Dans une longue lettre adressée à Jean Bahebeck et tous ceux qui soutiennent encore Paul Biya, Frodolin Nke ne passe par quatre chemins pour invectiver certains anciens opposants qui se sont mis en accord avec Paul Biya. Fridolin Nke évoque les motifs de division entre lui et Jean Bahebeck. Selon lui, on ne peut pas combattre le néo-colonialisme, en oubliant d’abord Biya et ses gens malfaisants. Dans un extrait de la lettre que Camerounweb.com.
Je ne sais si elle provient de mon intérieur tourmenté ou de notre société purulente où l’opprobre assassine le bon sens au quotidien et affecte tout ce qui est sain et normal, comme l’amitié qui nous lie. Quoi qu’il en soit, advenant que mon mal empire, je laisse publiquement mes dernières volontés : le moment venu, que l’on traîne le malade à vos pieds d’Hippocrate. Je voudrais mille fois mourir dans vos mains humectées de vie, que de périr entre les dents des lionceaux sanguinaires qui écument la République au nom de l’Homme-Lion. En cela, je fais miens ces mots de Bossuet : « Il n’y a que l’homme de bien qui n’a rien à craindre en ce dernier jour. La mortification lui rend la mort familière ; le détachement des plaisirs le désaccoutume du corps, il n’a point de peine à s’en séparer ; il a déjà, depuis fort longtemps, ou dénoué ou rompu les liens les plus délicats qui nous y attachent ».
Pour une fois, nous nous sommes franchement brouillés. Or, discuter des désaccords fraternels avec un être cher, en présentiel, serait la pire des étourderies. Il faut, au contraire, ruminer la fâcherie, consigner ses tourments, et l’exprimer à propos, par écrit de préférence, si l’on est incapable, comme moi, de chanter son irritation comme une ode triomphale du poète Pindare, de peur de heurter tout amour généreux.
Notre différend porte d’une part sur l’ordre des priorités dans la lutte pour l’émancipation de notre peuple, entre la lutte contre le néo-colonialisme que vous recommandez, et la contestation virulente de l’ordre gouvernant en place que je privilégie (Première Lettre), ainsi que sur le sens, les modalités et l’enjeu de la Révolution à venir (Deuxième lettre, à publier le 29/03/22) ; d’autre part, nous nous opposons au sujet du sort que notre peuple doit réserver au régime en place et à celui qui concentre tous les pouvoirs dans notre pays depuis plus d’un demi-siècle, Paul Biya (Troisième lettre, à publier le 02/04/22).
Sur les priorités dans la lutte d’émancipation de nos peuples
L’affaire qui nous divise, mon cher ami, est la suivante : doit-on d’abord combattre le néo-colonialisme, en oubliant d’abord Biya et ses gens malfaisants, ou faut-il mettre l’accent sur la critique du régime liberticide et criminogène en place ? Le plus simple est de dire qu’on fait les deux. Mais dans une lutte, rien n’est simple et les deux systèmes sont si enracinés dans les consciences et dans la société qu’on ne saurait prétendre s’en défaire en dispersant les énergies. La difficulté, en l’espèce, repose donc effectivement sur le choix de l’ordre des priorités et sur notre capacité à mener le combat jusqu’au bout, jusqu’à la victoire finale. Devons-nous contribuer à faire chuter le régime, maintenant, ou devons-nous nous laisser gouverner continuellement par cette horde de malfrats, en attendant des jours meilleurs, c’est-à-dire les caprices de la providence ? En un mot, nous sommes devant une question vitale : avons-nous les capacités, les stratégies et les méthodes pour conduire efficacement la révolution ? Pouvons-nous gouverner, actuellement, ou devons-nous continuer, ad vitam aeternam, à nous préparer à gouverner ? À ce sujet, ce qui aiderait à choisir une option par rapport à une autre, ce n’est pas seulement la disponibilité à combattre l’ennemi, quel qu’il soit, où qu’il soit, à l’intérieur ou dans la métropole, mais aussi la capacité à remporter des batailles susceptibles de changer la donne. Autrement, on lutterait du bout des lèvres, sans convictions, pour satisfaire la clientèle de nos livraisons médiatiques dominicales, en prenant chacun sa part dans le butin maudit et en attendant soit que l’on crève, soit que le système s’écroule de lui-même ou qu’il se régénère, à notre avantage. Pourquoi devons-nous, à mon humble avis, prioritairement nous opposer de toutes nos forces au régime en place ? Pourquoi sommes-nous obligés de nous offusquer, de dénoncer, de revendiquer, de tonner ?
