De gros investissements, pour peu de services. De plus en plus, des riches Bamilékés n’arrivent pas à jouir de leurs concessions de campagne, malgré l’importance des moyens investis pour les bâtir.
Au centre-ville de Bazou, on vous parlera du Carrefour Trois lions. Ce nom insolite est intimement lié à la Résidence de Pierre Tchanque, ancien maire de Bazou mais surtout ancien Président de la Chambre de commerce, de l’Industrie et des Mines du Cameroun et fondateur des Nouvelles Brasseries d’Afrique (Nobra), une entreprise classée comme plus grande société brassicole au sud du Sahara, dans les années 80, avant une faillite toujours assimilée au sabotage organisé. Sur la collinette qui jouxte ce carrefour, Pierre Tchanque a construit une imposante maison. Ceux qui la fréquentaient rapportent qu’un hélicoptère pouvait atterrir sur le toit, en cas de nécessité.
Dans la région, il n’y a que la résidence d’Yves Michel Fotso, à Yom par Bandjoun, qui aurait lui-même estimé l’investissement à 2 milliards, pour afficher de telles prétentions. Si les morts revenaient à notre vie, Pierre Tchanque aurait de grosses raisons de s’inquiéter. Va pour les considérations mystiques autour d’un lieu, où l’homme d’affaires recevait d’illustres personnalités et offrait quelques fois à boire aux riverains. Depuis en effet qu’il est mort, des difficultés évidentes d’entretien ont poussé la bâtisse dans un état de délabrement très avancé. Le temps, des passants mal intentionnés et même pervers, ont cassé la gueule à ces lions de béton, qu’il avait érigés en signe de pouvoir et comme décoration, au point où ils rendent maintenant le carrefour plutôt effrayant. Les membres de la famille, qui passent par le village, semblent esquiver la bâtisse et préfèrent poser leurs bagages dans un cadre plus modeste, au centre-ville.
Venez-voir
Image choquante d’un investissement de gros moyens pour construire des demeures dignes des contes de fées, qui ne résistent pas à la génération des bâtisseurs et interroge sur la nécessité de toujours construire au village, alors même que la totalité de la famille ne vit pas seulement en ville mais désormais hors du pays. Quand on va de Yaoundé pour l’Ouest, le touriste est frappé dès le carrefour Tonga par la domination, de chaque côté de la route, des domiciles imposants de Dieudonné Bankoue et Jean Claude Feutcheu. Les deux maisons, qui appartiennent respectivement au maire et au député de la localité, deux hommes puissants, inspirent certes du respect mais elles ne représentent rien face à l’ostentation des « maisons du village » que l’on va découvrir, en continuant de monter.
« Je ne sais pas pourquoi Dieu ne m’a pas mis à la tête du groupement Bansoa », nous confiait il y a quelques années un chef supérieur du Haut Nkam. Son regret : « ce village a un milliardaire sur tous les 2km². Ils mettent leur chef aux petits soins ». Bansoa est en effet le fief de Bernard Fokou, un homme d’affaires qui a fait fortune dans la quincaillerie, la fabrication et la distribution des produits alimentaires, boissons alcoolisées et dont la jalousie sur son expansion économique a récemment fait du bruit du côté de la République du Gabon. Sa concession est un espace multifonctionnel qui intègre jusqu’aux espaces de jeu. Elle fait carrément obstruction à la chefferie supérieure qui se trouve en contrebas, tant elle impose. Avec d’autres congénères qui viennent de s’enrichir, en vendant le pétrole ou des matériaux de construction, il y a dans ce groupement de la Menoua au moins dix maisons dont le coût de construction tutoie le milliard. Quelques propriétaires sont parfois issus d’une même famille mais chacun est allé créer sa concession, pour mieux taper à l’œil.
Certaines de ces maisons sont tellement imposantes qu’elles servent désormais de repères aux voyageurs. Sans véritablement se situer au village, la résidence de Congelcam (Sylvestre Ngouchinghe de son vrai nom), au lieudit Kena, à Bamougoum, est en train d’effacer le nom traditionnel du coin, pour servir de repère urbain aux habitants de Bafoussam, au même titre que l’aéroport avoisinant ou le stade omnisports de Tocket. Ainsi aussi de celle du très avisé Victor Fotso, qui utilisait les services d’un architecte réputé pour ses nombreuses constructions. Il avait fini par traîner ce dernier en justice, pour une affaire de détournements autour des « carreaux pharaoniques » lors de la construction de l’hôtel de ville de Bandjoun. Le riche homme d’affaires de Mbo, qui avant de mourir (le 20 mars 2020 de suites de longue maladie à 94 ans) a fait don d’un milliard de nos francs au diocèse de Bafoussam pour la construction de sa cathédrale, ne lésinait pas sur les moyens. Et même s’il a une famille nombreuse, sa concession principale ressemble à un petit village autonome. Son voisin, le très illustre Noutchogouin Jean Samuel, mort le 11 janvier 2019 à Neuilly-surSeine France à 85 ans, n’a pas lui aussi fait dans la dentelle, alors que ses descendants sont peu nombreux et pour la totalité des gens au-dessus du besoin.
