Le camerounais Mongo Beti ou Alexandre Biyidi Awala de naissance est le modèle de l'écrivain engagé. Il occupe sans doute une place de premier plan sur la scène littéraire, intellectuelle et politique africaine. Il est décédé le 07 octobre 2001, donc 21 ans déjà qu'il a quitté ce monde. Ces oeuvres sont toujours lu à ce jour et il vit à travers ces oeuvres.
Avant son décès en 2001 Mongo Beti a eu le temps de dénoncer les tares de la société camerounaise et les déboires du régime Biya. La crise anglophone qui aujourd'hui est l'arête dans la gorge de Paul Biya a été un sujet inquiétant pour l'écrivain qu' il était. Il alertait Biya et ses proches sur les conséquences des discriminations dont sont victimes les anglophones du Cameroun: la guerre civile au Cameroun. Les faits aujourd'hui tendent fatalement vers cela et le gouvernement tente par tous les moyens de sauver la mise.
Voici l'extrait du message de Mongo Beti à Paul Biya
« Dans le flot de rumeurs qui arrivent du Cameroun anglophone, il est déjà question de victimes, de vague d'arrestations, de grève des commerçants, de renforts de l'armée, de manifestation de lycéens, en un mot de tous les symptômes que pouvait laisser présager la proclamation dont nous publions le texte plus loin.
Précisons bien que, sauf le document publié ci-dessous, mais qui, en soi, est déjà un événement, les prodromes que nous venons d'évoquer n'appartiennent encore qu'au domaine de la rumeur, la presse française et « francophone », qui devrait se hâter de procéder aux enquêtes qu'ils exigent selon la déontologie, gardant comme d'habitude un silence imposé par les moyens que l'on sait.
Nous sommes déjà de toutes façons fondés à claironner quelques-unes des vérités que nous n'avons cessé de marteler ici et dont l'implacable confirmation par l'événement nous soutient à travers la malveillance hypocrite, la haine, les sabotages, les difficultés financières, la solitude de notre combat en tant que media.
Nous avons toujours dénoncé dans la francophonie une entreprise pernicieuse, à la limite d'un engrenage fasciste : ce que les Africains feront de la langue française (ou ce qu'ils n'en feront pas), expliquions-nous, c'est aux Africains seuls d'en décider après en avoir débattu librement et publiquement entre eux, loin de toute contrainte, sans subir aucune mise en condition. [PAGE 2]
Il est arrivé à l'auteur de ces lignes, écrivain de langue française et professeur de français, d'assumer la logique de ce rôle en prenant la défense de la langue française en Afrique, mais dans des assemblées libres, sur lesquelles ne pesait aucune volonté étrangère à l'Afrique – me mettant ainsi, je dois l'avouer, dans l'obligation, par exemple à Brazzaville en 1984, de braver une foule diversement disposée, sinon franchement hostile : n'est-ce pas cela qu'on appelle avoir le courage de ses opinions ?
La francophonie, elle, est tout le contraire de cette aspiration; elle vise à orienter, à influencer, à contraindre les Africains de l'extérieur, et en définitive à les contrôler. Or il n'y a pas de contrôle sans étouffement comme le démontre l'histoire de l'Afrique dite francophone depuis vingt-cinq ans. Instrument de la diplomatie française, la langue française sera nécessairement un facteur d'étouffement, un générateur d'asphyxie, et même un brandon de guerre civile.
En effet, ce qui est en cause depuis bientôt vingt-cinq ans dans la partie anglophone du Cameroun, c'est l'esprit de croisade qui est, à proprement parler, le ressort même de l'aventure francophone. Que disent explicitement les jeunes gens en colère qui ont rédigé cet appel à leurs parents, en forme de déclaration de guerre à Paul Biya ? Qu'on s'obstine à les franciser, qu'on veut à tout prix les arracher à l'emprise des traditions culturelles anglaises, à la langue anglaise, auxquelles, déclarent-ils, ils veulent rester attachés. Discriminations, injustices, provocations quotidiennes, humiliations, sabotages (tiens ! tiens ! nous connaissons cela à Peuples noirs-Peuples africains), rien ne leur est épargné. C'est la guérilla.
