Les pourfendeurs de Pius Njawe se sont toujours servis de cette absence de diplôme secondaire pour tenter de le faire taire et dénier toute légitimité à son travail journalistique, qualifiant Le Messager de « feuille de chou tenue par un analphabète » ; de « journal vandale »; de « chiffon tenu par un pêcheur en eaux troubles »; d’« imposture », etc. Pendant près de quinze ans, les mots n’étaient pas assez durs pour qualifier Pius Njawe et son journal.
Le fiel que les thuriféraires du régime répandaient pour tourner en dérision son « faible bagage intellectuel » n’avait d’égal que les outrances du Messager. Dans ce pays où, un demi-siècle après l’indépendance, l’endémie de la « diplomite?» continue de faire des ravages, la trajectoire de Pius est inédite, comparée à celles, plus nombreuses, de ceux qui ont fait de leurs grades académiques des instruments de domination et de perpétuation de ce qu’Achille Mbembe nomme aujourd’hui le « colonialisme interne ».
De ce manque de diplôme universitaire qui aurait pu être un handicap, Njawe a fait une force. Non seulement il acceptait de s’entourer de professionnels auprès de qui il continuait d’apprendre?, mais il ouvrait aussi largement ses colonnes à tous ceux qui pensaient avoir leur mot à dire sur la marche des affaires de la cité. C’est d’ailleurs la tradition du débat qu’il instaura très tôt dans son journal qui assura à celui-ci une place hégémonique dans l’espace médiatique camerounais. Entre 1988 et 1989, les lecteurs du Messager se souviennent du violent débat qui opposa Hubert Mono Ndjana et Maurice Kamto, tous deux professeurs d’université. Le premier, enseignant de philosophie, soutenait que le régime de Yaoundé donnait des signes d’essoufflement en raison de « l’ethnofascisme des Bamilékés ».
Ces derniers, arguait-il, avaient mis en place une alliance ethnique objective pour entraver l’action de Paul Biya et continuer à régner sans partage sur l’économie, tout en s’organisant pour la conquête du pouvoir politique. Le second, agrégé de droit, estimait quant à lui que le Cameroun allait mal à cause des élites qui,à l’image de Mono Ndjana, refusaient de dire la vérité au Prince?.
Avec force arguments intellectuels, les deux enseignants se répondaient à travers les colonnes du Messager, alors hebdomadaire. Étudiants boursiers et fonctionnaires disposant encore d’un pouvoir d’achat significatif attendaient fébrilement la parution du journal pour compter les coups. Pius, de son côté, engrangeait les premiers bénéfices de son œuvre en termes financiers et de notoriété au niveau national.
C’est aussi la période où, en quête de légitimité, il soutenait ouvertement Paul Biya, arrivé au pouvoir en 1982. Ses éditoriaux de l’époque avançaient l’idée que le président camerounais était un homme politique vertueux et ayant une vision pour le pays, mais que son entourage était malsain et incompétent. À ceux qui lui rétorquaient que la faute en revenait à la personne qui choisissait cet entourage, Pius répondait que soutenir le Renouveau?et son promoteur, c’était donner une seconde chance à ce régime que le putsch manqué de 1984 avait fragilisé. Mais les raisons de ce compagnonnage sont aussi à chercher dans la gratitude que Pius voulait exprimer envers celui qui avait fait reparaître son journal.
De fait, quelques mois après sa création, Le Messager avait été interdit. Retour : nous sommes en mai 1980, à la veille du congrès de l’UNC. Pius constate et écrit que les discours du président Ahidjo dénonçant la gabegie, la concussion et la corruption ne sont pas suivis d’effets. Le congrès se tient à Bafoussam, siège du journal. Les caciques de l’UNC ne veulent pas que de telles critiques parviennent aux oreilles du Président, réputé impitoyable, et obtiennent l’interdiction du Messager.
En mars 1985, avant la tenue du congrès constitutif du nouveau parti venant se substituer à l’UNC, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), à Bamenda, Le Messager qui paraissait sporadiquement sans autorisation, selon le régime dit « de tolérance », est de nouveau interdit. Mais Njawe n’abdique pas. Au contraire, il songe à installer son journal à Douala, capitale économique qui offre davantage de visibilité et plus d’opportunité en termes publicitaires. Quand les tractations de coulisses aboutissent à la levée de l’interdiction fin 1985, il entend honorer la parole donnée aux intermédiaires de ne pas s’en prendre à Paul Biya. Pius pense aussi que cette retenue lui vaudra la reconnaissance de la qualité de journaliste de la part de ceux qui la lui dénient.
En même temps, les pressions des forces progressistes qui voyaient Le Messagercomme la tribune de leurs revendications sont incessantes. Entre les deux courants, Pius louvoie. Pas longtemps puisqu’il finit par s’engager pour la libéralisation de la vie ne politique. En effet, alors que Njawe se trouve hors du Cameroun, Célestin Monga, économiste, publie le 27 décembre 1990 dans Le Messager, sous forme de lettre ouverte, un pamphlet à l’encontre de Paul Biya et des principales institutions du pays. Au retour de Njawe, les deux hommes sont arrêtés.
Le juge en charge de l’affaire tente de désolidariser les cas de Pius Njawe et de Célestin Monga. Rien n’y fait. Njawe affirme que même quand il est en voyage, il se fait toujours faxer toutes les pages de son journal avant parution, et en assume par conséquent le contenu.
À l’intérieur du pays, des artistes camerounais mobilisent la rue, qui exige la libération des deux hommes. À l’extérieur, Reporters sans Frontières, Amnesty international et d’autres organisations de défense des droits de l’homme assurent à cette affaire une publicité internationale qui contribueà donner à Njawe une aura politique de grande ampleur.
En essayant de le faire taire, le régime de Yaoundé a fait de Pius Njawe non seulement un journaliste connu à travers le monde, mais aussi un ardent défenseur des droits de l’homme, en particulier de l’un des plus imprescriptibles d’entre eux : le droit à la libre expression. Pour ceux qui s’intéressent aux médias africains, Pius est ainsi devenu un martyr.
Au moment de son décès, les témoignages et autres éloges lui attribuent 126 arrestations. Une extrapolation. Il s’agit en fait des interpellations et arrestations dont a été victime l’ensemble du personnel du Messager depuis sa création. Pius incarnant son journal, de telles surinterprétations ne sont pas surprenantes. Est-ce Le Messager qui faisait la renommée de Pius ou Pius qui faisait la renommée du Messager ? Il est aujourd’hui difficile de répondre. Ce qui est en revanche certain, c’est que Njawe n’a jamais lâché un de ses collaborateurs aux prises avec la justice partiale de son pays. En 1996, alors journaliste au Messager, l’auteur de ces lignes avait cinq procès sur les bras?. Au cours du plus retentissant, qui nous opposa à Jean Fochivé, le redouté Secrétaire d’État à la sécurité intérieure, nous fûmes solidairement condamnés à deux mois de prison.
De même, Pius n’était pas l’auteur du papier qui le conduisit à sa plus longue détention, de fin 1997 à octobre 1998, suite à l’affaire dite du « malaise cardiaque » que Paul Biya aurait eu alors qu’il présidait la finale de la Coupe du Cameroun. Dix mois de détention, sans qu’il lâche le nom du véritable auteur du papier, encore moins la source de l’information, toutes choses que les juges voulaient obtenir afin de le libérer. Soumis à la pression internationale à la veille du sommet France-Afrique qui se tenait à Paris, Biya est contraint de le gracier.