L’enjeu de ce questionnement, c’est de prolonger et d’approfondir notre regard, afin de relever les défis sociaux et politiques énormes qui incombent à la lignée d’intellectuels de notre temps, ainsi que Charles Ateba Eyene l’avait systématisé dans Les paradoxes du "pays organisateur", à savoir, inviter les nouvelles générations à éviter des maux tels que : le goût du luxe, la haine de la compétence et du frère, la langue de bois, la division, l’absence d’esprit de groupe, le non-respect de la mémoire et des lieux de mémoire, les consensus fabriqués (Charles Ateba Eyene, Les paradoxes du "pays organisateur". Élites productrices ou prédatrices : le cas de la province du Sud-Cameroun à l’ère de Biya (1982-2007), Yaoundé, Éditions Saint Paul, 2008, p. 198-199). Aurais-je la prétention de te tenir Le Discours Véritable, comme le fit en son temps Celse ? Ce serait enfler ma vanité et manquer d’humilité ; ce serait pécher contre ma discipline critique, la philosophie. Je n’ai qu’un seul objectif, vous éprouver dans vos opinions doctrinales et vos convictions politiques afin que nous soyons toujours dignes d’œuvrer au salut de la République. Je souhaiterais m’assurer que notre compagnonnage évite à notre pays de basculer définitivement dans la dépravation, le stupre et le crime, et qu’il ne se transforme en une immense fabrique des gens incultes, rustiques, grossiers, qui exposent "des choses ridicules" et des considérations exigeant pour auditeurs des sots ou des esclaves, comme cela semble être le cas actuellement. Ce combat d’idées a pour enjeu, non seulement de rester avisé pour nous épargner les souillures en tant que leaders d’opinion, mais aussi de conscientiser nos concitoyens et d’engager le peuple entier dans le chantier de transformation personnelle et collective qui nous réunit depuis une demi-douzaine d’année. Par nos sacrifices, par notre engagement exemplaire, nous devons, ainsi que Cicéron le recommande, courir au-devant des plus terribles tempêtes et des fleuves débordés, pour sauver nos concitoyens, et conquérir, par nos périls, le repos de tous les autres.
Mon ami,
Cicéron soutient que « la nature donne à l’homme un sentiment si impérieux et la vertu et une ardeur si vive pour la défense du salut commun, que cet instinct triomphe en lui de tous les charmes du plaisir et du repos. Or la vertu n’est pas comme un art qu’il suffise de posséder sans le mettre en pratique » (Cicéron, La République, Livre premier). À ce sujet, notre nature respective, vous et moi, est très prononcée. Si nous cessons de parler, nous ouvrons un boulevard à la méchanceté légendaire des dirigeants actuels de notre pays. Au contraire en tonnant, pour rendre publics leurs méfaits, nous faisons dérailler leurs plans secrets qui visent à pérenniser le chaos : j’ai failli dire « le chaos lent », selon l’expression d’un penseur camerounais, adepte de la religion du Livre, autrefois adulé mais devenu, depuis longtemps, un intellectuel de la panse, un intellectueur. En tonnant contre « ces inventeurs trop subtils de vaines contentions et des questions de néant, qui ne servent qu’à faire perdre, parmi les détours infinis, la trace de toute droite vérité », dont parle Bossuet dans ses Oraisons funèbres, nous faisons péricliter leurs sordides intentions de profiter du désordre, car l’ordre, la paix et la stabilité sont la hantise des malfrats. En détruisant la complaisance, la résignation et la peur qui nourrissent leurs sortilèges infâmes et en démocratisant les principes du discernement, nous enracinons dans le cœur des citoyens le dévouement désintéressé, l’esprit de sacrifice, la fierté, l’honorabilité authentique, le goût de la liberté, la défiance envers la mal gouvernance, bref, toutes les valeurs qui cimentent le patriotisme. En ébruitant le silence que les services de sécurité imposent à la société pour enrayer le déploiement de l’intelligence, nous travaillons à faire plier le chêne entaillé que représente le pouvoir moribond en place. Nous faisons œuvre d’intellectuel, dont Um Nyobe dit qu’« il met son talent à éclairer l’opinion pour soutenir notre lutte et dénoncer les menées de l’ennemi, lutte sur un front » (Um Nyobe, « Message adressé aux Sections départementales de l’UPC de la Sanaga-Maritime, le 23 septembre 1957 », in Achille Mbembe (éd.), Ruben Um Nyobe, Écrits sous maquis, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 259).
