucun résultat. Aujourd’hui, Stéphane n’est toujours pas revenu, pas plus qu’il n’a donné de signe de vie. Je garde pourtant, au fond de moi, l’espoir secret qu’il reviendra un jour, comme l’enfant prodigue de la Bible.

Ici également, Maman, tu partageas mon amertume, mes angoisses, mes espoirs. Et tu reposais le même problème : « si tu avais une femme, elle t’aiderait à mieux encadrer tes enfants, y compris les aînés ».

Un jour où cette question fut remise sur la table, un peu choqué, je répondis que j’étais disposé à examiner toute proposition de femme qui me serait faite, à condition que celle-ci corresponde à un profil précis que je leur fournis de suite; alors un de mes oncles me rétorqua, mais là c’est une sainte que tu cherches, pas une femme ; elle n’existe pas une telle femme ». Ils comprirent que je souhaitais que l’on me laisse tranquille par rapport à ce problème, jusqu’à ce que je puisse le résoudre moi-même le moment venu.

Maman tu le compris, et abandonnas tes délicates pressions. Et le moment choisi par Dieu, arriva en juin 2000, trois ans après mon entrée au gouvernement. Le plus simplement du monde.

Je t’ai vue heureuse quand je t’ai présenté Marie Brigitte comme ma future épouse. Tu étais doublement contente : d’abord que je prenne enfin femme ; ensuite que j’aie choisi une fille de la tribu ETON, celle dont tu étais ; tu avais toujours regretté qu’aucun de tes garçons n’ait pris d’épouse Eton. Ta satisfaction fut aussi que Marie Brigitte correspondait à tes canons de beauté ; elle était belle femme, grande et solide physiquement. Ton seul regret fut qu’elle parlât très peu ou mal la langue Eton. Tu l’adoptas très vite, ayant appris qu’elle aussi avait perdu sa mère tôt, à l’adolescence. Entre toi et elle, naquit une affection qui augurait de relations denses et fructueuses, pour tout le monde, moi d’abord, toi et les enfants.

Le jour de nos noces, après les cérémonies à la mairie de Yaoundé, et la bénédiction nuptiale dans l’église de NKOL NKUMU où toi-même prit religieusement pour époux MEBADA Grégoire, toi, généralement discrète dans l’expression de tes chocs intimes, tu ne cachas pas ton émotion de tenir ma main pour me conduire à l’autel. Au village où furent organisées les réceptions, des invités et des familles et belles-familles, tu dis et montras que tu étais heureuse de ce qui se passait. Tu as même esquissé quelques pas de danse, en particulier avec moi et avec ta bru ; pas beaucoup, car tu étais déjà marquée dans ton corps, vraiment marquée par les multiples maladies et par l’âge, (tu devais bien être déjà à tes 78 ou 79 ans). J’étais heureux de te voir heureuse.

En tout cas, tu nous donnas le sentiment, ce soir-là, que tu avais digéré le choc que fut pour toi le départ de ton autre fille Gisèle Odile. Peut-être aurais-tu fini, à bien examiner, par surmonter mon arrestation et mon incarcération, en puisant dans ta solide foi, des motifs d’espérer que Dieu, notre Dieu, ne laissera pas se commettre une injustice aussi profonde, qu’Il remettra vite les choses en ordre.

Parce que, avec les souffrances psychologiques, je t’ai vu affronter les souffrances physiques, avec la même dignité et la même foi, ou le même fatalisme, diraient certains. Ainsi je t’ai vue, Maman, accepter, sereinement, l’amputation de ton œil gauche. Je m’en souviendrai encore longtemps. J’étais au gouvernement depuis un peu plus d’un an environ, lorsqu’un matin, on te ramena du village avec un œil qui « coulait » sans arrêt et qui, disais-tu, te faisait mal et voyait flou. Ma cousine Régine prit rendez-vous avec le Docteur ELOM, ophtalmologue à l’hôpital de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (CNPS). Nous nous y rendîmes, avec toi, et je crois, Marie Thérèse, ta fille désormais aînée, et peut-être aussi MEBADA Grégoire, ton dernier, (le préféré).

