La forte détérioration de la situation sécuritaire dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest conduit à déplorer une fois de plus l’absence de mécanismes de prévention et de résolution des conflits sociaux et politiques. Une des faiblesses de notre système politique réside en effet dans l’inexistence de cadres permettant la détection des crises et leur résolution rapide.
Exposé à la violence extrémiste d’acteurs dont les menées sont désormais incompatibles avec les routes de la République, l’État est comme paralysé, incapable de répondre et d’adresser efficacement la situation, si ce n’est par le recours à la force armée : et pour cause il est dépourvu des instruments permettant les sorties de crise. Il y a lieu cependant de prendre acte que les dispositions sont prises pour préserver la sécurité des personnes et des biens.
Aucun acteur politique responsable ne peut critiquer une telle ré-articulation de l’appareil sécuritaire, dictée par la situation sur le terrain. L’ordre doit être assuré, la sécurité garantie, et force doit rester à la loi. Mais le Léviathan seul ne réussira pas à préserver l’essentiel, si la catharsis n’opérait en profondeur. Encore une fois, on apportera une mauvaise réponse à une situation dont les logiques s’imposent pourtant désormais à tous. Des revendications catégorielles d’avocats et d’enseignants se sont muées en des mobilisations politiques, les problèmes initialement niés ont été finalement reconnus par les pouvoirs publics, mais gauchement traités, déjà par le recours massif à la répression.
L’activisme de mouvements minoritaires revendiquant le séparatisme a entraîné une réponse musclée de l’État, générant, en l’absence de solution politique durable, l’enfermement du Nord-Ouest et du Sud-Ouest dans un cycle de violence parfaitement inadmissible. Car l’usage de la force, sans le déploiement d’une vision politique créé le cercle vicieux de la violence, au préjudice des citoyens camerounais qui ne demandent qu’à vivre en paix. Ces deux régions du Cameroun sont aujourd’hui indiscutablement des lieux de l’occurrence d’un conflit de basse intensité, avec des déplacements massifs de populations : voici la preuve que nous faisons face à des menaces graves, qui ont pour origine l’incapacité de l’État à proposer une stratégie globale de sortie de crise, mais aussi le choix de forces extrêmes de cibler par la violence les institutions de l’État.
Aucune œuvre commune n’est possible sans qu’au préalable, ne règne la concorde. Restaurer la concorde entre les Camerounais est l’œuvre la plus cruciale à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés, bien au-delà du nécessaire rétablissement de l’ordre. Jamais dans l’histoire du pays, la restauration de la cohésion nationale ne s’était présentée de manière aussi urgente, et c’est par le dialogue que doit opérer la restauration de l’harmonie brisée entre les régions anglophones et le reste du Cameroun. Dialoguer est aujourd’hui vital car notre édifice continue de se fissurer. C’est par le dialogue que s’exprimera la parole brimée, s’apaiseront les consciences violentées, se rassureront les acteurs apeurés ceux qui craignent tellement d’avoir à rendre compte, qu’ils s’enferment dans la pire des surenchères sécuritaires. Le dialogue est le vecteur des idées et des enjeux: tout est légitime, tout peut être dit, tout doit être entendu, pour peu que l’on préserve la chose commune, la Respublica.
Dans notre contexte critique, il est devenu essentiel de dialoguer. D’abord pour sauver la paix et faire vivre le Cameroun. Dialoguer ensuite, pour que se dessine et s’enracine une vision partagée de l’avenir de la Nation : non pas celle qu’on impose par la force, la menace, les coups de menton, les bombements de torse, et l’invective. Une vision véritablement consensuelle, qui constitue notre horizon commun et indépassable. Dialoguer enfin pour que s’expriment ceux qui n’ont pas droit au chapitre : le dialogue que la situation politique présente rend incontournable doit être l’occasion, d’entendrela voix des sans voix, celle de la majorité silencieuse que la surenchère récente a réduit au silence ; ces Camerounais de toute origine et de toute condition qui n’aspirent qu’à vivre en paix, rêvent d’un pays prospère, demandent que leurs droits fondamentaux soient respectés.
