Le bunker présidentiel : une nuit qui change tout , le traumatisme qui dicte encore la politique de Paul Biya,

Palais Presidentiel Vue Etoudi Image illustrative

Thu, 23 Oct 2025 Source: www.camerounweb.com

Quarante et un ans après le putsch manqué, le président camerounais reste hanté par la peur d'une revanche nordiste. Jeune Afrique révèle comment cette obsession a façonné quatre décennies de méfiance

Par la rédaction

Dans la nuit du 5 au 6 avril 1984, Paul Biya a cru perdre le pouvoir. Réfugié dans le bunker du palais présidentiel de Yaoundé, le chef de l'État assiste impuissant à la prise de contrôle de points clés de la capitale par des putschistes issus du Septentrion, fidèles à son prédécesseur Ahmadou Ahidjo. Jeune Afrique révèle comment ce traumatisme fondateur continue de dicter, 41 ans plus tard, la politique du président envers le Nord du Cameroun, jusqu'à créer le terreau de sa propre défaite électorale.

Les détails de cette nuit d'avril 1984, reconstitués par Jeune Afrique, dessinent le portrait d'un homme au bord de la chute. Paul Biya, pourtant "bien informé" et "prudent", a pris soin d'éloigner de Yaoundé "son épouse, Jeanne-Irène, et son fils, Franck". "Ceux-ci ont été emmenés à bord d'un hélicoptère piloté par le capitaine Joseph Feutcheu vers le palais présidentiel de Kribi, dans le département de l'Océan", raconte Jeune Afrique.

La famille présidentielle a "passé la nuit" à Kribi avant d'en repartir "tôt le lendemain pour se cacher dans la forêt". Cette fuite précipitée témoigne de la gravité de la menace. Paul Biya "se méfie : les services de renseignement l'ont prévenu d'une menace venue d'officiers originaires du Septentrion, fidèles à Ahmadou Ahidjo", révèle Jeune Afrique.

Le président est "persuadé que son prédécesseur veut le renverser pour lui faire payer de ne pas avoir accepté de n'être qu'un homme de paille". Dans la nuit, les putschistes prennent effectivement le contrôle. "Le directeur de la Sûreté nationale, Martin Mbarga Nguélé, est jeté en prison", rapporte Jeune Afrique. "Le domicile du général Pierre Semengue est attaqué, mais le chef d'état-major des armées, blessé, parvient à s'enfuir de justesse."

Jeune Afrique révèle le détail crucial qui sauve Paul Biya : "Les putschistes n'ont pas la totale maîtrise des canaux de communication, et les loyalistes parviennent à appeler des renforts." Ces renforts "arrivent par la route d'Ebolowa, et la situation finit par basculer en faveur de Paul Biya". Le président sort enfin de son bunker pour entendre le général Semengue lui dire : "J'ai fait mon travail. Reprenez le vôtre."

La répression est immédiate et féroce. Jeune Afrique rapporte qu'"un tribunal militaire condamne 35 accusés à la peine de mort, exécutée quelques jours plus tard à Mbalmayo". Ahmadou Ahidjo, en exil, "écope lui aussi de la peine capitale, par contumace". L'ancien président "ne reverra jamais le Cameroun ; sa dépouille repose au Sénégal".

Pour Paul Biya, qui "s'affichait jusque-là volontiers en public", tout change : il "se referme sur lui-même", note Jeune Afrique. Cette paranoïa naissante va structurer toute sa relation future avec le Septentrion.

"Le 6 avril 1984 n'a jamais quitté l'esprit de Biya", confie à Jeune Afrique une source à Maroua. "La partie septentrionale du Cameroun reste dans son imaginaire celle qui veut lui reprendre le pouvoir. Il ne voit que ça. Son objectif a donc été de nous surveiller, de nous contrôler, mais donc aussi de nous amadouer politiquement."