Après examen de ton œil, le Docteur ELOM nous informa, pendant que tu attendais dehors, que l’œil était perdu. Il nous dit aussi que l’on pouvait garder l’œil endommagé dans l’orbite, en essayant de combattre l’infection qui avait commencé, avec des risques qu’elle ne soit pas complètement résorbée ; on pouvait aussi enlever cet œil, évitant tout risque d’infection généralisée, et, si nous le souhaitions, le remplacer par une prothèse. Nous parvînmes très vite à la conclusion que le mieux était que l’œil infecté soit amputé et remplacé par une prothèse. Je demandai alors au médecin les conditions financières, les délais et tout ce qui était nécessaire pour éviter qu’en attendant l’intervention chirurgicale, tu continues de souffrir ; je m’enquis aussi si la prothèse était suffisamment vrai pour ne pas attirer particulièrement l’attention. Le Dr ELOM, en guise de réponses à mes questions, nous délivra une ordonnance ; il donna le coût exact de l’opération, ainsi que toutes les assurances sur le déroulement de l’intervention et sur l’après.

Nous ne pûmes pas répondre à toutes les questions que tu nous posas au sortir du cabinet du Dr ELOM. Rentrée à la maison, il fallut t’expliquer le diagnostic du médecin, et te convaincre d’accepter cette opération, qui allait t’éviter des complications plus graves, et nous permettre de t’avoir encore avec nous quelque temps. La discussion ne fut pas longue ; assez vite, tu nous dis que si c’était la seule chose qui pouvait être faite, tu ne t’y opposerais pas.

Deux semaines plus tard, nous te ramenâmes à la clinique pour l’intervention programmée. Le Dr ELOM nous reçoit, courtoisement, et nous rassure, et surtout toi, que tout va bien se passer. Il vérifie que tous les besoins exprimés, en petit matériel et produits pharmaceutiques, nécessaires pour l’opération ont été satisfaits ; on lui indique aussi que les paiements ont été effectués.

Puis les infirmières et l’anesthésiste te prennent pour te conduire au bloc opératoire. Nous sortons du bureau du médecin après toi, dissimulant mal chacun ses inquiétudes, malgré les assurances du Dr ELOM. Je te fais une dernière blague, plus pour me donner une certaine contenance que pour toi ; tu souris, puis disparais derrière la porte donnant sur le bloc opératoire. En passant à côté de nous, l’ophtalmo-chirurgien nous indique que l’intervention ne devrait pas prendre plus d’une heure d’horloge. Restés dans le hall, pas loin de la salle où tu venais d’être conduite, mes sœurs et mes frères présents, nous nous mettons à papoter, pour « tuer le temps », ou, plus vraisemblablement, pour essayer de dissoudre nos angoisses, individuelles et communes.

Trente minutes, quarante minutes… Et soudain un cri, un cri de douleur, un cri fort qui dure une éternité ; il vient du bloc opératoire ; quand nous réalisons que c’est toi qui cries, une de mes sœurs s’écrie, c’est maman, c’est maman qui crie ! ». Nous sommes tous debout, sans bien savoir quoi faire, ni où aller. Pendant que nous nous concertons du regard, un autre cri retentit dans le bloc, un cri plus long, plus lancinant, plus poignant. Une de mes sœurs s’élance comme pour aller voir ce qui se passe dans le bloc. En essayant de garder une certaine maîtrise de moi-même, je lui dis que cela ne servirait à rien. Elle s’arrête. Toujours debout, nous quêtons le moindre bruit en provenance de la salle d’opération. Silence. Un long silence, même entre nous.

Quinze minutes après le dernier cri, la porte du bloc s’ouvre sur un brancard que poussait une infirmière, suivie d’une autre qui passe rapidement devant nous, sans dire un mot. Nous nous avançons tous vers le brancard, sur lequel tu étais étendue, l’œil gauche bandé. De l’œil droit, tu nous vois ; tu n’avais pas pu essuyer les larmes qui en coulaient encore. Arrivée à notre niveau, tu me dis, à moi, « éééh a ATANG’NA, je n’ai jamais vécu une telle souffrance, mon fils ». Je n’ai pas trouvé de réponse à te donner. Je me demandais encore pourquoi est-ce moi que tu as interpellé ; était-ce en guise de reproche ? De confidence à l’ami que j’étais devenu pour toi ?

