Lucio Urtubia, le plus grand faussaire espagnol de tous les temps

Lucio Urtubia, le plus grand faussaire espagnol de tous les temps

Sun, 9 Apr 2023 Source: www.bbc.com

« J’ai exproprié des banques, je n’ai pas volé. Voler, c’est déposséder un pauvre. Celui qui vole un voleur au contraire a tous les honneurs. C’est un honneur de braquer une banque. »

Lucio Urtubia, est l’homme qui est arrivé à dépouiller l'une des plus grandes banques du monde. Pour lui, son acte est un « geste révolutionnaire, tant que nous le faisons pour en retour aider les autres, l’acte est louable. »

La frontière entre le respect de la loi et la morale était, pour Lucio Urtubia, très mince.

Briqueteur dans la journée, faussaire la nuit, analphabète, révolutionnaire, rebelle, voleur, ravisseur présumé et contrebandier, Lucio Urtubia était l’un des hommes les plus recherchés des années 80.

Chef de file d’une bande composée d’une dizaine de personnes, il a réussi à falsifier des chèques de voyage de la First National City Bank actuelle Citibank, qui était l’une des plus grandes banques du monde.

On ne sait pas combien d’argent il a arnaqué. Mais selon ses propres dires, le montant avoisine 20 millions de dollars. Selon lui, ils ont été utilisés pour financer des guérilleros en Amérique latine. Mais pas seulement.

Selon la légende, la bande à Lucio avait aidé Eldridge Cleaver, chef des Black Panthers, à s’échapper. Elle a participé à la tentative d’enlèvement du nazi Klaus Barbie en Bolivie. Il a lui-même affirmé qu’il était venu discuter de stratégies avec Che Guevara.

Entre personne et personnage, mythe et histoire, la vie de Lucio Urtubia semble tirée d’un scénario de film.

Une vie digne d'un film de cinéma

En fait, l’histoire extraordinaire de Lucio est devenue un roman biographique dénommé « Le Trésor de Lucio », écrit par Mikel Santos Belatz, et adapté au cinéma deux fois. Dans un premier temps sous forme de documentaire « Lucio » (2007) et dans un second sous forme de fiction « Un homme d’action » (2022). Le film paradoxalement retrace l’histoire d’un homme qui a passé toute sa vie à lutter contre le capitalisme, est produit par une grande société américaine Netflix.

« Quand nous avons présenté le film, les gens nous ont demandé si c’était un faux documentaire, ils n’arrivaient pas à y croire », se souvient Aitor Arregi, l’un des réalisateurs de « Lucio ».

« La dissimulation, la falsification et la prise de risque sont l’essence de son histoire », explique le cinéaste à BBC Mundo, « et c’est fascinant, comment un homme peu instruit mais extrêmement intelligent, très intuitif, arrive à être impliqué dans autant d’histoires sans jamais mettre les pieds en prison. »

Lucio Urtubia Jiménez est né dans la ville navarraise de Cascante en 1931, dans une famille très modeste. Depuis son enfance, comme il le rappelait dans son autobiographie « j’ai toujours bravé les interdits. Si je voulais et avais besoin de quelque chose, je faisais ce qu’il fallait pour l’obtenir par tous les moyens. »

Avec d’autres enfants, par exemple, il a volé les pièces de monnaie que de riches fidèles ont jeté lors d’une prière à l’église de la ville de à San Antonio. Il volait de la nourriture, notamment des olives ou des fruits, tout ce qui était nécessaire pour survivre.

Il a commencé par le vol, et est passé à la contrebande à la frontière franco-espagnole. Avec son frère, ils faisaient passer du tabac, du cognac Martell ou des médicaments en Espagne de l’autre côté de la rivière Luzaide, et envoyaient de l’alcool ou des pigeons en France destinés aux restaurants.

Il a fait son service militaire. Ce qui lui a permis d’avoir accès à l’entrepôt de la caserne, à partir là il profite de la situation et la considère comme une opportunité.

Il a dérobé des bottes, des chemises, des montres ou du matériel de précision qu’il stockait dans des poubelles. Mais les militaires ont tout découvert. En ce moment, il était en permission. Par la suite il s’est enfui en France. Il a échappé à la prison ou à une exécution.