Vous me reprochez de manquer de lucidité, de plonger dans la superficialité et l'amalgame. Vous vous montrez outré que je néglige mes enfants et ma petite famille. Vous voyez juste, mon cher ami, et notre amitié vous oblige à me faire ces reproches. Comme tous les miens, vous dites en somme : " Tu ne nous aimes pas comme nous t’aimons". Et c'est vrai, en ce sens, puisque je n'aime pas comme l'homme ordinaire. Le devoir d'un père est de pourvoir aux besoins de sa progéniture, certes. Mais qui pourrait me fournir la preuve que je ne suis pas affecté ?
Songez que nous sommes, avant toute autre considération, des intellectuels africains, c'est-à-dire des mères et des pères qui doivent engager un processus de rupture et de dissidence épistémologique certes, au sens où l’entend Ela, à la suite de Popper, mais qui doivent aussi renoncer au suivisme moutonnier auquel ils sont exposés et apprendre à sacrifier leurs devoirs particuliers au bien-être de tous. Plus que jamais, chacun de nous devrait devenir non normal, audacieux, critique, pour frayer une voie à travers les barrières de la normalité et laisse passer l’air frais. En somme nous avons à nous constituer comme des têtes de proue de la nouvelle génération de chercheurs, dont Jean-Marc Ela dit qu’ils devraient apporter des solutions pertinentes et efficaces aux problèmes des gens de la brousse et des quartiers urbains (Jean-Marc Ela, L’Afrique à l’ère du savoir : science, société et pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2006). Nous sommes la digue qui protège la société afin qu’elle ne soit pas inondée par le stupre et la bêtise qui enserrent l’humanité de part en part. C’est en cela que nous sommes foncièrement politisés, universels. Un politicien qui calcule les avantages particuliers de son engagement est un imposteur doublé d’opportuniste. En un mot, ce n'est pas un politicien ; c'est un voleur qui s'apprête à passer à l'acte si l’échec électoral ne le sauve de justesse. C’est un économe raté, donc un danger pour le peuple. L’amour de tout penseur est indiscernable, entaché, balafré, en sursis. Le penseur recherche l'être, son être, qui est l'être originel de tous les autres. En avançant, il se remplit du non-être ; il rentre dans l'obscurité et se remplit de lumière qu'il resplendit. Sa façon spécifique d'aimer consiste à demeurer intègre, aimable envers le genre humain. Autrement dit, son amour est plus exactement un devoir d'amour : il doit se rendre, en tout temps et en tous lieux, digne d'amour et de respect.
Tel est son lot : les esprits supérieurs ne perdent jamais rien en leur substance ; ils se régénèrent, ils se perpétuent. Sa foi est un acte de contrition permanente : devant la misère crue, devant les manquements criminels des hommes au pouvoir, il manifeste la détermination à ne point désespérer. Au contraire, nous devons les travailler intellectuellement afin de polir leur imaginaire dégradé et remettre en marche les batteries critiques de l'entendement. L’expert du discernement se met à l’œuvre pour le désenclavement mental de ses concitoyens, pour forcer la prise de conscience et la participation politique de chacun. Devrait-on se résoudre uniquement à se blottir dans l'espérance qui est l'appât auquel recourent les hommes proches du pouvoir pour endormir le peuple ? Non, car même l'espérance est déjà débordée et, comme l’écrit si bien Alain, l'homme pense contre saison ; c'est sa gloire propre.
Professeur,
Toutes les obstructions se débouchent ; les occlusions les plus entremêlées tendent à se délier, alors que le monde se modernise, que les frontières se suppriment, que les peuples s'épient avec curiosité et convoitise, qu'internet nous plonge de plain-pied dans la cour du voir, dans l'intimité des bunkers les plus fortifiés, souhaiteriez-vous, comme certains compatriotes nostalgiques des saveurs villageoises, nous inviter à nous recroqueviller ?