Voyant le Dr ELOM sortir du bloc, j’avance vers lui, pendant que, accompagnée de mes sœurs et frères, tu es conduite dans une chambre individuelle, où se trouve déjà l’infirmière qui était sortie de la salle d’opération en hâte. Je demande à l’ophtalmo-chirurgien ce qui s’est passé. Sans émotion ou excitation particulière, le Dr ELOM me répond qu’au moment où il achevait de recoudre la paupière, l’effet de l’anesthésie s’est brutalement estompé, de manière inexplicable ; et, vu l’âge du patient, il n’a pas pu faire autrement que de terminer l’opération à vif, craignant qu’une dose supplémentaire d’anesthésique lui soit fatale. Toujours imperturbable, le médecin m’assure que l’opération s’est bien déroulée, en dépit de cet incident, et qu’il n’y a pas de complication post-opératoire ou ultérieure à craindre.

Je me surprends alors en train de répondre au Dr ELOM que je ne veux plus entendre ou voir ma mère souffrir, qu’il prenne toute mesure qu’il pense utile à cet effet ; il me fixa, surpris par ces propos ; sans doute se demanda-t-il si je voulais dire que je n’excluais pas, dans ce cas, l’euthanasie ; à vrai dire moi-même je ne sais pas ; sur le coup, je pense que j’aurais tout accepté pour que ma mère ne souffre plus, au point de crier comme nous l’avions entendue.

De fait, deux jours après, tu répondais à nos blagues par un sourire léger ; mais surtout tu posais des questions sur la suite, notamment sur la prothèse, sur les lunettes que tu devras porter… Quelques jours après l’intervention, tu es sortie de la clinique ; tu as préféré aller chez ta fille Marie Thérèse, à Rue Manguiers, plutôt que de venir chez moi où tu ne te sentais plus à l’aise, depuis le départ de Gisèle Odile. Chez ma sœur aînée, nous venions souvent te rendre visite ; tu poursuivais le traitement d’antibiotiques qui t’avait été prescrit, tout en attendant que les commandes de la prothèse et des lunettes soient satisfaites.

Une semaine après la sortie de l’hôpital, tu fus accompagnée par ma sœur Marie Thérèse et un de mes frères cadets chez le Dr ELOM, pour contrôle de l’évolution de ton état. Selon le compte-rendu que m’en fit ma sœur, le docteur constata que les choses évoluaient bien ; il assura que la prothèse pouvait être implantée une quinzaine de jours plus tard. Il te fit aussi passer un test ophtalmologique en vue de prescrire les lunettes appropriées. Il promit que la paire de lunettes serait prête au moment de la pose de la prothèse. Deux semaines après cette visite de contrôle, la prothèse fut implantée par le Dr ELOM, qui te fit aussi essayer ta paire de lunettes. Quand je te retrouvai chez ma sœur, après l’implantation de la prothèse, et la remise de ta paire de lunettes, je pus constater, avec quelque satisfaction, que, en apparence, il était difficile de dire, avec tes lunettes, que la prothèse placée dans ton orbite n’était pas ton œil naturel. Tu es restée encore quelques jours avec ma sœur, puis, nous nous sommes organisés pour te ramener au village.

Certes ta vie n’a plus jamais été comme avant ; tu ne pouvais plus aller à tes champs, ni même mener toutes les petites activités autour desquelles était ponctuée ta vie au village, les réunions de l’Ekoan Maria (la Légion de Marie), les palabres pour arranger tel ou tel litige… Mais tu t’entretenais avec tes visiteurs, et tu surveillais les choses comme avant. Tu te comportais comme si tu avais décidé de ne plus penser à ce qui s’était passé dans le bloc opératoire de cette clinique.

