Le camfranchinois inventée par ouvriers camerounais et chinois

Un « Chifo » Chinois Un « chifo » chinois près du barrage de Lom Pangar avec un ouvrier camerounais

Wed, 16 Nov 2016 Source: lemonde.fr

Traversée d’une Afrique bientôt électrique (9) La cohabitation des manœuvres chinois et camerounais depuis 2012 sur le chantier de Lom Pangar a donné lieu à des mélanges culturels détonants.

« Ni hao chifo », le salut est lâché avec un naturel déconcertant. Nous sommes au Cameroun, sur le chantier du barrage Lom Pangar dans la forêt équatoriale et c’est ainsi (« Salut chef ! ») que les ouvriers camerounais saluent leurs contremaîtres chinois. « Ici nous ne parlons ni le chinois, ni le français, ni l’anglais, nous parlons le camfranchinois », lance Charles Oumbe, chargé des relations publiques, avant de demander une cigarette au contremaître chinois qui l’a lui tend, appuyé sur son pick-up : « Shé shé. » Merci.

« C’est une langue hybride que nous avons développée naturellement afin de nous comprendre au travail, poursuit-il. Tout ce qui était évident chez eux, nous l’avons adopté. Eux ont fait de même. Chacun s’est rapproché de l’autre et on a trouvé un équilibre culturel. » Ainsi, quand le « chifo » chinois veut signaler que là où il va, il n’y aura pas de réseau, il dit « wolo wolo » (« allô, allô ») comme si la communication était coupée. Le mégot écrasé, il remonte dans son pick-up et fait signe à son associé de le rejoindre : « Attenda moto », « je vous attends dans le véhicule ».

« Unité, diligence, discipline »

L’effort de communication est symbolique. Parce que d’équilibre culturel, il n’y en a pas toujours eu sur le chantier. Lorsque la China International Water & Electric Corporation (CWE) a remporté l’appel d’offres pour exécuter les premiers travaux du barrage en 2012, elle ne se fiait pas à la main-d’œuvre locale. « Vous savez, les Chinois ont leur culture, ils font venir tout le monde de Chine jusqu’au balayeur, explique Théodore Nsangou directeur de l’entreprise publique Electricity Development Corporation (EDC), maître d’ouvrage du barrage. Nous avons dû nous battre pour que la majorité des postes d’exécution soient attribués à des Camerounais. Nous avons réussi à imposer notre volonté car elle faisait partie des thèmes de référence définis par la Banque mondiale pour le financement du projet. »

Aujourd’hui, le barrage de Lom Pangar est presque achevé. A son sommet, les ouvriers des deux pays coulent ensemble la dernière dalle de béton. Dès le premier trimestre 2017, le barrage pourra jouer son rôle de régulateur du fleuve Sanaga portant son débit à 1 000 mètres cubes par seconde. Il restera alors à construire l’usine de pied de 30 mégawatts (MW) qui sera livrée en 2018 par une autre compagnie chinoise, la China Camc Engineering Corporation (CCE). Lom Pangar sera alors en mesure d’exploiter 300 MW de puissance hydraulique pour éclairer la région Est du pays.

Des 700 ouvriers camerounais et des 400 chinois, il ne reste plus grand monde aujourd’hui. Nous sommes samedi et les employés locaux qui ne sont pas rentrés voir leur famille, comme ils ont le droit de le faire chaque dernier week-end du mois, traînent dans la « base vie », le quartier ouvrier à l’écart du barrage. C’est parce qu’ils restent enfermés ici des mois entiers sans retourner à la maison que les ouvriers l’appellent « ghetto ». Les baraquements s’étirent sur une soixantaine de mètres, séparés par des cordes à linge se balançant au vent. « Unité, diligence, discipline ». La devise est peinte sur les murs en français et en chinois. Pourtant, dans cette base de vie ouvrière, il n’y a que des Camerounais. Les Chinois sont dans la « BVC », la base de vie chinoise.

« Au départ, tous les ouvriers vivaient ensemble, mais nous avons dû les séparer car les habitudes de vie étaient trop différentes, confie Alphonse Emadak, le directeur environnement et communication de Lom Pangar. Les ouvriers camerounais ne supportaient plus de manger du riz, des raviolis et des algues. Ils réclamaient du bongo, du couscous de manioc, du macabo. Ils ne participaient pas aux karaokés, préférant les matchs de football. Ils exigeaient des toilettes individuelles quand les ouvriers Chinois se contentaient d’une rigole commune. » Les dissensions ont mené à une première grève en 2012 qui s’est soldée par la séparation des bases.



Grève, football et badminton

Dans celle des Camerounais, ce samedi, c’est jour de « ration », surnom pour l’argent de poche que touchent les ouvriers trois fois par mois : 12 000 francs CFA (18 euros) non prélevés sur les salaires qui sont alors dépensés en friandises, en produits d’hygiène, en boissons ou envoyés à la famille. A cet effet, la base de vie dispose de son propre guichet Western Union. Non loin de celui-ci, quelques ouvriers profitent du temps libre pour boire une bière et danser entre amis. Certains regardent un film de boxe à la télévision, tandis que d’autres s’affrontent aux dames. « C’est plutôt calme aujourd’hui, relève Alphonse. Au pic du chantier, en 2015, ils étaient 2 000 dans cette cité. Désormais ils ne sont plus que 500. »



A cette époque, dix équipes de foot s’étaient formées donnant naissance à un championnat. « Les Chinois, plutôt adeptes de badminton ne jouaient pas, raconte Alphonse. Mais ils participaient à leur façon. Ils formaient des groupes et suivaient tous les matchs attentivement. Chacun avait son équipe de Camerounais qu’il soutenait et sur laquelle il pariait. »

Malgré les difficultés, les incompréhensions, « un respect mutuel s’est forgé, assure Charles. Nombreux sont les Camerounais admiratifs de l’efficacité chinoise et je crois que les Chinois appréciaient notre sympathie. Je pense que ça a permis de trouver un équilibre dans le travail. Le camfranchinois en est une preuve. Nous sommes quand même tous ici pour achever ce beau projet… n’est-ce pas chifo ? »

Source: lemonde.fr