« C’est avec tristesse que nous annonçons le passage à la gloire éternelle du Président national du Front Social-Démocrate (Sdf), S. E. Ni John Fru Ndi, ce 12 juin 2023 à 23h30 à Yaoundé des suites de maladie. En cette circonstance douloureuse, nous prions Dieu Tout puissant de le recevoir dans son Royaume Eternel. Le programme des obsèques sera communiqué dès qu’il sera établi ». Communiqué intégral par lequel Joshua N. Osih, le premier vice-président national du Sdf, a annoncé la mort de leur président.
Moment de compassion, puis retour à la réalité. Si Ni John Fru Ndi pouvait être plus puissant qu’un homme, il aurait dû demander à Dieu de différer sa mort, pour le prendre sous de plus beaux cieux. On a beau avoir de l’admiration pour son immense travail de plus 30 ans au sein de l’opposition camerounaise, on ne peut rester indifférent au déferlement de rancune qui s’abat sur sa mémoire.
« Nous allons un jour déterrer son cadavre pour le passer au tribunal de l’Ambazonie », s’énerve un internaute sous le tweet de Mimi Mefo. « Seule sa mort m’interpelle en tant qu’homme. Politiquement, c’est le plus grand désastre de notre génération, il est un traître de la cause du peuple », écrit pour sa part un septuagénaire, gêné d’avoir brisé sa vie pour suivre les promesses du chairman.
Crise anglophone
Malgré la décence qui sied à pareille circonstance, il n’y a pas jusque dans les rangs du parti qu’il a dirigé depuis sa création, pour rappeler tout de suite qu’il a sabordé la social-démocratie, plus gravement encore depuis que le président du Sénat, Marcel Niat Njifenji, a entrepris de lui envoyer des « paniers de deuil ».
L’état de santé du natif de Baba 2, par Santa dans la Mezam, mort à 82 ans puisque né le 7 juillet 1941, s’est dégradé ces derniers temps, au point où ses apparitions publiques coïncidaient avec des explications à donner sur certaines actions polémiques. Comme le congrès de la transition en préparation, la cooptation de certains militants à des fonctions controversées, la réaction aux plaintes portées contre lui…
« Tu as fini ta vie comme une personne déplacée interne, alors que tu avais les moyens de sortir ton peuple de l’esclavage. Dieu t’attend », maudit un compatriote originaire du Nord-Ouest. S’il habitait Yaoundé depuis quelques années et se rendait des fois en Angleterre pour des soins médicaux, son départ de Bamenda n’avait pas été apprécié de beaucoup, qui l’avaient assimilé à une fuite.
Lorsqu’il est retourné dans la capitale du Nord-Ouest le 22 décembre 2022, l’image des poignées de mains chaleureuses entre ses sympathisants et lui, dans un contexte de sécurité non retrouvée, indiquait à suffire la joie créée par cette retrouvaille. Tourmenté alors par sa propre succession, le chairman n’avait toujours pas malgré son génie politique, de solutions pour résoudre la crise anglophone. Malgré les menaces permanentes sur sa vie et son patrimoine, Ni John Fru Ndi était resté dans la ville rebelle, plus de deux ans durant, espérant ramener les belligérants à de bons sentiments.
Au contraire, il sera plutôt kidnappé par les séparatistes, avant d’être relâché dans la confusion. « Le chairman Ni John Fru Ndi a été enlevé par des ravisseurs ce matin à Kumbo (il avait alors 77 ans). Le président national du Sdf était à la tête d’un cortège qui accompagnait la dépouille du député Joseph Banadzem, président du groupe parlementaire du Sdf à l’Assemblée nationale, à sa dernière demeure. Il était en compagnie de plusieurs autres responsables du parti », annonça son ministre du shadow cabinet en charge de la communication et des médias de l’époque, Jean Robert Wafo.