En fin juillet 2001, tu fus ramenée à Yaoundé, dans un état assez inquiétant. Tu fus rapidement hospitalisée au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Yaoundé. Le Professeur NKAM et ses collaborateurs donnèrent le meilleur d’eux-mêmes, pendant plusieurs jours, pour arrêter la dégradation de ton état. Je crois me souvenir, même si je n’ai pas été à ton chevet, aussi assidûment que mes sœurs, et surtout ma belle-sœur OBANGA Thérèse, que tu as été consciente jusqu’au dernier jour. Tu as donc pu parler aux uns et aux autres ; tu as même donné des consignes claires à ta bru OBANGA Thérèse, épouse NDONGO Benoît. Tu as rappelé ta recommandation permanente, héritée de ton mari, « Rester unis comme un fagot de brindilles ». « Tout comme votre père, je n’ai rien de spécial à vous laisser, ni richesse, ni herbe particulière, ni gris-gris ; la seule chose que je vous laisse, c’est le chapelet, et la foi en un Dieu bon et juste ».

L’image que je retiens le plus de ce jour, ce dernier jour de ta vie sur terre, c’est nous tous, tes enfants, autour de ton lit, en train de prier sous la direction de Marie Thérèse, ta fille aînée, pendant que le Professeur NKAM, lui-même, essayait de faire repartir ton cœur qui venait de cesser de battre. Il essaya à trois reprises ; puis se tournant vers moi, il me dit, « Monsieur le Ministre, c’est terminé ; il n’y a plus rien qu’on puisse faire ». Nous priâmes encore quelques instants autour de ta dépouille. Ensuite je demandai que nous t’accompagnions la morgue du CHU, quelques trois cents mètres du bâtiment où tu avais été soignée.

Tes obsèques virent la participation d’une foule nombreuse. Je n’oublierai pas la participation du Secrétaire Général de la Présidence, M. MARAFA HAMIDOU YAYA, qui était plutôt rare dans ce genre de manifestations, mais avec qui je partageais une certaine estime humaine et professionnelle ; celle de M. FOTSO Victor, parti de BANDJOUN, dont il est maire, pour venir me témoigner sa sympathie, et regagner sa ville dès la fin de l’enterrement. Mes amis de toujours étaient aussi là, les Ministres Joël MOULEN, OLANGUENA Urbain, ton « fils » EYEBE AYISSI Henri, qui travaillait à l’époque avec moi au Ministère. Les Recteurs des universités d’Etat, pour la plupart, m’avaient fait l’amitié d’assister à tes obsèques. Ma belle-famille avait tenu à être particulièrement présente, malgré ou à cause de l’absence de leur fille, Marie Brigitte, mon épouse, qui se trouvait alors hospitalisée en France, depuis deux mois. Des personnalités comme le Ministre GARGA HAMAN ADJI me surprirent également par leur présence.

Monseigneur BALA Athanase présida la messe d’enterrement. Avec mes amis, anciens séminaristes, et sous la direction de Jérôme MVONDO, nous fûmes autorisés à exécuter le chant du « Dies Irae », que je m’étais secrètement promis de te chanter le jour de ton enterrement. Promesse tenue.

Je dois dire que j’ai été plutôt satisfait du déroulement de tes obsèques. J’ai toujours pensé que c’est une grâce d’enterrer ses parents, et que l’inverse est quelque chose de très pénible. Mes frères et moi avons eu cette grâce de t’enterrer ; alors Maman, repose en paix !

Mais je ne puis m’empêcher, dans la situation où je me trouve, d’imaginer ce qui se serait passé si tu étais encore dans ce monde. Peut-être serais-tu morte de honte, de douleur, de tristesse ou d’un arrêt cardiaque à la suite d’une énième information concernant ton fils.