Du moins, ce fut la guérilla tant que le protecteur français fut un homme de droite, de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing. Rendons-leur justice pour une fois, les présidents français de droite exercèrent leur fonction de protecteur – qui n'était pas facile, reconnaissons-le, sur un peuple qui ne s'est jamais résigné à cette tutelle – avec une réelle prudence. Aux colonies et néocolonies, la droite en a toujours usé avec une prudence qui est en quelque sorte son sixième sens, car la droite a beaucoup d'intérêts matériels, et fort peu d'idéologie. [PAGE 3]
Plutôt que de devoir actionner la mitrailleuse dans des engagements frontaux, on l'a souvent vue préférer jouer au chat et à la souris; elle a souvent intimidé pour éviter de frapper.
On dira ce qu'on voudra, mais dans ce conflit du Cameroun anglophone qui couvait depuis vingt-cinq ans, absorbant des trésors d'énergie que les Camerounais auraient pu investir dans la lutte pour le développement, les protecteurs français de droite, de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing ont su éviter l'irréparable.
Le pas est désormais franchi grâce au protecteur socialiste. Les sournois trafiquants d'hier se sont brusquement mués en flibustiers doublés de fanatiques. Les Hervé Bourges, Claude Wauthier, Cornevin, de Rosny, Jean-François Bayart, Decraene et autres Chevrier, chiens enragés soigneusement tenus en laisse auparavant par la droite, ont été brusquement lâchés et se sont rués sur la belle viande rouge du pouvoir tyrannique africain dont ils n'avaient respiré l'ivresse jusque-là que de loin ou dissimulés dans une encoignure obscure.
Avec de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing, la francophonie avait été un serpent de mer, sorte de fantôme de mots évoqué de temps à autre pour s'égayer d'une manie de l'Oncle Tom de Dakar; François Mitterrand en a fait une Galatée dont il s'est découvert le Pygmalion.
Le fait est que, avec l'accession au pouvoir en 1982 de Paul Biya, le nouveau dictateur camerounais, poulain des socialistes et de François Mitterrand, commence une accélération significative de la francisation des Camerounais anglophones. A l'évidence, on a décidé en haut lieu de mettre les bouchées doubles, comme si l'on avait estimé avoir enfin les moyens politiques qui avaient manqué auparavant. Qu'est-ce à dire sinon que la mission prioritaire assignée à Paul Biya par François Mitterrand était, entre autres, d'en finir une fois pour toutes avec cette verrue anglophone, ou plutôt cette lèpre sur la face limpide de la francophonie ?
Avec Paul Biya en effet, du moins si nous en croyons la proclamation publiée ci-dessous, non seulement les vexations se multiplient, mais les interventions du négus de pacotille se font plus drastiques : tentative visant à supprimer le baccalauréat anglais resté jusque-là en [PAGE 4] vigueur, exclusion de fait des anglophones de l'Ecole Polytechnique de Yaoundé, réduction autoritaire des cours dispensés en anglais à l'Université de Yaoundé, arrestation du leader anglophone Gorji Dinka détenu depuis sans inculpation, etc.
Si vous voulez être de vrais Camerounais, semble-t-on dire aux anglophones, faites donc comme tout le monde, apprenez le français. En somme, SPEAK WHITE. On a déjà entendu ça ailleurs : on avait cru comprendre alors, en lisant la presse française « de gauche » notamment, que c'était là un acte horrible, un crime d'intolérance dans un monde moderne qui a fait du droit à la différence l'une de ses toutes premières valeurs. Il est vrai qu'à l'époque cette affreuse imprécation était proférée contre les doux agneaux du Québec francophone par la bouche impie des descendants des mécréants venus d'Angleterre. Toujours la perfide Albion !
Quand donc tous ces énergumènes comprendront-ils enfin que c'est précisément de cette manière qu'ils sont en train de tuer le français en Afrique, c'est-à-dire à force d'en faire cet épouvantail d'intolérance agressive, ce symbole de larbinisme bêlant, de censure, d'étouffement des penseurs et des créateurs, ce monde du silence où ne retentira bientôt plus que la langue de bois des dictateurs de fer dans les rituelles conférences au sommet franco-africaines présidées par François Mitterrand.
L'agression linguistique va en effet de pair avec la violence de l'oppression politique dont elle est l'une des faces, comme on le voit bien avec l'exemple du Cameroun, où arrestations, détentions sans inculpation, exécutions secrètes se poursuivent comme aux plus beaux jours du règne d'Ahidjo.
On pouvait espérer que François Mitterrand, protecteur de gauche assumant l'héritage de prédécesseurs de droite qu'il n'avait manqué aucune occasion d'épingler, aiderait les Camerounais à se réconcilier, à réaliser ce pluralisme qu'il a toujours proclamé inséparable de la démocratie et du bonheur des peuples en Europe, en Amérique latine...
