NOSO: le régime Biya ferait mieux de négocier un cessez-le feu avec les anglophones

Paul Biya et Sisiku Tabe

Thu, 21 Oct 2021 Source: Le Jour

L’enseignant-chercheur en Science politique à l’Université de Dschang revient sur les origines de la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Il fait des propositions pour la sortie de crise. Entretien.



Vous venez de publier dans la revue ‘’ Politique et Sociétés’’ un article intitulé-La crise anglophone : entre lutte de reconnaissance, mouvements protestataires et renégociation du projet hégémonique de l’État au Cameroun. Qu’est-ce qui a motivé une telle production ?


En tant que citoyen camerounais et enseignant-chercheur, j’ai la responsabilité de produire du savoir sur les phénomènes sociaux de mon milieu. C’est donc motivé par cette responsabilité sociale du chercheur en science politique que je me suis intéressé à une crise qui sature depuis plus de 5 ans l’agenda public au Cameroun. Il existe, relativement à cette crise, une variété de lectures et une diversité de régimes de savoir. J’ai entrepris de faire le terrain du NOSO et d’y collecter les données empiriques relatives à cette crise car j’étais et je suis encore convaincu de la plus-value cognitive de la science politique dans l’élucidation de ce qui s’y joue. C’est en comprenant mieux la crise qu’on peut mieux la résoudre.



Vous situez le début des frustrations des anglophones en 1972 après la transformation de la fédération instaurée en 1961 par l’État unitaire puis par le passage de la république unie à la République du Cameroun (anciennement le nom du Cameroun sous tutelle française devenu indépendant). La « francophonisation » telle que perçue par les anglophones était-elle justifiée ?


Les termes du contrat de la Réunification prévoyaient une cohabitation en parfaite intelligence des différents héritages de la colonisation, une coordination d’intérêts et donc un multiculturalisme durable au Cameroun. Ce que j’ai appelé dans mon article la « francophonisation » des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, c’est-à-dire cette saturation des administrations locales de ces deux régions par des fonctionnaires d’expression française a été perçue comme une rupture injustifiée du contrat de la Réunification. Il en va de même de l’emprise insidieuse du français dans les pratiques administratives in situ. Il est indéniable que ces deux faits ont créé un antagonisme de frustration et débouché sur la colère des Camerounais anglophones.



En 2016, des avocats et des enseignants ont levé la voix pour poser un certain nombre de revendications. Par la suite, les manifestations ont gagné les rues des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Les protestataires disaient être « marginalisés ». Cette résurgence de la colère des anglophones vous a-t-elle surpris ?


Cette résurgence de la colère des Anglophones ne pouvait surprendre que ceux qui, bercés par le confort douillet de la vie dans la haute administration, avaient oublié de prendre ou feignaient d’ignorer la température sociale quotidienne du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Pour tout observateur attentif des dynamiques sociopolitiques dans ces deux régions, il était pourtant loisible de constater une sédimentation progressive de la frustration des populations, frustration très souvent entourée de constructions imaginaires, mais une frustration qui se nourrissait de faits qu’on aurait pu éviter. Le traitement indélicat du mouvement d’humeur des avocats anglophones en 2016 n’est alors apparu que comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Dans la trajectoire du militantisme anglophone, vous parlez de la pathologisation de « La Republic » comme l’un des premiers actes de rupture avec l’ordre politique en vigueur. Qu’est-ce qui peut justifier une telle posture selon vous ?

En parlant de la trajectoire de pathologisation de « La Republic », je mettais en exergue le long processus de rejet de l’ordre politique de Yaoundé. Je voulais parler de cette subversion progressive de l’autorité étatique dans ces régions. Il s’agit d’un processus mental qui a opéré par la socialisation des acteurs aux griefs portés par la communauté. Plusieurs générations de Camerounais anglophones n’étaient pas nées au moment de la Réunification. Elles ont simplement, tout au long de leur parcours de vie, été socialisées aux griefs contre Yaoundé. Elles ont intériorisé ces griefs et progressivement construit Yaoundé comme ennemi public de la cause anglophone. Les mouvements sécessionnistes anglophones s'appuient ainsi sur un discours intégrant la dimension nationale et la dimension sociale ou économique qui légitime une stratégie de lutte vers l'indépendance. On va donc dire qu’il y a eu une longue phase d’apprentissage et d’accumulation de la colère chez les jeunes Anglophones.

Pour apporter une solution à cette crise, le gouvernement avait organisé un grand dialogue national. Quelle appréciation faites-vous des résolutions de ces travaux aujourd’hui ?