Comment aurais-tu vécu tout ce qui a suivi ma garde à vue, toutes ces accusations déversées sur moi, transmises de bouche à oreille, ces calomnies véhiculées d’un média à l’autre. Ma pauvre mère, tu aurais eu du mal à reconnaître ton fils, en celui qui était désormais désigné comme le plus grand voleur (on préfère dire aujourd’hui prévaricateur »), qui aurait détourné une somme de plus de cinquante milliards de FCFA qu’on aurait retrouvée dans le compte d’une de ses amies aux Etats-Unis d’Amérique ; celui qui a été décrit comme un assoiffé de pouvoir, un « pouvoiriste », qui a voulu tuer le Président pour prendre sa place. Des émissions entières et spéciales ont été consacrées à ton fils, au cours desquelles intervenaient des gens, qui ne m’avaient jamais rencontré, mais qui répandaient sur moi des confidences insidieuses, fielleuses et haineuses. J’ai pu apprendre ainsi qu’avant mon arrestation, je ne pouvais plus mettre les pieds dans mon village, j’y étais vomi, parce que je n’avais rien fait pour personne de mon village.

Comme tu dois l’avoir vu de là où tu te trouves, tout cela n’était qu’un tissu de montages mensongers, destiné uniquement à faire mal,

détruire. Tu sais, Maman, ma sœur Marie Joseph MEBARA, écoutant l’une de ces émissions, d’une radio privée, a été prise d’une colère noire, et a décidé d’aller réglé son compte à l’animateur de l’émission en question. N’eût été l’intervention énergique d’un de ses enfants, elle serait peut-être ici ou à la prison des femmes de MFOU, pour coups et blessures graves. Elle ne supportait pas les tonnes de mensonges dont était couvert son frère. Même ta fille aînée, Marie Thérèse, elle si peu loquace, on la surprenait de plus en plus souvent en train de vitupérer contre tel ou tel média qui avait émis ou publié tel propos malveillant sur moi.

Et puis il y a eu, ce que je considère comme le plus dur, au plan émotionnel, les adieux à ma famille, au sortir du bureau du juge d’instruction, après la décision de celui-ci de me placer en détention provisoire à Kondengui. Ils étaient tous agglutinés dehors, près du portail qui donne sur le bureau des juges, attendant ma sortie. Je n’ai pas eu besoin de parler ; ils ont compris, en me voyant aller monter dans la camionnette de la Police Judiciaire, que je « descendais » en prison. J’ai demandé au Commissaire EVINA, chargé de convoyer OTELE et moi-même à KONDENGUI, quelques minutes pour dire au revoir à la famille ; tout ému lui aussi, il a accepté. En essayant de ne montrer aucune émotion, j’ai embrassé ceux des proches parents qui se trouvaient devant moi, certains sanglotant et vitupérant contre la justice, d’autres gardant en ces moments, une tristesse, une amertume digne : Charles, mon ami et frère, MEBADA Grégoire, à qui je transmettais, au moins provisoirement la charge de la famille, mon grand-frère NDONGO Benoît, mon cadet MEBADA OWONA, mes sœurs aînées Marie Thérèse et Marie Joseph ; j’ai salué quelques neveux et nièces, inconsolables comme TITUS, Nicole et PAOLO. Et puis, en dernier, j’ai longuement embrassé mon épouse, à côté de la voiture de la police ; elle a eu à mon adresse, un des mots les plus touchants et les plus réconfortants, « va, mon mari, je sais que tu es innocent ». Je devais contenir mon émotion et mes ressentiments, pour ne pas en rajouter au côté tragique de la situation. Je pris place dans la camionnette, encadré par les éléments de la Police Judiciaire. Au moment de démarrer, je jetai un dernier coup d’œil vers les miens, presque tous étaient maintenant en larmes. Je réussis à leur faire un dernier adieu de la main ; puis la voiture de la police prit de la vitesse et nous nous dirigeâmes, à vive allure, vers KONDENGUI.

Je ne sais pas ce qu’il y a de plus dur pour un homme, que de voir ainsi ses proches souffrir à en pleurer, des humiliations et des injustices que l’on vous fait subir !