Un autre monde est né. Vous ne l'avez pas vu prendre ses quartiers parce que la noirceur du rideau d'infantilisation qui couvre le triangle national a obstrué votre vue. En tant qu'expert de toute lucidité, il ne renoncerait pas à vous dire sa pensée qui est l'expression maîtrisée et rectificatrice des égarements managériaux des administrateurs corrompus. La toute-puissance du royaume critique qu’il gouverne est infinie et son regard d'aigle, tout comme ses griffes de guépard de la pensée critique traversent chaque conscience et pulvérisent les caillots de misère morale qui y élisent en permanence domicile, suite aux décrets étourdissants tombés du ciel enténébré des palais. De ce fait, il est immunisé contre la peur, la souffrance et le désespoir, puisque sa formation est de conjurer la précarité dont elles sont porteuses. Il se dédie au quotidien à stimuler la conscience patriotique de ses collègues et même de sa hiérarchie, au moyen de sa lumineuse intelligence, ainsi que de l'exemplarité imputrescible de son dévouement et de sa rectitude morale.
Mon très cher ami Bahebeck,
“Il y a une chose que les meilleurs préfèrent à tout : la gloire éternelle à ce qui est périssable ; mais la foule se rassasie comme un vil bétail” (Jean Voilquin (éd.), Les penseurs grecs avant Socrate : de Thales de Milet à Prodicos, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 76). Ce fragment d’Héraclite, le philosophe grec du Ve siècle, qui fut sous l’influence de la pensée égyptienne, donne l’ampleur de la tâche et des sacrifices que nous devons consentir. Vous revendiquez le statut de fondamentaliste de la doctrine de Um Nyobe. C’est admirable et c’est une posture d’éternité. Or, s’il faut d'abord sécuriser ses arrières, donner à manger à ses enfants et à son épouse adorable, et rassembler ensuite les fonds pour la lutte future, que va-t-on penser des pères-fondateurs qui y allaient avec leur hargne, leurs tripes, leur dénuement comme autant d’atouts, les plus fiables d’ailleurs, de leur combat ? Martin Paul Samba, Rudolf Douala Manga Bell, Ruben Um Nyobe, Castor Ossende Affana, Ernest Ouandie, Félix Moumie...etc., tous ont sacrifié leur vies, leur présence aux côtés de leur épouses et de leurs enfants, pour que l’on puisse être libre. Ne devaient-ils pas le faire ? Pensez-vous qu’ils n’aimaient pas leurs femmes, leurs enfants, leurs familles ? Le penser serait assassin pour leur mémoire ; pis, cela donnerait de la force au régime en place.
De surcroît, en République, Platon l'a systématisé, l'enfant n'est de personne et les devoirs paternels incombent à tous. C’est faute d'avoir intégré cette disposition, qui était déjà ancrée dans nos traditions, nos us et coutumes depuis des millénaires, à cause de notre déperdition dans l'égoïsme du libéralisme, que nous croyons tous que chacun de nous doit soutenir, comme mon ami artiste qui délirait sous l’effet de la torture : "Pardon, je veux voir mes enfants grandir" !
Je ne vous apprendrais rien en vous rappelant qu’un politicien fondamentaliste ne se complaît pas dans le bonheur individuel du père de famille monogame épanoui et bienveillant. Il veut plutôt admirer le bien-être individuel et la prospérité commune envahir la cité et pousser la nation à rayonner de toutes les splendeurs du progrès social et économique. Sur le cas du régime prédateur de Biya, vous n’êtes manifestement pas un fondamentaliste, mais plutôt un Kodockiste et aligné, comme les autres tendances de l'UPC qui soutiennent l'insoutenable, à savoir le système réactionnaire et anthropophage des gens d'Étoudi. Que Paul Biya s'efface de la scène et elle va se régénérer. Mon ami "le fait historique est irréductible". Prétendre lire l'Histoire dans une boule de cristal dilue la lettre et l'esprit du fondamentalisme que vous défendez en public. Je vous prie de tordre les œillères de votre peur d'"un changement hasardeux" au sommet de l'État. La vie humaine, comme les civilisations, est incommensurable. Le départ de Paul Biya et de ses courtisans est LA condition du changement dans ce pays. Cette assertion ne souffre d’aucune objection. Tournons nos intelligences en vue de développer les moyens de réaliser cet objectif, pour faire partir le président, sinon nous serons accusés de complicité de crimes avec la pègre visant à spolier le peuple. Maintenant, permets-moi de te présenter ma vision par rapport à la Révolution à venir dans notre pays.