Gouffres à sous
Les touristes comparent le relief de Bana à celui d’un célèbre canton suisse : une succession de collines dont chacune a été colonisée par un riche, qui y a construit une maison imposante, dans une concurrence savamment entretenue. La nuit lors des weekends de funérailles et bien avant le boom des panneaux solaires, des lampadaires, alignés le long des barrières et des routes privées qui y mènent, émerveillaient tout passant. Au milieu de ce décor de rêve, la concession de Joseph Kadji Defosso impose. À l’entrée, un sanctuaire catholique, inaugurée en son temps par l’évêque de Nkongsamba, où les villageois viennent souvent louer le Seigneur et où il lui arrivait de faire lui-même le protocole par temps de cérémonie importante. Puis à l’intérieur d’une gigantesque barrière, qui fait le tour de la colline, une somptueuse bâtisse qui court sur plusieurs hectares. Dans les années 90, il avait l’une des plus grandes salles de fêtes de toute la région de l’Ouest.
Comme la bière qui porte son nom, la concession du père de « Kadji Beer » était un chantier permanent : « il a fallu du temps ». Du temps pour construire, du temps pour casser, puis reconstruire, sans être sûr de terminer. L’homme, d’un orgueil surdimensionné, imposait un nouveau plan de la maison ou des ajustements, après chaque voyage dans les coins luxueux du monde. Parfois avec une technologie non moderne, des consignes mal comprises et une prise de risques inconséquente. Ses voisins se souviennent encore de l’électrocution d’un jeune maçon d’origine anglophone, qui voulut couler un poteau sous un poteau de haute tension, alors que la Sonel n’avait pas coupé l’alimentation. Dans la même localité, les habitudes de vie de Claude Juimo Monthe, qu’on associait à « Honig cube », l’un des produits phares de ses entreprises sont connues. Lorsque les lumières brillent sur la barrière, cela signifie que l’homme d’affaires, qui court le monde pour suivre les nombreuses affaires de son héritage, est présent. La légende rapporte à Bana qu’en mourant, Monthe père avait interdit à ses enfants de mettre leurs pieds dans sa maison. Celle où il vivait pourtant et les recevait tous les temps. De la détruire, pour construire la leur, avec les énormes moyens qu’il a laissés. En sus, de ne jamais congédier le veilleur d’origine Bororo qui a surveillé la concession pendant des décennies. Ce que fit opportunément « Chambre de commerce », son successeur, avant même de prendre les commandes de la chambre consulaire. L’un de ses frères n’a pas trouvé nécessaire de l’y suivre ; il a acquis un terrain et y a construit sans doute la maison de la plus haute colline du village. Contrairement aux autres riches du village, la générosité du successeur était vantée, avant qu’il ne se rende inaccessible. Le soir venu, des nécessiteux allaient dans cette résidence où la vie se croque à belles dents poser pour leurs problèmes, parfois sérieux, des fois mesquins, et en ressortaient avec d’importants dépannages.
Le riche du village
La concession d’André Sohaing, à Bayangam, n’a sans doute pas la même grandiloquence. Mais elle ne manque pas d’intérêt, dès lors que l’ancien maire et homme d’affaires célèbre avait même prêté un flanc de celle-ci à la mairie dont il était l’édile et qu’une fondation boudée depuis sa mort la jouxte au quartier Kassap. Fait plus marquant encore, aucun groupement parmi la centaine que compte la Région de l’Ouest, n’échappe au phénomène. Dans les années 90, les riches fils du groupement Bandenkop étaient la risée de leurs voisins, à cause de la permanence des chantiers dans les mêmes concessions. « Il y avait une concurrence telle que certains refusaient d’utiliser le même type de carreaux qu’un frère, supposé moins aisé. Quand il avait construit et découvrait à l’occasion d’un événement qu’il avait été copié, chacun prenait immédiatement des dispositions pour changer. Certes cela donnait du travail à bien de techniciens de l’époque mais dans le même temps, cela faisait de l’argent inutilement dépensé dans des batailles d’egos », résume André Kemle, un ressortissant du coin qui a vécu « le retour au village des riches boulangers ».