Ce n’était que le début !

l’arrivée à KONDENGUI, seul mon fidèle ancien collaborateur, Pie-Claude EBODE, fut autorisé à entrer pour me remettre les accessoires de première nécessité, matelas, trousse de toilette, bouteilles d’eau. Quand les formalités d’enregistrement furent achevées, il fallut qu’il s’en aille. Contenant mon émotion, je lui serrai la main, tout en le remerciant pour tout. Sans doute étreint par un gros chagrin, il me tourna le dos et s’en alla vers la porte de sortie, qui se referma derrière lui. À la fois j’éprouvai de l’admiration pour ce jeune homme qui semblait vivre ces moments avec la même réserve et la même dignité que lorsqu’il officiait comme mon Secrétaire Particulier, et je le plaignais de devoir affronter toutes ces humiliations qui n’allaient pas manquer de rejaillir sur lui. Mais je dois reconnaître qu’il a su faire face !

La prison de KONDENGUI, comme sans doute dans d’autres à travers le monde, les frustrations et vexations ne sont pas rares, surtout pour les nouveaux détenus. Dans les dix premiers jours de mon arrivée ici, j’ai connu ce qu’on appelle une fouille musclée, menée par des forces de sécurité mixtes, constituées de gendarmes, de policiers, sous l’autorité de plusieurs officiers et sous-officiers. Ils étaient là pour fouiller dans les quartiers « spéciaux », c’est-à-dire les nôtres. Pendant des heures, ils ont mis sens dessus-dessous nos petits bagages et documents ; j’ai même eu droit à une fouille au corps d’une jeune gendarme. Les jeunes élèves gendarmes que l’on avait commis pour cette tâche semblaient particulièrement intéressés par le spectacle qui leur était offert, d’un ancien Secrétaire Général de la Présidence et un ancien Ministre de la Santé en prison. Et puis quand ils eurent terminé et qu’ils furent partis, les détenus plus anciens m’affirmèrent que c’est la façon adoptée ces derniers temps par les responsables des prisons, pour « souhaiter la bienvenue » aux nouveaux prisonniers VIP. Ce ne fut pas une épreuve vraiment traumatisante pour moi ; j’avais déjà assisté à la perquisition de notre domicile à Yaoundé. Par ailleurs, je n’avais rien à craindre, puisque je ne détenais rien de ce qu’ils cherchaient, armes, boissons alcoolisées, drogues, cigarettes… Pour certains détenus, il s’agissait, par ces fouilles, qui se répétèrent deux autres fois au cours des deux mois suivants, de manœuvres d’intimidation, visant surtout à porter atteinte au moral des nouveaux détenus.

C’est sans doute aussi dans le cadre de ces manœuvres et pratiques psychologiques qu’il faut inscrire la séparation que l’on vous impose des vôtres, pendant des mois et des mois ; j’ai ainsi passé au moins quatre, avant que mes parents obtiennent enfin le « permis de communiquer », après que mes avocats eurent adressé une requête au Ministre de la Justice, au sujet de cette violation de mes droits. Y avait-il vraiment des instructions pour que nous soyons traités ainsi ? De la part de quelle autorité ? Etait-ce plutôt une autre illustration de nos lenteurs administratives ? Je n’en sais rien.

Durant cette période de non-communication avec les miens, l’Intendant MINKADA, un jour, me raconte, que mon épouse, Marie Brigitte, venait souvent rester de longs moments devant la prison, en disant qu’elle voulait ainsi rentrer à la maison avec le sentiment de ne pas m’avoir laissé seul, d’avoir été à mes côtés quelque temps. Et le brave Intendant d’ajouter que cela n’était pas facile pour lui, époux et chef de famille d’entendre une femme parler ainsi sans pouvoir rien faire, mais qu’il devait se conformer aux consignes officielles, à savoir, « pas de droit de communiquer, jusqu’à nouvel avis ».

Comment aurais-tu supporté cela, Maman ? Ton cœur, déjà fragilisé par les maladies, l’âge et tout ce que tu avais vécu, aurait-il résisté à tout ceci ?