Ils veulent circuler librement, envoyer leurs enfants à l’école, cultiver leurs terres, vivre en sécurité, regarder leurs concitoyens comme leurs frères. Ils souhaitent par dessus tout que vive notre pays : le Cameroun. Aucune initiative n’a cependant été prise depuis les événements du 29 septembre 2017, pour que la volonté générale s’exprime. Les institutions continuent de taire de façon suspecte les bruits sourds qui montent du pays, au point que la scène parlementaire a été transformée en une scène tout court. Rien ne se fera sans dialogue : un dialogue qui met face à face les protagonistes de nos crises nombreuses, et qui les somme d’inventer de nouvelles routines pour que le Cameroun soit sauf.
Comment pourtant faut-il dialoguer, surtout lorsque la violence s’est installée ? Il convient de se souvenir que la construction nationale s’impose du fait de notre vulnérabilité à la division. Nous sommes collectivement fragiles lorsque, comme aujourd’hui, les divisions s’installent et risquent de devenir la norme : chacun a alors le devoir d’affirmer que, tous des citoyens, nous sommes contraints de nous associer et de coopérer. Le dialogue pour un nouveau Cameroun est l’occasion de rappeler que notre humanité n’a de sens qu’en tant qu’elle est liée à celle de nos semblables. Priant Dieu, Allah, toute autre Entité Supérieure, ou même ne priant pas, nous sommes conduits à admettre et nous pénétrer de l’idée que nos différences rendent possibles de nouvelles identités qui dépassent nos appartenances initiales. Il faut aussi, impérativement reconnaître la personne humaine comme une fin en soi : tout enfant de cette nation devient une personne par le seul fait qu’il vit en interaction avec des hommes et des femmes de cultures différentes.
Le caractère distinctif de la personne humaine dépend d’une part de sa connexion avec les autres humains et, d’autre part, de la reconnaissance d’un potentiel qui ne peut s’épanouir que dans l’échange et la compassion. Il faut aussi accepter de se livrer à l’ascèse consistant à dépasser sa culture, ses valeurs et ses intérêts particuliers, pour intégrer ceux des autres, marcher vers le bien commun, l’intérêt général. L’archevêque Desmond Tutu n’écrit-il pas :
A self-sufficient human being is subhuman. I have gifts that you do not have, so, consequently, I am unique. You have gifts that I do not have, so you are unique. God has made us so that we will need each other. We are made for a delicate network of interdependance. We see it on a macro level. Not even the most powerful nations in the world can be self-sufficient.
Je suis ce que je suis à travers l’autre, et c’est l’interaction entre soi et les autres qui produit quelque chose de supérieur, l’égale dignité dans le consensus. Refusant de nous mener la guerre à cause des conséquences de décisions coloniales, il faut se souvenir qu’en tant qu’Africains, nous avons une responsabilité historique impliquant de nous attester dignes et disponibles pour autrui, et mettre notre solidarité au service de l’émancipation de l’ignorance, être, comme l’écrit le professeur Njoh Mouelle, des acteurs de notre histoire.
Dialoguer implique donc d’adhérer à une grammaire du dépassement de soi, et accepter qu’Autrui doit être respecté en dignité. Avons-nous d’ailleurs autre choix, si nous aspirons à ramener dans la maison commune ceux qui en ont été exclus, ou qui s’en sont volontairement retirés ? Peut-on concevoir un dialogue avec nos frères terriblement mécontents, si leur dignité n’était pas attestée comme impérative ? Peut-on sauver ce pays en imposant à ses citoyens d’y demeurer, par la force, la matraque et la mort ? Y parviendra-t-on en célébrant le particularisme, au point de faire du dialogue un dialogue de sourds et du collectif à reconstruire, une babel camerounaise, juxtapositions multiculturelles, au lieu d’être le creuset de l’identité républicaine.
Il faudra bien sûr panser nos plaies, certaines encore purulentes. Des décisions politiques sont nécessaires pour symboliser le temps du dialogue : désescalade répressive, libération des détenus arbitraires, arrêt effectif de toutes les poursuites (et non pas quelques unes) liées aux événements qui se sont déroulés au Nord-Ouest et au Sud-Ouest Cameroun ; renvoi immédiat des acteurs publics qui sont responsables du fiasco politique actuel ; neutralisation au milieu des décideurs sécuritaires, de ceux qui n’imposent que la lecture répressive de la situation politique.