Plus tard, des témoignages sur sa libération vont circuler, sans que le chairman lui-même n’apparaisse ou fasse une déclaration sur sa situation. Interviewé par Rfi, Joshua Osih jette un pavé dans la mare en insinuant que les ravisseurs pourraient ne pas être des sécessionnistes. « C'est très souvent des milices du gouvernement en place », affirme-t-il.
Dans le camp d’en face, on accuse John Fru Ndi d’avoir personnellement préparé son enlèvement pour relancer son parti, en perte de vitesse. Car analyse-t-on, comment dans ce contexte d’insécurité, où le cortège blindé du gouverneur est souvent attaqué, ce chef politique a-t-il pris le risque de cette route même s’il s’agissait d’une circonstance aussi sérieuse que l’enterrement d’un personnage-clé de son parti ?
La veille surtout, Emilia Nkeze, sénatrice issue de ses rangs, avait été kidnappée non loin de sa résidence à Bamenda, par des personnes lourdement armées et emmenée à une destination inconnue, puis vite relâchée. Le frère cadet du chairman, Kingsley Azeh Ndi, venait d’être piégé par des miliciens-voleurs qui l’ont conduit vers un lieu inconnu. Des vaches du chairman ont été volées à Mile 24, Lower Bafut.
Le mercredi 28 février 2018, aux alentours de 21 heures, sa résidence sise à Ntarikon, un quartier rendu célèbre par la présence justement de cette résidence qui rivalisait jadis avec le palais d’Etoudi, a été la cible d’un incendie. Les flammes ont été rapidement maîtrisées, grâce à l’intervention de l’unité locale des sapeurs-pompiers et des riverains.
Mis-management
Ses proches rapportent que durant ces moments de tensions, l’homme fort de Ntarikon avait décliné l’offre d’une garde armée, proposée par les autorités locales, afin disent-ils de ne pas se déconnecter du peuple. Le bref séjour n’a rien apporté.
Il ne sera plus là en tout cas, lorsque se dénouera la guerre fratricide entre les partisans du fédéralisme, les rebelles sécessionnistes et le pouvoir central de Yaoundé, qui ne vibrent pas au même diapason. Fru Ndi ne verra pas non plus qui lui a succédé à la tête de ce parti, jadis première force de l’opposition.
Dans ses derniers jours, il a été hanté par l’hypothèse d’une implosion très prochaine du Sdf, marquée par un clivage francophones/anglophones et la fronde ouverte d’un regroupement d’anciens hauts responsables, le « G27+». Alors que les bienpensants affirmaient la volonté de ce groupe, qui a assigné le chairman au tribunal pour demander l’annulation de certains actes prétendument pris en violation de leurs textes organiques par le chairman et le Comité exécutif national (Nec), de saborder le parti pour ne pas avoir à répondre de certains manquements devant le congrès, des proches de Fru Ndi ont quitté le navire, en trahissant des secrets. Emblématique du registre est la démission de Joseph Atekwana Akonji, militant de longue date et trésorier national adjoint du Social Democratic Front depuis 15 ans.
« J'ai l'honneur et le ‘’cœur brisé’’ (en majuscules dans son texte) de vous informer qu'à compter du 1er janvier 2023, je ne serai plus membre du parti Social Democratic Front (Sdf) », écrit-il le vendredi 30 décembre 2022 au président national dans une lettre qui transpire la colère et la déception. « Toutes les personnes, à ma connaissance, qui vous ont servi, vous et le parti, sincèrement, n'ont rien réussi aussi bien dans leurs vies publiques que privées », charge-til. Avant d’enchaîner : « Aucun de ceux qui ont fondé le parti et de ceux qui ont sacrifié leur vie pour lui ne sont rappelés (sic), ni même leurs proches souffrants n'ont été pris en charge ».
Sur le plan structurel, il regrette que « le parti, depuis trente-deux (32) ans, n'a pas de propriété foncière, si ce n'est celle d'Olezoa, Yaoundé, cédée sur un plateau d'or, par feu Mbanga James. Et malheureusement, sa veuve et ses enfants laissés pour compte n'ont jamais eu le moindre soutien du parti. La plupart (98%) des réunions du comité exécutif national du parti (Nec) ont lieu dans votre résidence ». Au vrai, le chairman aura grillé la quasi-totalité des « founding fathers ».