Le protecteur de gauche s'est révélé plus malfaisant encore.
Comme nous l'avons toujours dit ici, surprenant les uns, révoltant les autres par l'audace de notre réflexion, [PAGE 5] l'ennemi des Noirs n'est pas vraiment à droite, contrairement à l'opinion commune, mais bien à gauche : c'est en tout cas ce que nous a enseigné notre expérience de huit longues années à Peuples noirs-Peuples africains. De 1978 à 1981, soit pendant trois longues années, Giscard d'Estaing que nous traînâmes dans la boue au moins à l'occasion de l'affaire des diamants, nous laissa publier notre revue, non par générosité ni pour respecter la règle démocratique, mais simplement parce qu'il n'entendit sans doute jamais parler de nous : dans son monde, on ne s'abaisse pas à lire une publication de nègres. S'intéresser aux nègres est un sentiment de mauvais aloi, une tare que l'on dissimule. A peine élus, les socialistes, au contraire, nous suggérèrent d'abord de renoncer à publier Peuples noirs-Peuples africains pour rejoindre Notre Librairie ou Recherche, Pédagogie et Culture. Notre refus méprisant suscita une série d'agressions sournoises qui culmina avec l'affaire Elundu Onana que nos lecteurs connaissent maintenant fort bien. La spécialité de la prétendue gauche française, c'est de vouloir phagocyter les Africains; la gauche est cannibale.
A bien y regarder, la droite, qui s'est définitivement enfermée dans les certitudes du passé, se contente de nous ignorer superbement; même quand elle nous assassine, expulse, insulte, outrage, rejette brutalement, c'est toujours une façon de nous ignorer.
Les démagogues pressés de faire carrière sur le tapis volant des grands sentiments, cette engeance dangereuse par sa versatilité, trotskyste la veille d'aller en coopération à Libreville, partisan de Le Pen deux ans plus tard au retour, eh bien ils sont à gauche. A gauche aussi ces personnages irritants qui se persuadent qu'ils ont escaladé les sommets de l'anti-racisme parce qu'ils viennent de serrer la main d'un nègre. A gauche encore cette foule de forcenés, voyous, aventuriers, gangsters avortés qui n'ont pas trouvé d'autre voile pour déguiser leur haine de l'homme noir que de s'ériger en son protecteur – qui verrait un déguisement dans des proclamations si généreuses, hein ? La maladie est plus fréquente que l'on ne croit.
Tout cela forme, avec les gens sincères qu'il ne faut tout de même pas oublier, une étrange nébuleuse où [PAGE 6] Dieu lui-même hésiterait à reconnaître les siens. Et l'homme noir donc !
La proclamation des étudiants camerounais anglophones se termine tout naturellement par une revendication politique majeure à laquelle souscriront tous les Camerounais qui n'appartiennent pas au camp des corrompus : l'élaboration d'une nouvelle règle du jeu, d'une nouvelle constitution dont le respect, cette fois, serait garanti par la libre circulation des hommes, des informations, des témoignages indépendants; en effet comment mettre fin à l'agression linguistique sans abattre le négus de plastique qui en est l'instrument ?
Une seule solution désormais, disent les étudiants anglophones camerounais : l'élaboration d'une nouvelle Constitution. Sinon, c'est le bain de sang.
La balle est donc dans le camp de Paul Biya et de ses mentors. Il peut encore démissionner de son propre gré : la rupture avec la dictature et l'arbitraire serait alors pacifique; au lieu de s'étriper pour le compte d'Elf-Erap, les Camerounais iraient aux urnes pour élire une assemblée constituante, comme ils l'ont demandé en vain en 1960. On se retrouverait en quelque sorte sur la case départ. Vingt-cinq ans de dictature sanglante n'auraient donc été qu'une sinistre parenthèse.
Mais Paul Biya peut-il se résoudre à démissionner alors qu'on lui chuchote sans répit de la coulisse : tiens bon ! tiens bon ! qu'as-tu à craindre ?
Qu'a-t-il à craindre en effet ? Le jour où la situation lui deviendra vraiment intenable, il n'aura qu'à bondir dans son Boeing personnel, toujours sous pression, prêt au décollage, pour se réfugier dans sa splendide villa de la Côte-d'Azur, voisine de celle de son prédécesseur. Quant à son compte à numéro dans une banque suisse, tous les Camerounais savent qu'il est déjà bien garni; au Cameroun, tout se sait finalement, malgré la censure. »