'Le président n’a pas seulement le pouvoir de nommer à tous les postes. Il a également celui de destituer'

Une tribune de Roland Tsapi

Tue, 16 May 2023 Source: Roland Tsapi

Dans la logique d’arriver à une réunification biaisée, le premier président s’était entouré des conseillers dont le rôle était de proposer une loi fondamentale taillée sur mesure. Il s’appuiera par la suite sur cette loi pour affirmer ses véritables intentions.

Dans la chronique précédente, la première de la série sur la longue marche vers l’unification, nous parlions de ce conseiller français du président Ahidjo, Jacques Rousseau, qui était chargé de rédiger la Constitution fédérale en 1961, et qui avait plus tard avoué aux auteurs du livre « Kamerun, une guerre cachée aux origines de la francafrique « : « J’avais prévu un truc vicieux, avec un président fédéral doté de tous les pouvoirs, dans ces pays, mieux vaut un seul potentat plutôt que plusieurs : le despotisme éclairé en quelque sorte. » la suite de l’histoire sera la mise en forme du fédéralisme, qui est le premier pas décisif. Selon les auteurs du livre cité en référence, la réforme constitutionnelle, simple adaptation de la Constitution précédente, est adoptée le 14 août 1961 par l’Assemblée nationale. La nouvelle Constitution, promulguée le 1er septembre, entre en vigueur le 1er octobre, sans référendum ni élection. La garantie de nombreuses libertés individuelles, qui étaient citées explicitement dans le préambule de la Constitution de 1960, a disparu dans celle de 1961. « La liste des matières fédérales, longue et précise, marque notre volonté de tendre, autant que faire se peut, vers une homogénéité réelle de notre vie politique », explique le président Ahidjo en présentant le texte à la « représentation nationale ». En réalité, la nouvelle Constitution n’a de « fédérale » que le nom. Et, par un joli tour de passe-passe, elle a encore permis au président camerounais, au fil des « négociations » de Foumban, d’élargir ses prérogatives et de renforcer son pouvoir sur l’ensemble du système politique. D’autant plus que la nouvelle Constitution octroie au président Ahidjo, au nom d’une « transition harmonieuse », une nouvelle période de six mois de « pleins pouvoirs », pendant lesquels il peut légiférer par voie d’ordonnance. L’état d’urgence, qui était prorogé tous les quatre mois depuis le 8 mai 1960, se prolonge le 4 octobre 1960 dans la nouvelle République fédérale pour six mois renouvelables et s’étend désormais, à partir de novembre 1961, à une partie du territoire anglophone. Laquelle est, en outre, désormais accessible aux troupes de l’armée camerounaise formées par les Français. Après des années de frustration des forces de l’ordre francophones contre la timidité de la répression en zone britannique, l’indépendance et la réunification partielle de l’ancien « Kamerun » offrent enfin l’occasion d’écraser sans frein ni frontière les upécistes, c’est-à-dire, ironie de l’histoire, les premiers partisans de l’indépendance et de la réunification… Ahidjo sort donc triomphalement de cette « réunification » qui s’annonçait périlleuse. Dans la plus pure tradition française, il annexe sans coup férir le Cameroun méridional anglophone, grâce à l’entremise de ses astucieux conseillers français. Ce qui lui permet aussitôt de lancer une intensive politique d’assimilation culturelle, toujours avec l’aide de la coopération française. « Tandis que, note Philippe Gaillard, Paris financera un lycée bilingue à Buea [capitale de l’État fédéré du Cameroun occidental], organisera l’enseignement du français par la radio, etc., Londres, qui, de toute façon, ne décolonise pas à moitié, ne lèvera pas le petit doigt pour équilibrer ce qu’on appellera bientôt, de Victoria à Bamenda, l’impérialisme culturel. » Constatant les effets de cette assimilation politique et culturelle à marche forcée, Bernard Fonlon, originaire de la région annexée, diplômé d’Oxford et de la Sorbonne et chantre du pluriculturalisme camerounais, lancera bientôt ce cri d’alarme : « Dans deux générations ou trois, nous serons tous Français… »

En échange de quelques honneurs, de quelques postes et d’un confortable salaire, les ministres, secrétaires d’État et autres députés acceptent de jouer les porte-voix du régime lorsqu’ils rentrent dans leur région d’origine, devant des populations admiratives de leur ascension sociale et de leurs belles voitures.

Unité de force

Conscient que la méthode utilisée jusqu’ici pour unir les deux Cameroun est emprunte d’irrégularités et même de roublardise, le président Ahidjo n’entend pas tout de même reculer. Au contraire, relatent Thomas Deltombe et cie, « se méfiant des élections, qu’il sait devoir truquer pour les emporter, le président camerounais donne la primauté à l’État sur le peuple : c’est le premier qui doit former et informer le second, et non l’inverse. Fidèle à la politique coloniale et inspiré par le système des lamidats du Nord-Cameroun, il cherche des agents intermédiaires susceptibles d’intercéder entre le pouvoir central et les masses populaires. La Constitution faussement fédérale de 1961, qui donne un fauteuil de vice-président à un représentant du Cameroun occidental (anglophone), est une illustration de cette philosophie. La composition des gouvernements fédérés du Cameroun oriental (francophone) aussi : le président distribue les postes en fonction des appartenances régionales plus qu’en raison des compétences. La nomination du sudiste Charles Assalé comme Premier ministre en 1960 – et sa reconduction comme Premier ministre du Cameroun oriental en 1961 – permet par exemple au président, nordiste, de s’assurer un soutien dans une zone qui lui est en général hostile. Distribuant ainsi ses faveurs en fonction de critères « ethniques », le régime cherche à faire croire à des populations dont il sollicite rarement les suffrages qu’il les écoute quand même, par le biais de leurs représentants « naturels », et qu’il répond à leur désir de forger l’« unité » de la nation en puisant dans la richesse particulière de chacune de ses

composantes. Le népotisme ethnique vise en réalité à diffuser et à faire accepter la politique de Yaoundé à travers le pays. En échange de quelques honneurs, de quelques postes et d’un confortable salaire, les ministres, secrétaires d’État et autres députés acceptent de jouer les porte-voix du régime lorsqu’ils rentrent dans leur région d’origine, devant des populations admiratives de leur ascension sociale et de leurs belles voitures. Lorsque les mêmes envisagent de sortir de ce modeste rôle et de prendre des initiatives trop hardies, comme par exemple signifier en haut lieu que telle ou telle mesure est mal acceptée par leurs administrés, une simple menace fait prestement oublier de telles velléités. Car le président n’a pas seulement le pouvoir de nommer à tous les postes. Il a également celui de destituer ». On assistait là à l’unité par la force, chaque bénéficiaire d’un poste ayant obligation de faire rallier son village à la cause du pouvoir.

(A suivre)

Roland TSAPI

Source: Roland Tsapi