Cette analyse, recueillie par Jeune Afrique, éclaire toute la politique ultérieure du régime. "On est passé de l'ère des alliances à celle de la surveillance", résume un politologue camerounais interrogé par notre rédaction. "Pour le Septentrion, tout change également" après le putsch manqué.

La preuve de ce basculement : Jeune Afrique révèle qu'"au poste de premier gouverneur de l'Extrême-Nord, chargé d'une surveillance accrue de la région, sera nommé Albert Ekono Nna, originaire du Dja-et-Lobo, département du Sud, où Paul Biya a lui-même vu le jour". Désormais, les hommes du Sud surveillent le Nord pour éviter toute résurgence de la menace ahidjiste.

Avant même le putsch de 1984, Paul Biya avait déjà commencé à remodeler la géopolitique interne du Septentrion. Jeune Afrique révèle que dès juillet 1983, "dans la foulée" du limogeage de Bello Bouba Maïgari, "le chef de l'État signe un décret consacrant l'éclatement du Grand Nord en trois régions : l'Extrême-Nord, autour de Maroua ; le Nord, avec Garoua comme capitale ; et l'Adamaoua, centrée sur Ngaoundéré".

"L'objectif de Paul Biya : briser la puissance de Garoua, cœur du pouvoir d'Ahidjo, et favoriser l'ascension de Maroua", analyse Jeune Afrique. Cette "modification de la géopolitique interne" constitue "l'un des jeux favoris du chef de l'État" : diviser pour mieux régner.

"On était encore dans une volonté de création d'alliances, même si c'était fait pour affaiblir Ahidjo, raconte une source dans l'Extrême-Nord à Jeune Afrique. Et puis 1984 est arrivé." Le 6 avril 1984, "le jour où Paul Biya aurait pu tout perdre, à commencer par le pouvoir".

L'histoire de Marafa Hamidou Yaya, reconstituée par Jeune Afrique, illustre le jeu cruel de Paul Biya avec les ambitions nordistes. Cet "aristocrate de Garoua" gravit "les échelons au sein de la puissante Société nationale des hydrocarbures (SNH) à la fin des années 1980" avant de devenir "conseiller de Paul Biya dès 1994" puis "secrétaire général de la présidence en 1997".

"C'est un symbole, raconte un de ses proches de l'époque à Jeune Afrique. Il faisait partie de ces personnalités à propos desquelles les Camerounais du Septentrion se disaient qu'un jour elles pourraient arriver au pouvoir." En 2004, Marafa "a tout fait pour éviter une fronde des élites du Septentrion" lors de la présidentielle et "contenait notamment les velléités de l'influent garde des Sceaux, Amadou Ali".

"Comme beaucoup, Marafa croit encore en son étoile", note Jeune Afrique. "La Constitution empêche alors Paul Biya de se présenter une nouvelle fois, et le septennat qui s'ouvre doit être son dernier. Mais les espoirs du présumé dauphin ne sont qu'illusions."

Jeune Afrique révèle le moment tragique où Marafa scelle son destin. "Le 14 avril 2008, le même Marafa se présente devant l'Assemblée nationale. Face aux députés, le ministre prend la parole et défend le projet de loi portant révision de la Constitution destinée à faire sauter la limite de deux mandats présidentiels."

"C'est en mon âme et conscience que j'ai défendu ce texte. [...] Dans mon esprit, le président ne se représenterait pas. Il utiliserait une éventuelle nouvelle candidature comme moyen de calmer les ardeurs des uns et des autres, comme une fiction pacificatrice, rien de plus", racontera Marafa plus tard, selon les informations de Jeune Afrique.

"Paul Biya entretient le flou sur son avenir, trop heureux de laisser les uns s'inquiéter et les autres se dévoiler", rapporte Jeune Afrique. "Puis, le 17 septembre 2011, il met fin au suspense et annonce sa candidature, pour 'répondre favorablement à l'appel pressant de [s]es compatriotes'. Le 9 octobre, il est réélu."