Il a atterri à Paris sans parler un mot de français.

"Je n’avais pas une bonne éducation. La preuve, je ne me lavais même pas les mains. Je suis arrivé en France, à Paris, du jour au lendemain en 1954, les mains vides. »

Mais il a rapidement commencé à travailler dans une entreprise de construction. La maçonnerie, est devenue son métier de cœur. Il l’a exercé toute sa vie. « L’être humain occupe une grande place dans ma vie. C’est pourquoi mon salut a toujours été le travail », a-t-il déclaré.

Le travail était aussi le meilleur moyen de camoufler sa vie de bandit: qui aurait cru qu’un modeste maçon, sans aucune éducation, pouvait être derrière tout ce grand banditisme.

Paris était alors un refuge pour des milliers de communistes, anarchistes, socialistes et dissidents espagnols.

Mais Lucio, qui savait à peine lire, n’avait aucune formation politique.

Selon ses mémoires, un jour un camarade lui demanda : « Mais quelle est ton orientation politique ? Tu soutiens quel parti politique ? » Il a répondu qu’il était communiste, parce qu’il pensait que tous les opposants au fascisme avaient cette idéologie. Et ses camarades rient et lâchent : « tu es anarchiste ! »

Réveil politique

Il avait une fois entendu son père, très en colère prononcer ces mots « si je naissais de nouveau, je serais anarchiste ». Ces mots sont restés gravés dans sa mémoire à jamais et ont profondément changé sa personnalité et sa manière de vivre. « Alors commença pour moi l’apprentissage de la vie, la vraie liberté ».

Il s’inscrit aux cours de français de la Jeunesse libertaire et commence à fréquenter les locaux de la CNT rue Sainte-Marthe, où on célèbre le prix Nobel Albert Camus, rencontre le « grand ami des anarchistes espagnols », fondateur du surréalisme, André Breton, et où il peut écouter Georges Brassens ou Jacques Brel.

L’éducation que les écoles franquistes lui avaient refusée, a-t-il dit, il l’a reçue par le biais des troupes de théâtre qui présentaient des œuvres de Federico García Lorca, ou récitaient Machado ou Miguel Hernández.

Un jour, le secrétaire de la CNT, Germinal García, lui demanda une faveur : « Nous savons que vous avez un petit appartement, cependant un ami est venu nous voir clandestinement. Est-ce que vous pouvez l’héberger temporairement le temps qu’il régularise ses papiers. »

L’ami s’est avéré être Quico Sabaté, la figure de proue de la guérilla urbaine anti-franquiste en Catalogne et qui faisait partie des hommes les plus recherchés en Espagne. Lucio était fasciné par lui, il est devenu, selon Bernard Thomas, sa référence.

Lucio ne s’est pas limité à héberger en cachette « El Quico ». Ce dernier était en prison pour purger une peine de six mois et il lui a demandé de garder quelques « affaires personnelles » pour lui : une mitraillette Thompson et un pistolet.

Avec ces « outils » et deux tenues d’épicier, Lucio raconte qu’il a attaqué sa première banque avec un ami, boulevard Magenta à Paris.

Ils appelleraient cela une « expropriation ».

Lucio gagnait alors 50 francs soit moins de 8,5 par semaine au travail. En 16 minutes, il a réalisé son forfait. Après ce premier vol, il ne s'est jamais arrêté. Parallèlement, Lucio n’a jamais cessé de travailler dans la construction. L’argent était destiné, selon lui, à des causes révolutionnaires.

Les « braquages », étaient un jeu d’enfants pour lui car à cette époque les caméras de surveillance n’existaient pas. Il a toujours redouté de blesser quelqu’un ou de lui faire mal. « Quand j’allais attaquer une banque, j’urinais dans mon pantalon », a-t-il déclaré dans de nombreuses interviews sans la moindre trace de rougissement.

Il a ensuite échangé l’arme « Thompson » contre une imprimante, la grande arme des anarchistes.

Avec l’aide de plusieurs amis imprimeurs, ils ont commencé à falsifier des documents d’identité, des passeports et des permis de conduire espagnols. Ces documents servaient à aider les exilés et les dissidents. « Grâce à ces faux documents, on pouvait louer des voitures et des appartements, ouvrir des comptes bancaires, voyager...»