Il est surtout indispensable de sortir du temps mort dans lequel nous vivons, et entrer très vite dans la séquence du dialogue pour apaiser le climat politique et social. Voici deux mois que des sécessionnistes manifestaient pour prononcer l’indépendance symbolique d’un pays qui n’existe pas, alors que le Cameroun est indivisible. Tant d’hommes, de femmes et d’enfants qui tombent. Et la violence extrémiste frappe, la répression de plus en plus dure s’abat et éloigne le pays du cercle vertueux de l’intégration républicaine par la délibération.
Mais avec qui dialoguer? Au vrai, l’occasion est, plus que jamais, offerte aux acteurs et aux forces politiques de se pencher en vérité, sur les maux camerounais, en débattre dans le respect des institutions, et produire les solutions attendues par le plus grand nombre : quelles institutions? Quels équilibres entre le centre et les périphéries ? Comment assurer une juste et équitable représentation des citoyens dans les milieux décisionnels ? Comment garantir la meilleure répartition des richesses ? Comment rendre justice aux victimes de persécutions et leur assurer la réparation de leurs préjudices ?
Comment prendre en compte la diversité camerounaise dans le creuset national sans contraindre quiconque à renoncer à soi, et l’amener à se reconnaître dans la nation ? Comment gouverner la diversité ? Les enjeux sont trop importants, pour relever d’un face à face entre des acteurs, sélectionnés par l’État dont les acteurs ont justement perdu toute légitimité. Par ailleurs, à quelques mois d’élections générales, que signifierait l’organisation d’un dialogue inclusif qui n’a de portée que si ses conclusions ont force constitutionnelle ? Ne risque-t-il pas de justifier le report des échéances si importantes de 2018 ? Faut-il encore une fois, administrer sur le mode bureaucratique et sécuritaire la sortie de crise ?
Il est urgent de sortir du climat la léthargie actuelle et d’accélérer la mise au dialogue des acteurs. Le climat de violence politique que nous déplorons n’a pu se développer qu’à la faveur de stratégies de pourrissement anticipées par les réactionnaires de tous bords. La situation s’est dégradée du fait de la gestion autistique des problèmes posés, la gouvernance de la crise relevant du véritable pilotage automatique. Aucune décision politique majeure n’a été prise, depuis la libération d’une partie des leaders anglophones emprisonnés. Mais depuis lors le tempo politique est dicté par les actions de commando des sécessionnistes, et la répression des forces de défense et de sécurité. Le Parlement est empêché de s’approprier la question anglophone.
C’est dans ce contexte que le président de la République a déclaré la guerre « aux terroristes sécessionnistes ». Je veux croire que cette déclaration qui inaugure une nouvelle séquence politique s’accompagnera très vite de l’ouverture du dialogue attendu : un dialogue qui ne sera pas confisqué par les factions, notamment les plus conservatrices et réactionnaires de l’échiquier politique ; ceux qui, depuis cinquante ans, se considèrent et se comportent comme les propriétaires de ce pays, considérant le plus grand nombre avec hauteur et mépris. Le dialogue doit être le plus large possible et avoir pour enjeu la réécriture des cadres de la vie en République.
A défaut de cadre institutionnel pour le dialogue au Cameroun, quels mécanismes faut-il mettre en place pour conduire la sortie de crise ? Je suis favorable à la création d’une Haute Autorité Indépendante chargée du dialogue national dont les travaux se poursuivraient au-delà de 2018. Composée de représentants de la société civile, des partis politiques et des grandes autorités morales camerounaises, ses délibérations auraient valeur légale, ses propositions de révision de la constitution étant obligatoirement soumises au référendum ou à la discussion parlementaire.
Il faut sauver le Cameroun. Un Cameroun qui peine à entrer dans le XXIème siècle tellement il suffoque. Un Cameroun qui risque de perdre ce qu’il a de plus précieux : sa diversité et la Paix.