Intervenant au lendemain d’une interpellation du Nec, faite au Trésorier national du parti ainsi qu’au secrétaire national aux affaires financières, tous en froid avec le chairman, la démission avait été interprétée comme la fuite de l’audit souhaité, Joseph Atekwana étant de l’aveu d’Etienne Sonkin, celui avec qui il gérait les « importantes sommes d’argent » mises à la disposition du parti, en lieux et places des responsables élus.
Les contestataires ne boudent pas seulement l’enrichissement subséquent du chairman, certains lui reprochent en plus de bloquer le rayonnement du parti, dans des parties du territoire où ses intérêts alimentaires pourraient être menacés, en raison de sa collusion avec les apparatchiks locaux du parti au pouvoir. Me Mustapha Ngouana, l’un des loups les plus féroces de la fronde, dit que « John Fru est un voleur d’espoir ».
Epuration politique
Pour plusieurs, la documentation financière demandée au trésorier national par le chairman lors du Nec du 10 décembre 2022 relevait de l’imprudence. Car à en croire Mustapha Ngouana, qui a fait une sortie au vitriol en réponse à une réaction de Louis Marie Kakdeu, le chairman était le seul maître du jeu financier dans le parti. Il accuse Fru Ndi de mauvaise utilisation des subventions, de l’ordre de 5 milliards depuis la création du parti, ainsi que des cotisations statutaires des militants.
« Si un audit sur la gestion financière du parti était organisé, ton client de circonstance fera assurément une crise d’apoplexie que je ne lui souhaite pas, ses rapports avec l’argent étant on ne peut plus catastrophiques. Il y a quelques jours, ton champion qui gère pourtant à sa guise les finances du parti a osé demander au Trésorier national et au Secrétaire national aux affaires financières les documents financiers du parti. Par leurs réponses cinglantes qui ne surprenaient aucun véritable militant du parti, l’opinion publique a été informée de sa boulimie financière, il les avait subrepticement exclus de leurs fonctions, foulant ainsi aux pieds, les résolutions du congrès et les statuts du parti dont il est censé être un vibrant défenseur », charge l’avocat au barreau du Cameroun, qui se présente à l’occasion comme un gardien du temple.
Dans un entretien avec le Jour, Etienne Sonkin, le trésorier en chef, a traité de « boîte de Pandore », la gestion financière du parti avant de menacer de faire des révélations fracassantes. Quoi qu’il en soit, il ne sera plus là, à l’heure de ces comptes-là. Et l’on s’interroge sur comment un homme aussi charismatique a fait pour transformer l’histoire en sa défaveur, à quelques mois de sa mort.
La faute à des atermoiements répétés. Candidat naturel du parti à l’élection présidentielle jusqu’en 2018, il a parfois opéré des revirements contestés dans les rangs. Quand les indépendantistes ne veulent pas d’activité politique en « Ambazonie », la république virtuelle pour laquelle ils se battent en usant et en abusant du feu et des crimes, il se risque à courtiser les électeurs, pour un scrutin dangereux. Avec la défection de gens comme Cyprian Awudu Mbaya, le Sdf sera incapable de former des listes dans son bastion électoral.
Sur des tracts en circulation dans la ville de Bamenda, le chairman et les cadres du Sdf furent assimilés aux « satanic boot lickers » du Rdpc, le parti au pouvoir, qu’ils veulent éliminer, au même titre que les ennemis de l’ « Ambaland » dont la liste est donnée : les deux gouverneurs et leurs secrétaires généraux, les préfets et leurs adjoints, les souspréfets, les députés et sénateurs, les délégués régionaux, les délégués du gouvernement, les présidents de sections Rdpc, les militaires et les autres anglophones qui aident l’ennemi, « la République ».