Du 30 septembre au 4 octobre 2019, un Grand Dialogue National (GDN) à l’initiative du Président de la République avait été organisé à Yaoundé. Il s’agissait d’œuvrer activement pour le retour à une paix durable et à la reprise effective des activités dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. De grandes résolutions en ont découlé et des décisions y relatives ont été prises. Relativement à l’accélération de la décentralisation, la loi portant Code général des collectivités territoriales décentralisées a été votée et un statut spécial a été octroyé aux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

Notons que quelques temps après le GDN, le président de la République a décidé de l’arrêt de poursuite contre 333 personnes incarcérées dans le cadre de la crise. On peut citer bien d’autres décisions allant dans le sens de la fin du conflit. Mais, encore une fois, on peut faire le constat de la continuation et du durcissement du conflit. Pourquoi ? Parce que les changements faits opéraient à la marge. Dès lors qu’on a excipé le caractère indivisible de l’État pour verrouiller le GDN et éviter de discuter du fédéralisme, on est passé à côté de la principale pierre d’achoppement dans la crise. Bien plus, on voit bien que cette crise se caractérise par le choc des extrémistes des deux camps : les partisans de l’ « indivisibilisme » étatique ou du référentiel de l’État unitaire dans le camp gouvernemental et ceux de la fédération voire de la sécession en face. On peut difficilement comprendre qu’on ait refusé de faire une concession aux partisans de la fédération et d’inviter, comme geste de bonne volonté, ceux favorables à la sécession. Les résolutions du GDN sont manifestement torpillées par les extrémistes des deux camps.

Avez-vous l’impression que le gouvernement gère au mieux cette crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ?

Au mieux, dites-vous ? Il ne me revient pas de faire des jugements de valeur relativement à la gestion de la crise. Je suis par contre fondé à faire des jugements de réalité. Le Grand Dialogue National était envisagé comme un instrument de sortie de cette crise. Je fais le constat, et vous pouvez le faire avec moi, que jusqu’à ce jour, la crise persiste. Elle se durcit même avec son lot de drames : des milliers de familles sont déplacées et leurs conditions de vie durablement voire irrémédiablement compromises, des jeunes y meurent tous les jours, les pronostics relatifs à une fin imminente du conflit sont hyper pessimistes.

Selon vous, l’arrestation des leaders de la contestation a-t-elle plongé le pays dans l’incertitude ?

Dans mon article, j’indique que la dégradation de la négociation entre le gouvernement et les membres du Consortium majoritairement fédéralistes est venue renforcer la posture des leaders sécessionnistes. L’arrestation des leaders activistes et l’interdiction des activités du Consortium le 17 janvier 2017 ont en effet mis en difficulté, dans l’opinion publique anglophone, les tenants du fédéralisme et d’un dialogue apaisé avec Yaoundé alors qu’elles y ont élargi la marge de manœuvre et la cote d’amour des sécessionnistes. Ces faits ont sans aucun doute constitué la rupture d’un dialogue qui avait été́ difficile à obtenir du fait de positions diamétralement opposées. Plusieurs activistes anglophones qui participaient à la négociation ont été obligés de fuir le pays. Certains n’ont pas hésité pas à rejoindre les rangs des sécessionnistes.

Plus de quatre ans après, le parlement camerounais n’a toujours pas inscrit cette question au centre des débats. Peut-on justifier ce choix ?

Le parlement, majoritairement peuplé de députés de la formation dirigeante, est à l’image de ladite formation. On n’y goûte que très peu au débat que les députés de l’opposition ont l’intention d’ouvrir relativement à une éventuelle forme fédérale de l’État et à bien d’autres questions embarrassantes pour le Gouvernement.



Plusieurs acteurs rencontrés vous ont fait savoir que la répression de l’État a servi de moteur pour un activisme régulier. Les armes et les bombes artisanales sont entrées désormais dans ce conflit mettant aux prises les séparatistes à l’armée. Y a-t-il selon vous, une solution pour une sortie définitive de cette crise ?

Je peux comprendre le discours ambiant, à perspective stratégique, dans la formation dirigeante. C’est un discours qui privilégie l’option militaire qui a vocation à fonctionner sur la rupture, le retournement, l'effondrement de l’adversaire, et dont l'objectif, défini par des auteurs comme Clausewitz, est l'anéantissement de la volonté de l'ennemi. Mais ce type de guerre d’usure n’est viable que si l’intendance de l’État est bien dotée financièrement. Le contexte économique national actuel me fait douter de la portée d’une telle option. Dans le contexte actuel, seule l’audace de l’initiative peut ouvrir les perspectives du retour au calme. Je pense qu’il va falloir que nos pouvoirs publics sortent des sentiers battus de l’État unitaire et du Cameroun un et indivisible. Il faut qu’ils abrègent cette guerre qui est hyper coûteuse humainement et financièrement.

Il va falloir négocier avec ceux qu’on considère aujourd’hui comme les Anglophones radicaux, ceux qui revendiquent un droit à l'autodétermination pour leur peuple. Il va falloir discuter avec eux pour d’abord obtenir un cessez-le-feu permanent de stopper la spirale sanglante actuelle. Il faudra ensuite engager avec eux le volet proprement politique de la négociation. Il s’agira alors pour les négociateurs gouvernementaux d’offrir des trophées de guerre servant de contrepartie à la sécession et permettant aux combattants sécessionnistes de sortir la tête haute du conflit. À ce niveau que la mise en œuvre véritable et intégrale du statut spécial pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest pourrait aider. Elle aiderait aussi à un retournement dans l’opinion publique anglophone. Dans tous les cas, rien ne sera plus comme avant, l’aptitude et la volonté des pouvoirs publics de faire des concessions seront l’une des clés de la sortie de crise.

Source: Le Jour
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