"Pour beaucoup dans le Septentrion, c'est la date de la trahison", explique un politologue à Jeune Afrique. "La limite constitutionnelle faisait que ça pouvait être leur tour. Et puis non, Biya est resté."

La chute de Marafa est brutale. Jeune Afrique rapporte qu'"accusé de détournements de fonds publics dans l'affaire dite de l'Albatros, il espère pendant des mois que Paul Biya le sauvera. Il pèche une nouvelle fois par naïveté."

"Le 16 avril 2012, sur les coups de midi, Marafa Hamidou Yaya – qui a sans doute fait l'erreur de s's'ouvrir de ses ambitions à des diplomates à Yaoundé' – pénètre dans la cellule numéro 10 du quartier 13 de la prison centrale de Kondengui, à Yaoundé", révèle Jeune Afrique. "Condamné à vingt-cinq ans de détention (peine réduite à vingt ans en 2016), il n'a jamais recouvré la liberté, malgré un état de santé très dégradé et des appels à la clémence."

"On est passé de l'ère de l'illusion à celle du pourrissement", résume un activiste du Septentrion interrogé par Jeune Afrique. L'emprisonnement de Marafa envoie un message clair à toutes les élites nordistes : même le plus fidèle, même le plus puissant d'entre eux peut tomber s'il laisse entrevoir des ambitions présidentielles.

L'ironie de l'histoire, révélée par Jeune Afrique, c'est que Paul Biya a lui-même créé Issa Tchiroma Bakary. "Alors qu'il se voit imposer le multipartisme et que les opérations 'villes mortes' font trembler le Cameroun, au début des années 1990, Paul Biya favorise l'ascension de personnalités du Nord, à l'instar d'un cadre des Chemins de fers nommé Issa Tchiroma Bakary."

"C'était une façon de s'acheter une paix politique et sociale", résume un membre du RDPC à Jeune Afrique. En 1992, Tchiroma Bakary "devient ministre des Transports" dans le gouvernement d'union. "Tchiroma avait été une figure des villes mortes dans le Septentrion. Le nommer au gouvernement était une tactique de Biya pour montrer qu'il prenait en compte la grogne des populations", explique une source à Maroua.

Pendant des décennies, Tchiroma reste fidèle. En 2018, "ministre de la Communication, Tchiroma Bakary ne compte pas ses coups contre une opposition qu'il décrit comme 'hors la loi' lorsque Maurice Kamto ose contester les résultats", rappelle Jeune Afrique. Mais sept ans plus tard, tout bascule.

"Qu'un homme de Garoua, l'ancienne ville d'Ahidjo, incarne cela, c'est vraiment symbolique, conclut une source à Maroua auprès de Jeune Afrique. Biya a tellement voulu étouffer le Nord qu'il a fini par en faire le terreau de son pire cauchemar."

Le 12 octobre 2025, Issa Tchiroma Bakary est "parvenu" à incarner la colère du Septentrion, "réveillant l'antique peur de Paul Biya de voir le Septentrion en mesure d'accéder de nouveau au pouvoir, vingt-sept ans après la mort d'Ahmadou Ahidjo" en 1998. Le cauchemar du 6 avril 1984 ressurgit, non plus sous la forme d'un putsch militaire, mais d'un raz-de-marée électoral.

Autour de la résidence de Tchiroma à Garoua, ses jeunes gardes du corps "le surnomment désormais 'notre Diable'", révèle Jeune Afrique. Tchiroma Bakary "s'en contentera" : quarante et un ans après le traumatisme de 1984, Paul Biya est confronté à la matérialisation de sa peur obsessionnelle. Le Nord qu'il a surveillé, divisé, amadoué et maintenu dans le sous-développement s'est finalement retourné contre lui, non par les armes, mais par les urnes.

Source: www.camerounweb.com