Il aura fallu attendre près d’un an pour voir les débats enfin ouverts dans la deuxième affaire Emmanuel Leubou pendante devant le Tribunal criminel spécial (TCS). Le 7 janvier, les juges ont entendu le premier des quatre témoins à charge, notamment Michel Bakary, inspecteur de la comptabilité-matière. Le concerné assure les fonctions de sous-directeur de la gestion du contentieux de la solde et du suivi de la réforme au ministère des Finances (Minfi) depuis janvier 2015. Le témoin n’a répondu qu’aux questions du parquet et du représentant du Minfi, partie civile dans le procès. La défense a sollicité un renvoi pour préparer son contre-interrogatoire programmé les 23, 24 et 25 mars prochain.
Dans ce dossier, M. Leubou, ancien chef de la cellule informatique à la direction des dépenses des personnels et des pensions (Ddpp) au Minfi répond de la supposée coaction de complicité de détournement de 320,8 millions de francs aux côtés de Philippe Raoul Panko, ex-chef service de la gestion à la sous-direction de la gestion du contentieux et du suivi du Minfi et de M. Ousmane Boukar, sous-officier de l’armée marine en fuite, et Georges Bertrand Ze, sans emploi. On leur fait le reproche d’être les cerveaux d’une vaste fraude portant sur les salaires des agents de l’Etat affectés à l’étranger, fraude orchestrée dans le service de la gestion évoqué, dirigé par M. Panko depuis janvier 2015.
Pendant son témoignage, M. Bakary a expliqué que sa sous-direction traite en gros de tout ce qui touche à la solde des agents de l’Etat et des éléments de leur rémunération, exceptés les agents de l’Etat à la retraite et les personnels du ministère de la Défense (Mindef). Outre le service de la gestion déjà évoqué, sa sous-direction comprend également le service du suivi de la réforme et le service du contentieux et des prestations familiales.
Demande de travail
M. Bakary indique que ce service de la gestion s’occupe du calcul des salaires, des prestations familiales, des primes de suggestion, des indemnités de non-logement, des états des sommes dues vulgairement appelées rappels. Lorsqu’il s’agit du traitement des diplomates affectés à l’étranger, le chef service de la gestion confectionne un document appelé «demande de travail».
Document dans lequel il mentionne le nom de l’agent de l’Etat affecté à l’étranger, son matricule solde et le code de résidence de son pays d’accueil. De fait, les salaires des fonctionnaires affectés à l’étranger bénéficient d’un coefficient au «taux extérieur». C’est un mécanisme du Trésor qui permet de les arrimer au niveau de vie du pays d’accueil de l’agent bénéficiaire. Selon le témoin, ce procédé est de la «compétence exclusive du chef service de la gestion. Une fois que ces dossiers sont traités, ils sont transmis au chef de la cellule informatique de la Ddpp par son directeur dans une clef USB. Le seul rôle de l’informaticien est de «positionner» les salaires coéfficiés au taux extérieur dans les données informatiques de la solde de l’Etat.
Question du procureur général : «Dans quelle circonstance, avez-vous découvert les dysfonctionnements durant le mois de février 2018 dans le service de la gestion ? Et qu’avez-vous fait ?» En guise de réponse, M. Bakary a longuement expliqué que tout est parti d’un décret du chef de l’Etat signé le 7 novembre 2017 et déployant les personnels dans les missions diplomatiques et consulaires du Cameroun. Dans la foulée, le 17 janvier 2018, le ministre des Relations extérieures (Minrex) avait créé un comité ad-hoc composé des agents de ses services et ceux du Minfi.
Outre M. Bakary, le Minfi était également représenté dans ledit comité par le directeur des dépenses des personnels et des pensions (Ddpp) et M. Leubou Emmanuel, le chef de la cellule informatique de la Ddpp. Le comité en question était «chargé du traitement des dossiers de mise en route des personnels promus», autrement dit d’étudier la prise en charge financière des personnels affectés à l’étranger. Un mois plus tard, le 14 février, le Minrex avait transmis à la sous-direction dirigée par le témoin la liste des «47 dossiers des personnels» touchés par les affectations, ceci sous la forme d’un bordereau. Le comité a travaillé d’arrache-pied puisque «le dernier jour du traitement de la solde était le 18 février», indique le témoin précisant néanmoins que toutes les étapes de traitement de ce genre de dossiers ont été respectées à la lettre.