Avec eux, les portes des lieux qui nous étaient fermées se sont ouvertes », a-t-il déclaré dans son autobiographie.

Apres la falsification des documents , lui et sa bande se sont lancés dans la fabrication de faux billets.

Lucio est devenu un grand faussaire. Il produisait des billets de dollars américains de très bonne qualité.

« Le dollar était plus facile à trafiquer que certaines opérations que nous avons effectuées. » A-t-il reconnu lui-même dans le documentaire « Lucio », d’Aitor Arregi et Jose Mari Goenaga.

En un moment donné, Lucio trouva une idée folle: il a été présenté à l’ambassadrice cubaine à Paris, et elle a fait le nécessaire pour que le maçon puisse rencontrer Che Guevara à l’aéroport parisien d’Orly, où il allait faire escale.

Mythe ou réalité ?

Comme d’autres épisodes de la vie d’Urtubia, la prétendue rencontre avec le Che, qu’il a racontée de nombreuses fois est difficile à prouver.

Pour les anarchistes, les communistes et autres anticapitalistes, la révolution cubaine avait été une source d’inspiration.

Selon l’historien Óscar Freán Hernández, professeur d’histoire espagnole contemporaine à l’université française Lyon 2 et spécialiste de l’anarcho-syndicalisme espagnol, il semble possible que les organisations et les mouvements clandestins qui existaient à cette époque aient été en contact avec la diplomatie cubaine, qui était le centre révolutionnaire à cette époque. « Qu’il ait vraiment rencontré le Che ou non... nous n’en savons rien », reconnaît-il.

Lucio était enthousiaste et son plan, a-t-il dit, était simple : que Cuba imprime des millions de dollars pour inonder le marché et dévaluer la monnaie américaine. Il fournirait les planches.

Selon son témoignage, Ernesto « Che » Guevara était à l’époque Ministre de l’économie de Cuba et donc il ne pouvait pas le voir.

Mais il ne voulait pas non plus risquer sa vie. Les faussaires pouvaient passer plus de 20 ans en prison.

«Voilà pourquoi, nous avons choisi de faire les « chèques de voyage ». Dans ce cas, la peine était était de cinq ans », avoue-t-il dans son autobiographie.

Les Navarrais ont pris un train à destination de Bruxelles pour acheter 30 000 francs dans une banque sous forme de chèques de voyage à la First National City Bank.

Bien que ce ne fût pas facile, ils ont réussi à falsifier les chèques et à fabriquer, selon lui, 8 000 feuilles de 25 chèques pour 100 dollars. Au total: environ 20 millions de dollars américains.

Les 30 cellules, composées de deux personnes, se sont coordonnées pour faire les contrôles en même temps dans différentes villes européennes. Ils ont ainsi veillé à ce que la numérotation des documents ne soit pas inscrite sur la liste des chèques volés ou suspects.

Qu’est-ce qui n’allait pas avec cet argent?

«La plus grande question, est de savoir combien d’argent il a volé et où est passé tout cet argent », se demande l’historien Óscar Freán Hernández.

Selon Urtubia et son entourage, l’argent obtenu a été utilisé pour financer une longue liste de guérilleros et de groupes armés qui se considéraient comme des membres de la gauche en Amérique latine et en Europe, tels que les Tupamaros en Uruguay, Action directe en France ou ETA en Espagne.

Mais puisque son activité était clandestine, et qu’il n’existe pas de sources policières, accessibles aux historiens, et à l’époque « il y avait peu de documents écrits, logiquement pour des raisons de sécurité, parce qu’ils commettaient des actions illégales et ne pouvaient pas laisser d’indices », explique Freán Hernández, il n’y a pratiquement aucune documentation pour corroborer ses propos sur la destination des fonds.

Bien que Lucio ait affirmé qu’il détestait la violence et qu’il avait cessé de faire des «braquages » de peur que quelqu’un finisse blessé ou tué, il n’a jamais était clair en ce qui concerne la destination de tout cet argent.

