Enquête exclusive sur 40 ans de marginalisation politique du Nord camerounais Par notre envoyé spécial

Issa Kamto Bello Image illustrative

Tue, 23 Sep 2025 Source: www.camerounweb.com

Dans les rues poussiéreuses de Garoua, comme dans les quartiers populaires de Maroua ou Ngaoundéré, un nom revient sur toutes les lèvres : Issa Tchiroma Bakary. Mais au-delà de la candidature de l'ancien ministre à la présidentielle du 12 octobre, c'est toute l'histoire d'une région en révolte que Jeune Afrique a reconstituée à travers une enquête exclusive menée dans le septentrion camerounais.

L'histoire commence en 1984, avec la tentative de putsch menée par des officiers nordistes contre Paul Biya. Jeune Afrique a pu reconstituer l'épisode qui a marqué durablement les relations entre le pouvoir central et le Nord du pays.

"Il y a eu un coup de filet général. L'entourage de Paul Biya a considéré que tous les notables nordistes étaient forcément au courant du putsch, ce qui était évidemment faux", révèle à Jeune Afrique une source ayant vécu ces événements. Issa Tchiroma Bakary, alors simple ingénieur à la Regifercam, fait partie des victimes de cette suspicion généralisée. Incarcéré sans jugement, il ne sera libéré qu'en 1990.

Nos investigations exclusives révèlent que cette prison a transformé Tchiroma en révolutionnaire. "Quand il est sorti, il est devenu un des activistes les plus importants des opérations villes mortes qui étaient alors organisées au Cameroun", nous confie un témoin de l'époque. Jeune Afrique a pu identifier le trio qui menait la contestation nordiste : Issa Tchiroma Bakary, Anicet Ekane et Djeukam Tchameni.

Ces "opérations villes mortes", méthode de résistance civile importée du Bénin et du Togo, paralysent le Nord du Cameroun entre 1990 et 1992. Selon nos sources exclusives, Tchiroma était celui "qui mobilisait le plus" dans le septentrion, utilisant son réseau d'anciens détenus et sa connaissance du terrain.

Face à cette contestation nordiste, Paul Biya développe une stratégie subtile que Jeune Afrique révèle aujourd'hui. Plutôt que d'affronter frontalement l'opposition nordiste, il choisit de la diviser en cooptant ses dirigeants les uns après les autres.

"Paul Biya le trahit et initie des négociations secrètes avec deux jeunes loups de l'UNDP", nous explique un proche de l'époque. Cette stratégie de cooptation sélective permet au président de neutraliser la contestation tout en maintenant Bello Bouba Maïgari, le chef historique de l'opposition nordiste, dans une position affaiblie.

Jeune Afrique révèle comment le système Biya a méthodiquement utilisé et usé les élites nordistes. Le cas de Tchiroma est exemplaire : ministre des Transports (1992-1996), puis traversée du désert de dix ans, retour comme ministre de la Communication (2009-2019), puis rétrogradation au ministère de l'Emploi.

"À Yaoundé, chacun sait que le 'vrai ministre' est celui du Travail, Grégoire Owona. Issa Tchiroma Bakary vient d'hériter d'une coquille vide", nous confie un observateur du gouvernement camerounais. Cette méthode de promotion-sanction permet au régime de maintenir une façade d'inclusion tout en neutralisant les ambitions nordistes.

Nos correspondants dans le Nord rapportent une frustration grandissante face à ce qu'ils perçoivent comme une marginalisation systémique. "Tchiroma a perdu le contact avec le président [...] pendant qu'il sentait la grogne monter dans le septentrion", analyse un opposant joint par Jeune Afrique.

Cette grogne s'exprime à travers plusieurs indicateurs que Jeune Afrique a pu documenter :

Le manque d'infrastructures routières entre Yaoundé et les capitales nordistes

La sous-représentation nordiste dans les postes clés de l'administration

L'enclavement économique d'une région pourtant riche en ressources agricoles et minières

Jeune Afrique révèle la stratégie symbolique développée par Tchiroma pour sa campagne présidentielle. Le 13 septembre 2025, jour commémoratif de l'assassinat de Ruben Um Nyobe, il est présenté comme candidat de consensus par ses anciens complices des "années de braise".

"Il tente d'incarner à la fois l'esprit d'Ahidjo et celui de son adversaire symbolique, Um Nyobe", analyse un proche du candidat interrogé par Jeune Afrique. Cette réconciliation posthume entre le premier président nordiste et le leader indépendantiste bassa vise à dépasser les clivages ethniques traditionnels.

Jeune Afrique révèle en exclusivité l'épisode de l'interdiction de voyage de Tchiroma au Sénégal en août 2025. Alors qu'il s'apprêtait à se rendre sur la tombe d'Ahmadou Ahidjo à Dakar, les autorités camerounaises l'ont empêché d'embarquer à l'aéroport de Yaoundé.

Selon nos informations, cette interdiction témoigne de la nervosité du pouvoir face à toute tentative de réhabilitation de la figure d'Ahidjo, que Paul Biya avait écarté du pouvoir en 1982. Le pèlerinage sur sa tombe aurait constitué un symbole fort pour mobiliser l'électorat nordiste.

Pour les observateurs interrogés par Jeune Afrique, la candidature de Tchiroma marque potentiellement la fin d'un cycle. "Dans un pays où l'âge médian n'est que de 18 ans, il n'est encore pour beaucoup qu'un 'ministre de Paul Biya'", tempère un analyste politique.

Mais dans le septentrion, la dynamique semble différente. La communauté peule, dont fait partie Tchiroma, représente une force électorale non négligeable. Sa stratégie de lancer sa campagne à Bertoua, où cette communauté est nombreuse, témoigne de sa volonté de construire une base nationale au-delà du seul septentrion.

Reste à savoir si cette révolte du Nord, après 40 ans de cooptation et de division, trouvera enfin son expression politique le 12 octobre prochain.

Source: www.camerounweb.com