À Bangang ou Balatchi dans les Bamboutos, Fondonera ou Bafou dans la Menoua, Bazou ou Bangangté dans le Ndé, Bahouan, Baham, Bamendjou, Batié dans les Hauts Plateaux mais surtout Bandjoun dans le Koung Khi, la concurrence pour la plus belle maison ou concession ressemble à un concours non écrit. Où les règles, bien que diffuses, sont connues de tous. « Un homme se reconnait à la qualité du toit sous lequel il met sa tête », dit-on trivialement. Et les commentaires ne tarissent pas sur l’étendue de la concession d’un x, qui dispose d’un espace convenable pour accueillir des convives avant de leur servir à boire ces crus recherchés, dont les noms n’échappent plus aux villageois. De même, celui qui paraît riche mais dont la concession paraît exiguë est moqué. Il est vrai que coutumièrement, les notables ont de vastes concessions, ouvertes par des toits coniques dont le nombre varie en fonction de la puissance du concerné et où l’on fait généralement le deuil, à défaut de la fête. Une grande place y est même dédiée. La différence cependant avec ces maisons modernes, c’est qu’elles sont des lieux de vie, à tout instant.
Vanité des constructions extravagantes
Nos exemples ont été puisés sur des hommes célèbres. Ce qui peut laisser croire que l’affaire ne concerne que les commerçants, dont l’illettrisme est souvent exhibé comme la preuve d’un enrichissement douteux. Mais des universitaires réputés et la plupart des membres du gouvernement font partie de ceux qui ont des concessions admirables au village. Or à l’exception notable de la famille Fotso Victor à Bandjoun, ces concessions ne sont pas souvent habitées, sinon par des gardiens qu’on paie et à qui il est quasiment interdit de mettre en valeur agricole la moindre parcelle. Généralement ce sont des vieux Bororo qui manquent de force, mais doivent assurer ces tâches que leurs enfants dédaignent au profit du vol ou de la conduite des motos-taxis. Selon les experts, la « maison du village » devrait être un lieu de repos et de communion. Mais de plus en plus leurs propriétaires meurent en dehors, parce que la construction de ces gros édifices ne va malheureusement pas de pair avec la création de bons hôpitaux, encore moins la mise à disposition d’un personnel formé à la gestion du vieil âge et des problèmes des retraités. Dépenser tant d’argent pour être enterré dans un coin de la cour ? Sans être sûr que les enfants viendront même de temps à autre se recueillir sur vos têtes ? Qu’adviendra-t-il lorsque les descendants voudront construire des maisons avec la technologie de leurs époques ?
Reconversion
Dès lors que la plupart d’entre eux, y compris ceux qui ont rang de notables initiés, pour ne pas parler des chefs traditionnels, peuvent mourir hors du village, parfois de suite d’évacuations sanitaires en Occident, comme feu le Sultan Ibrahim Mbombo Njoya , Victor Fotso, Samuel Noutchogouin, Kadji Defosso, ou seulement dans nos métropoles comme S. M. Vincent Tchoua Kemajou de Bazou… doit-on continuer à mettre tant de soin et de fortune à bâtir la « maison du village » ? « La tombe d’un homme, fut-il plus riche que Dieu, ne dépasse guère deux mètres sous terre », raille un homme d’église. Ses nombreux confrères ne boudent cependant pas les nombreux cadeaux qui leur sont offerts pour tenir des offices parfois polémiques dans ces espaces fantasques. De plus, aucun homme ne peut habiter deux chambres à la fois.
De son vivant, l’ancien ministre et ambassadeur Joseph Fofe disposait dans son village, à Balatchi, sous le pied du mont Bamboutos, d’une demeure vaste et cossue. À son décès, son fils, Lionel Fofe, en bon amateur de chevaux, a transformé cette concession en un petit établissement hôtelier. « Le Haras de Balatchi » offre depuis lors un hébergement et des attractions équestres. Depuis la mort le 23 août 2018, en Afrique du Sud à l’âge de 95 ans, de celui qui portait le titre traditionnel de Fua’Toula, les enfants de Kadji Defosso ne semblent plus avoir la même perception de leur concession si réputée. Il n’est plus loin le temps où des héritiers de la deuxième génération transformeront les « maisons du village » en lieux d’attraction et d’hôtellerie. Un peu comme ce que les Français ont fait de leurs vieux châteaux.