Urtubia justifie ses actes ; comme il l’a fait, des explications données dans une interview à l’émission de télévision espagnole « Salvados » en 2015, par une aversion pour l’Espagne ; notamment pour les injustices qu’il avait vécues et dont il avait été témoin pendant son enfance et son adolescence dans sa ville : « Je détestais l’Espagne et la Navarre parce que je n’avais vécu que des horreurs. Et cela m’a poussé à me solidariser avec les gens qui se battaient.»

Mais la poule aux œufs d’or a commencé à faiblir.

De nombreux faux « chèques de voyage » ont commencé à apparaître partout. La First National City Bank a cessé de les accepter, créant le chaos et l’agitation chez ceux qui avaient acheté des chèques et qui ne pouvaient plus récupérer leur argent.

Le maçon reçoit alors une offre d’un ami : il a trouvé un acheteur qui paiera 30% de la valeur des chèques. De cette façon, ils vont éviter le risque d’aller les changer dans les succursales.

C’était un piège.

Lucio Urtubia a été arrêté en juin 1980 par la police dans le célèbre café parisien des Deux Magots et envoyé en prison.

L’un de ses avocats était Roland Dumas. Il est devenu plus tard ministre français des Affaires étrangères. « J’ai compris sur le moment que l’argent n’était pas pour s’enrichir . Son objectif est de fabriquer des chèques de voyage, de les mettre en circulation afin de déstabiliser le régime », dit-il dans le documentaire « Lucio ».

À cette époque, Dumas entretenait des relations diplomatiques avec l’Espagne et demanda à Lucio de l’aider à contacter l’entourage de l’ETA, qui avait enlevé le député espagnol Javier Rupérez. Il a été libéré après 31 jours.

Lorsque l’organisation armée a enlevé les consuls d’Autriche, du Salvador et de l’Uruguay en 1981 en Espagne, Dumas a de nouveau appelé Lucio.

Mais qu’est-il arrivé à la First National City Bank ?

Les Navarrais ont passé près de six mois en prison pendant que l’affaire faisait l’objet d’une enquête. Mais la police ne pouvait pas trouver les planches d’impression et, tant qu’elles étaient entre les mains des faussaires, les chèques continueraient à être imprimés et le problème serait toujours là.

Finalement, la banque a décidé de négocier disent les avocats.

Selon Thierry Fagart, un autre de ses avocats était le célèbre magistrat progressiste Louis Joinet. Il était alors conseiller du Premier ministre français . Il avait convaincu les avocats de la banque de négocier.

« Il a dit aux avocats de la First National City Bank qu’il fallait prendre vite des mesures afin de mettre fin à cette affaire de faux chèques. Et que la meilleure solution était de négocier. » dit Fagart dans « Lucio.

Finalement la banque a accepté d’abandonner les charges contre lui, selon Fagart, en échange des planches, qui étaient cachées dans un casier à la gare d’Austerlitz à Paris.

L’échange a eu lieu, selon l’avocat, dans une chambre d’hôtel sur les Champs-Elysées, où il avait rencontré un délégué de banque : « C’était incroyable, c’était comme dans un film policier. » Fagart dit que lorsque la banque a vérifié le matériel, il a remis une mallette avec « une somme d’argent importante » qui faisait partie de l’accord.

Selon Lucio, il s’agissait d’environ 40 millions de francs soit plus de 6 millions de dollars. De plus il a été libéré. Il a toujours insisté sur le fait qu’il ne gardait pas l’argent.

La banque n’a pas répondu aux tentatives de la BBC de connaître sa version des faits.

Lucio avait alors presque 50 ans. Il était temps pour lui de se retirer de la vie clandestine et de se consacrer à la famille et au travail. Un travail qu’il n’a jamais abandonné, la maçonnerie.

« Il y a des choses que nous ne saurons jamais et nous devons l’assumer », reconnaît l’historien Freán Hernández. « Mais la chose la plus intéressante, peut-être, serait de savoir à quel moment cet immigré, avec aucune appartenance politique, arrive en France et commence à s’identifier à l’idéologie anarchiste, devient un activiste et mène une série d’actions au point de devenir un héros. »

Il est mort en 2020 et dans de nombreuses interviews, il a déclaré qu’en réalité, il n’avait jamais cessé de commettre des crimes: « Même moi, je me demande comment j’ai pu faire tout cela. »

Source: www.bbc.com