Tu sais qu’ils ont fait pleurer ma sœur Marie Thérèse un jour ? Alors que j’étais encore interdit de visite, ma sœur réussit, à entrer, un jour de visites, jusqu’à la cour intérieure, et à être installée dans le Bureau Intérieur (BI). Un des adjoints du Régisseur, (le grand Chef ici), appelé du sobriquet de « chef SAF », vient trouver Marie Thérèse là où elle était assise, et lui demande le nom de la personne qu’elle est venue voir, (il avait sans doute été informé par un des nombreux agents de renseignements qui pullulent en prison) ; quand elle eût donné mon nom, le Chef SAF laissa éclater son courroux : « Sortez Madame, ce monsieur n’a pas droit aux visites ! Qui vous a laissé entrer ici ? Sortez ! Puis, sans ménagement, il se mit à la pousser vers la sortie. Marie Thérèse ne put retenir ses sanglots et, tout en reprenant le panier de nourriture qu’elle avait posé par terre, elle, généralement si calme et paisible, demanda à l’adjoint du Régisseur, « Qui a-t-il tué pour être traité de cette façon ? ». Un des détenus, du même quartier que moi et qui se trouvait dans le Bureau Intérieur, en train de recevoir un visiteur, proposa à ma sœur, en langue Beti pour la rassurer, de lui remettre le panier, afin qu’il me le fasse tenir ; elle accepta de remettre le panier. Puis en continuant de pleurer, elle s’en alla vers la grille où le Chef SAF lui ordonnait de se rendre afin de sortir de la prison.

Mon co-détenu me remit le panier de nourriture, tout en me narrant l’incident. Toutes sortes d’idées ont alors traversé mon esprit. Cette nuit-là, je n’ai pu retenir le flot d’émotions qui m’envahirent en me remémorant la scène qui m’avait été contée par un témoin oculaire. Je me suis notamment dit que si on a pu traiter ainsi une femme de 65 ans, c’est sans doute de la même manière qu’il t’aurait traitée…

Le lendemain, j’envoyai un ancien de notre quartier, imposant de sa personne, dire au Chef SAF que « je n’accepterais plus, sans réagir, que cette dame qu’il a ainsi éconduite, soit traitée de manière aussi irrespectueuse et humiliante ; qu’il vaut mieux que l’on ne l’autorise pas à entrer, plutôt que de la laisser entrer, pour l’humilier ensuite, publiquement ; que cette femme qui est désormais à la place de ma mère, ne le mérite pas, et moi non plus ». Il n’y eut plus d’incident similaire avec ce responsable. Lorsque, quelques mois plus tard, ce Chef SAF fut affecté à la Délégation Régionale du Centre, il eut un geste d’une certaine noblesse : il me fit appeler à son bureau et il me présenta ses excuses « au cas où, pendant son séjour ici, il m’aurait fait du tort » ; il me tendit la main comme pour sceller la réconciliation. Je pris la main tendue et je l’entendis me souhaiter bonne chance pour mon dossier. Je lui répondis que j’appréciai son geste et que je lui pardonnais tout, sincèrement ; puis je lui souhaitai aussi bonne chance dans sa nouvelle affectation.

J’ai vraiment des doutes, Maman, que tu aurais accepté tout ceci avec ton fatalisme habituel. Je me dis parfois que ton sang Eton aurait fait plusieurs tours dans ta tête, tu aurais été remuer ciel et terre, jusqu’à ce que tu obtiennes le droit de me rendre visite.

Souvent, assis au parloir, en train de recevoir, j’ai assisté à des scènes, toujours pathétiques pour moi, des mères d’un certain âge, venant rendre visite à leur progéniture, surtout la première visite. Vraiment pénible ! Tout commence au niveau de la grille, où elles doivent subir la fouille systématique, puis, présenter leur paquet, panier ou hotte, pour faire examiner le contenu. Aucune des mamans que j’ai vues à cet endroit ne m’a paru avoir été préparée à ce rite, d’humiliation, puisqu’il se déroule devant d’autres visiteurs, et que ce ne sont pas toujours les femmes qui font la fouille. Parce que c’est là qu’elles éclatent souvent en sanglots, ou laissent exploser leur colère et leur indignation.