Alors que le comité ad-hoc avait rendu sa copie et que les salaires ainsi traités étaient déjà virés, M. Bakary affirme qu’il a d’autorité décidé de procéder à des vérifications sur «le travail abattu» en confrontant à son niveau les informations du décret présidentiel déjà cité avec celles du bordereau de transmission reçu du Minrex et des «demandes de travail initiées par M. Panko».
C’est ce dernier coup d’œil qui aurait permis de démasquer la fraude. «J’ai relevé, dit-il, des incohérences, des anomalies dans les demandes de travail en constatant que les matricules de certains personnels promus au Minrex avaient été substitués». 13 noms n’ayant rien à voir avec les affectations avaient été insérés dans la liste du Minrex. Les fraudeurs, en majorité des militaires, ont touché en février 2018 des salaires gonflés au taux extérieur alors qu’ils étaient pourtant en service au pays.
Face à la situation, M. Bakary affirme qu’il a aussitôt alerté le directeur de la Ddpp et M. Leubou, qui faisaient partie comme lui du comité ad-hoc. Ensemble, le 28 février 2018, ils ont rapporté les faits au ministre des Finances. Et pour juguler la saignée du Trésor, ils ont suggéré au ministre une batterie de mesures, notamment de faire suspendre le paiement des salaires en cause auprès des banques dans lesquelles ils ont été virés et de les faire retourner au Minfi, de saisir la direction de la sécurité militaire. M. Panko a été relevé de ses fonctions.
Deuxième cas de fraude
Répondant à une autre question du procureur, M. Bakary indique que M. Panko a failli «l’induire en erreur». Ce geste lui a permis de mettre en lumière une «deuxième vague de fraudes» également attribuée à son ancien collègue. Il déclare que M. Panko avait fait parvenir à son secrétariat des «demandes de travail» pour huit dossiers de militaires prétendument en fin d’affectation à l’étranger, qui sollicitaient que leurs salaires soient ramenés cette fois-là au «taux intérieur». Les vérifications faites par le témoin au Mindef et au Minrex ainsi qu’au service du courrier du Minfi lui ont permis de découvrir, selon son témoignage, que toutes les pièces jointes à ces dossiers étaient fausses. Il a lu les noms des faussaires dans chaque cas.
Le procureur a relancé son témoin en demandant si après la découverte des faits décriés, il n’a pas poussé ses investigations plus loin pour cerner l’étendue de la fraude. Il a illustré sa question avec quelques extraits des déclarations faites par M. Panko à l’information judiciaire selon lesquelles entre janvier 2015 et mars 2019, cet accusé avait fait bénéficier à certains fonctionnaires des salaires frauduleusement coéfficiés au taux extérieur. En réaction, le témoin va expliquer qu’à la suite des «anomalies de février 2018», le ministre des Finances l’a commis avec le directeur de la Ddpp de conduire une mission de vérification consistant à recenser dans les différentes administrations tous les agents de l’Etat ayant bénéficié d’un salaire au taux extérieur au moins une fois depuis 2010. Les intéressés étaient invités à présenter l’acte de leur nomination à l’étranger.
«A l’heure actuelle, indique le témoin, nous sommes en train de finaliser le traitement de ces données afin de rendre compte au ministre et d’émettre des ordres de recettes aux éventuels fraudeurs».
Rappelons que M. Leubou, M. Panko et M. Maliki Boukar sont en jugement pour de supposés fraudes sur la solde de l’Etat. Deux personnes sont quant à elles poursuivies pour la supposée perception des salaires litigieux. Il s’agit de Nathalie Crescence Zoua Ngono (51 millions), Ymele Zanfack (20,3 millions). Selon l’accusation, les militaires impliqués dans le scandale font l’objet des «poursuites répressives distinctes». M. Leubou est visé dans une autre procédure pendante au TCS. Aucun des accusés n’a encore présenté sa version des faits depuis l’ouverture des débats publics