Hors du Noso, le Sdf est devenu un panier à crabes. Quand le Nec du 10 décembre 2023 a dissout les exécutifs régionaux élus pour les remplacer par des coordinations nommées, après les nominations controversées de juin, la tension s’est accentuée. Le renouvellement de quelques structures de base par ces coordinations laisse voir des lignes ouvertes de fracture. Le congrès extraordinaire exigé par Jean Michel Nintcheu et ses affidés pour remettre le parti sur les rails, en procédant au renouvellement consensuel du Comité exécutif national (‘’l’extirper de sa horde de mercenaires’’ dixit) et révisant la politique générale du parti a été moqué. Mais le parti ne s’en porte pas mieux.
Au contraire, cela fait voir que « le critère de l’allégeance à la figure tutélaire qu’est le chairman », opère dans la mauvaise direction. A Bamenda, Ni John Fru Ndi était crédité d’avoir essayé, sans succès, de briguer un siège à l’Assemblée nationale au sein du parti au pouvoir, le Rdpc. On est en 1988. Il se fait battre par Simon Achidi Achu, qui deviendra Premier Ministre, dans la course à la présidence de la section Rdpc de la Mezam.
Le 26 mai 1990, porté par les revendications inspirées du « vent d’Est » et des réflexions menées par quelques intellectuels de l’époque, le libraire d’alors, promoteur du réseau Ebibi Group of Bookshops, lance son parti politique dans la bravade. Malgré l’interdiction, il programme une marche ce jour à partir de 14h, du rond-point City Chemist, devenu depuis lors Liberty Square, jusqu’au stade municipal de Mankon, où des discours seraient prononcés, suivis de la distribution du manifeste du Sdf.
La tension monte. On craint un bain de sang car les tentatives de médiation, initiées par des hommes d’Eglise et John Ngu Foncha pour amener le « libraire de Ntarinkon » à différer sa manifestation, échouent. Comme à son habitude, le gouvernement a interdit tout rassemblement public et ordonné la fermeture de toutes les places du marché à Bamenda.
Le temps du rêve
Les forces de l’ordre sont déployées dans la ville qui inaugure sa fronde. Postées au Commercial Avenue, elles ignorent que le lancement a lieu à Ntarinkon Park. Plusieurs milliers de personnes sont rassemblées. Dans son propos, John Fru Ndi est clair : « La démocratie n'a jamais été servie à un peuple sur un plateau en argent ». Jusque-là, tout se passe bien.
Les historiens rapportent que c’est au moment de rentrer dans leurs domiciles que les forces de l’ordre ouvrent le feu sur les sympathisants. Edwing Jatop Nfon, couturier ; Fidelis Chosi Mankam, meunier ; Mathias Tifuh Teboh, Christopher Fombi Asanji, Juliette Sikod et Evaristus Toje Chatum, tous étudiants, tombent sous les balles de la police. Seul feu John Ngu Foncha est autorisé à voir les corps, conduits à la morgue du Provincial Hspital de Bamenda.
Ce n’est qu’à l’occasion de la célébration du 29ème anniversaire du parti, le 26 mai 2019, qu’on a songé à célébrer ces martyrs de la liberté. « C’est assez frappant de constater que les problèmes pour lesquels on se battait à l’époque sont encore là. D’autres se sont même compliqués », regrettait Jean Robert Wafo, 8 mois après la présidentielle où le Sdf a été laminé et 3 ans après le déclenchement de la crise anglophone. Le Sdf a perdu de son lustre. De 35,9% des voix à la présidentielle de 1992 contre 39,9% pour le Rdpc, le score a progressivement baissé, au point d’atteindre 3% en 2018.
L’excuse du candidat inexpérimenté ne suffit pas : de 43 sièges de députés en 1997, il n’a plus de groupe parlementaire. Une gymnastique tropicale lui a permis d’avoir 14 sénateurs de 2013 à 2018. De 61 communes en 1996, il était à 22 avant les élections de 2020. Le « suffer don finish » ne lève plus les foules