Parmi les choses que j’ai observées, il n’y a rien qui m’ait inspiré autant de compassion que de voir une mère, une belle-mère, pleurant dans les bras de son fils ou de son petit-fils, celui-ci essayant de retenir ses propres sanglots. Enfin de compte, quand je compare ce que tu as enduré sur cette terre des hommes avec ma situation aujourd’hui, tes douleurs intérieures et tes souffrances physiques me paraissent de loin plus marquantes, plus grandes encore. Je ne peux alors que te remercier, Maman pour les leçons et exemples d’humilité, de dignité, d’espérance contre toute désespérance, de foi inébranlable, que tu nous as donnés, face à toutes ces épreuves que la vie t’a imposées. Pour tout cela, pour toi, Maman, je tiendrai aussi, autant que Dieu me le permettra, et il me le permettra.

Je dois aussi te remercier, Maman, pour toutes ces familles que tu nous as laissées. D’abord ma famille biologique, ces frères et sœurs qui ne m’ont jamais paru aussi chers. Leur unité et leur solidarité autour de moi sont telles, depuis le début de cette affaire, qu’ils en sont arrivés à indisposer certains de ceux qui les voient, toujours nombreux derrière ou à côté de moi, ici en prison ou au cabinet du Juge d’Instruction. Malgré les maladies, il n’y a pas une semaine où nous ne nous sommes pas retrouvés au parloir de la prison, pour ce que quelques-uns ont appelé, « notre messe du dimanche ». Ils n’ont cessé de m’apporter, chacun, le meilleur de lui-même, eux et leurs enfants. Je n’échangerai cette famille contre rien au monde. Je me demande parfois s’il me sera possible demain de leur dire suffisamment toute ma gratitude.

Je ne peux pas m’abstenir de te dire ici à quel point ton petit dernier Grégoire, m’impressionne, souvent jusqu’aux larmes ; il a désormais pris, au moins provisoirement, le flambeau du soutien principal de la famille que tu as laissée. Il fait preuve d’une telle solidité psychologique, d’une telle tolérance face aux provocations de toutes sortes, et d’un tel sens d’initiatives et de responsabilités !

Peine informé de mon incarcération, ton petit-fils, MAO, est parti de Paris où il travaille depuis plus de cinq ans, pour venir me voir ; il a assisté, serrant mon cartable sur sa poitrine et sans dire un seul mot, à la perquisition à la maison, moment pourtant particulièrement éprouvant. Face aux risques de traumatisme qu’il pressentait pour ses jeunes frères et sœurs, il a proposé de les prendre avec lui en France. En acceptant cette idée, je m’en voulais de lui imposer, à cet âge, avec une jeune épouse et un bébé, une charge aussi grande, un tel sacrifice. Mais en même temps, j’étais fier de lui, de son sens de responsabilité. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que si je devais rejoindre mes parents, mon fils MAO, Olivier-Charles serait apte à prendre la relève. C’est un sentiment réconfortant quand on se retrouve dans ce genre de situation.

Pour ce fils, et pour tous les enfants que Dieu m’a confiés, par le sang ou par les hasards de la vie, je dois poursuivre le combat pour la vérité et la justice, jusqu’au bout.

Merci pour ta famille d’origine, les Mvog Ebode, mes cousins et cousines maternelles, toujours nombreux, réguliers et forts dans leur soutien. Joseph KEDE AFANA, le fils de ta petite sœur NTEME, décédée avant toi, entretient la flamme de cette parenté, qui me semble aujourd’hui plus solide que tout. Pour toutes ces familles aussi, je dois tenir ; je dois surmonter l’épreuve actuelle, avec humilité, avec dignité, avec la même foi inébranlable que toi, Maman, que notre Dieu est miséricordieux et juste.

Toi qui sais déjà comment tout ceci va se terminer, peut-être viendras-tu un de ces jours m’en faire confidence dans un rêve. Tu sais, la dernière fois que tu m’as ainsi rendu visite ici, ton message n’a pas été très clair.

Disons donc à Bientôt Maman.

Ton fils qui t’aime toujours, malgré le temps qui est passé.

Source: www.camerounweb.com