Marchés publics et corruption, les véritables obstacles à la décentralisation

Atanga Nji Cameroun Decentralisation Plus de 22 ans après son institution, la décentralisation peine à prendre véritablement corps

Tue, 16 Oct 2018 Source: SIGNATURE/ N°0100

Dans un livre sur la décentralisation administrative au Cameroun, publié en 2009 aux éditions l’Harmattan, et préfacé par le Pr Maurice Kamto, l’auteur écrivait dans l’introduction: «Le retard observé dans la mise en œuvre de la politique de décentralisation initiée en 1996 a indubitablement généré des déceptions chez les uns, et chez les autres des doutes, légitimant le soupçon d’un manque de volonté réelle des autorités camerounaises, de conduire cette réforme jusqu’à son terme». Ces propos restent d’une pertinence indiscutable. Comment en effet expliquer en 2018, plus de vingt deux ans plus tard, que le Cameroun, «Etat unitaire décentralisé» selon l’article 1(2) de la Constitution du 18 janvier 1996, peine (encore) à donner du sens à cette décentralisation ? Pour un développement accéléré du Cameroun, la Constitution confie pourtant aux collectivités territoriales : communes d’arrondissement, communautés urbaines et régions, sous la tutelle de l’Etat, la mission de promouvoir le développement économique, social, sanitaire, éducatif, culturel et sportifs desdites collectivités (article 55(2) et (3).Pourquoi les choses traînent-elles ?

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Excès de centralisation

Si la Constitution de 1996 était appliquée entièrement, le Cameroun serait déjà très loin, en matière de développement local. Malheureusement, politiques, décideurs et fonctionnaires basés à Yaoundé, freinent des quatre fers, quand ils ne bloquent pas simplement la mise en œuvre de la décentralisation sur le terrain, pour conserver leur puissance. Alors que la décentralisation responsabilise les élus locaux, en leur laissant la liberté et la responsabilité du choix des investissements à réaliser, dans l’ordre prioritaire qui leur convient, presque tout dépend encore de Yaoundé. Ainsi, pour un centre de santé à construire à Idabato à Bakassi (Sud-Ouest) ; des installations sportives à Tokombéré (Extrême Nord) ; des salles de classe à Fondjomekwet à l’Ouest ou des puits à Nkambé (Nord-Ouest), la décision, le choix du lieu d’implantation, de l’entreprise et les moyens financiers doivent venir de Yaoundé. Situation identique, lorsqu’on veut ouvrir une route à Belel (Adamaoua), construire un édifice public à Olamze (Sud), à Manoka (Littoral), à Bokito dans le Centre ou à Ngong (Nord).

Le paradoxe dans cette situation, est que la plupart des fonctionnaires ayant le pouvoir de décision, n’ont jamais mis les pieds dans ces localités, et ne savent rien des mentalités des populations bénéficiaires. Ils ne connaissent pas pour une localité donnée, quelles sont les priorités, en fonction des moyens financiers disponibles. Dans un arrondissement où la priorité est par exemple un pont ou une route,Yaoundé va privilégiera la construction d’un établissement scolaire. Quand l’entrepreneur réussit à le faire, accéder aux salles de classe devient impossible. La pluie a détruit ce qui tient lieu de route. Les troncs d’arbre qui servaient de pont ont cédé. Dans le cadre des projets prioritaires à réaliser à Bakassi, non seulement chaque ministère avait ses projets, pour gérer les fonds y afférents,mais à un moment, il manquait de coordination. Des investissements réalisés par l’Etat se sont ainsi retrouvés dans les herbes, faute d’utilisation.A l’Est, des projets au profit des pygmées ont échoué, parce que les bénéficiaires n’ont pas été associés. Un beau jour, ils ont vu débarquer des gens, pour leur construire des maisons de bantous rectangulaires, sans préparation psychologique aucune, au détriment de leurs huttes rondes, et de leur mode vie traditionnel : chasse, pêche et cueillette. Dans les régions de l’Extrême Nord, du Nord ou de l’Adamaoua, on signale des projets de puits et de latrines communes qui ont fait long feu. On n’a, ni associé les populations, ni tenu compte de leur mode de vie, fait d’espaces réservés uniquement aux femmes, aux hommes ou aux enfants.

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Marchés publics et corruption

Si les fonctionnaires de Yaoundé, profitant d’une réelle absence de volonté politique pour mettre la décentralisation en œuvre, ne veulent rien lâcher, c’est à des fins égoïstes. Ils veulent à partir de leurs bureaux, gérer l’argent des projets à réaliser dans les collectivités territoriales décentralisées, avec plusieurs missions sur le terrain, alors que des fonctionnaires plus proches de la réalité, et souvent sans moyens (humains, matériels et financiers) pour travailler, s’y trouvent. Les fonctionnaires des administrations centrales veulent contrôler les marchés. Sur fond de corruption, de commissions et de rétro commissions, les marchés sont attribués à des individus ou à des structures non ou peu qualifiés ; peu ou mal équipés, en tout cas incompétents,mais forts, pour corrompre toute la chaîne des marchés publics, bastion de la corruption, du favoritisme et du clientélisme. Conséquence, partout au Cameroun on trouve des chantiers abandonnés. D’autres sont mal réalisés. D’autres encore ne le sont pas du tout ou traînent, comme par exemple depuis sept ans, le bitumage d’un tronçon de moins de 80 kilomètres entre Mengong et Sangmélima dans le Sud.Tout cela se passe dans l’impunité totale. Les collectivités territoriales en souffrent.Au bout du compte, malgré l’argent dépensé, le gouvernement ne répond pas aux attentes des populations qui en retour le jugent inefficace.

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On comprend alors pourquoi les Camerounais des dix régions (profiteurs et hypocrites mis à part) exigent l’effectivité de la décentralisation, telle que prévue par le Constitution du 18 janvier 1996. Il est incompréhensible, pour un puits, des salles de classe, une route un pont…que les populations attendent la décision de Yaoundé. Après avoir tergiversé pendant plus de vingt deux ans, le temps est venu (et ce n’est pas tôt) de confier aux collectivités territoriales dont la mise en place doit être complétée par les régions, la gestion du développement local, sous le contrôle de l’Etat qui se réserve le droit de punir les défaillants. Evidemment, les personnels de ces collectivités doivent être formés à la gestion des fonds et biens publics, puis des personnels. Sur ce chantier, le jeune ministère de la décentralisation et du développement local qui malheureusement est encore «centralisé» à Yaoundé, a fort à faire. Le développement du Cameroun ne peut plus se faire ou se décider à partir de Yaoundé. Parce que l’avenir du Cameroun est dans la décentralisation, conformément à la Constitution, il faut décentraliser. Pas dans les discours, mais dans les faits

Source: SIGNATURE/ N°0100