Révélations sur la sale guerre derrière la crise anglophones

Ambazonie Guerre 160.000 personnes auraient quitté les zones anglophones depuis le début de la crise

Tue, 12 Jun 2018 Source: www.liberation.fr

C’est une fracture jamais soignée, qui a dégénéré et donne aujourd’hui la fièvre à tout un pays. La «crise anglophone», ainsi qu’elle est désignée depuis octobre 2016, a entraîné le Cameroun dans un cycle de violences de plus en plus meurtrières. La brutale répression, par les autorités, des militants des régions anglophones a poussé la frange la plus radicale du mouvement à s’armer et à lancer des actions de représailles.

La déclaration unilatérale d’indépendance de la «République fédérale d’Amabazonie», coup d’éclat symbolique des séparatistes, le 1er octobre, a en particulier déchaîné la fureur de l’Etat central. Amnesty International publie ce mardi un rapport détaillé sur la «tournure tragique» (c’est le titre de la publication) des événements, qui ont provoqué le déplacement de plus de 160 000 personnes, dont au moins 34 000 au Nigeria voisin.

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Deux régions, sur les dix que compte le Cameroun, sont concernées. Celles du Nord-Ouest et du Sud-Ouest constituaient, au moment des indépendances, le Southern Cameroons, rattaché à la République du Cameroun en 1961 (tandis que le Northern Cameroon rejoignait le Nigeria) pour former une fédération. Celle-ci était censée garantir le respect des spécificités (culturelles, juridiques, économiques et politiques) de la région anglophone.

L’expérience prit fin en 1972 quand le fédéralisme fut abrogé au profit d’une République unie du Cameroun. Un tournant vécu comme une trahison pour une grande partie de la minorité anglophone (20% de la population), et le début de sa «marginalisation» au sein de l’Etat. La centralisation fut renforcée avec l’arrivée de Paul Biya au pouvoir, en 1982. Il occupe toujours le fauteuil présidentiel trente-six ans plus tard.

Vague d’arrestations

En 2016, une série de grèves relance le mouvement de protestation qui couve depuis plusieurs décennies dans les régions anglophones. Les avocats, notamment, dénoncent l’abandon progressif du système juridique de la Common Law dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, ainsi que l’affectation de magistrats francophones ne maîtrisant ni l’anglais ni ce droit d’inspiration britannique. Les professeurs, bientôt rejoints par les étudiants, critiquent de leur côté le manque d’enseignants anglophones et la perte d’autonomie (propre au système anglo-saxon) des universités vis-à-vis du pouvoir central. Comme à son habitude, le gouverment réagit par la manière forte en envoyant la police disperser les manifestants et en ordonnant une vague d’arrestations. Entre octobre 2016 et février 2017, une centaine de militants se retrouvent derrière les barreaux.

Entre-temps, Paul Biya a fait quelques concessions. Le gouvernement annonce le recrutement de mille professeurs bilingues, le retrait des professeurs francophones des régions anglophones, la création d’une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, l’avènement d’une section Common Law à la Cour Suprême, et le recrutement de magistrats anglophones. Enfin, après trois mois de suspension, la connexion à Internet est rétablie dans le Nord-Ouest et le Sud-Est.

Trop peu, trop tard. Le mouvement s’est durci, les opérations «ville morte» se multiplient, et les manifestations virent de plus en plus souvent à l’émeute. Des bâtiments officiels sont pris pour cibles et incendiés. Les forces de sécurité tirent à balles réelles. Des groupes armés, dont les Forces de défense d’Ambazonie, se constituent pour répondre à la violence par la violence. Les sécessionnistes, considérés jusque-là comme très minoritaires au sein du mouvement anglophone, gagnent en popularité.

Drapeau ambazonien

La bascule survient le 1er octobre, jour de la déclaration d’indépendance virtuelle de l’Ambazonie. Ce jour-là, le drapeau ambazonien est hissé à des carrefours, sur les bâtiments des chefferies traditionnelles, un commissariat et un poste de police. Des dizaines de milliers d’anglophones défilent pacifiquement. «Les policiers ont réagi par un usage disproportionné de la force qui, du 28 septembre au 2 octobre, a fait au moins 40 morts et plus de 100 blessés, décrit un rapport de l’International Crisis Group publié deux semaines plus tard.

Les forces de sécurité et de défense et de sécurité ont arrêté des centaines de personnes sans mandat, y compris à leur domicile, et infligé des tortures et des traitements inhumains et dégradants. Des abus sexuels, des destructions de propriété et des pillages dans les maisons, des tirs sur les manifestants à Kumba, Baema et près de Buea par des hélicoptères ont été signalés par une dizaine d’habitants, des élus locaux, des hauts fonctionnaires, la presse, les évêques catholiques des deux régions.»

Depuis, les «opérations de sécurité» succèdent aux attaques des séparatistes contre les gendarmes ou les policiers. Entre septembre et mai, 44 d’entre eux ont été tués, a comptabilisé Amnesty International. Les groupes armés indépendantistes s’en prennent aussi à des symboles de l’Etat central, à des établissements scolaires ne respectant pas la consigne de boycott, et à des personnes soupçonnées de collaborer avec les forces de sécurité.

L’enquête de l’ONG de défense des droits de l’homme porte notamment sur l’incendie volontaire d’un lycée bilingue, d’une école primaire, et le passage à tabac de plusieurs enseignants. «Il est désormais devenu une habitude, dès lors que vous êtes en désaccord pour quelque motif que ce soit avec les sympathisants ambazoniens, d’être immédiatement étiqueté comme traître et pris pour cible», témoigne un habitant de la région cité dans le rapport.

Cas de torture

L’armée camerounaise et le BIR (bataillon d’intervention rapide, unité d’élite rattachée directement à la présidence) ont depuis été déployés dans les régions anglophones pour écraser la rébellion. Près de 150 victimes, dont une grande partie interviewées par Amnesty au Nigeria, ont décrit des actions de vengeance à l’égard de villages entiers.

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«L’armée et le BIR ont descendu en vedette la rivière Mayu, puis ils sont entrés à pied et ont envahi le village de Dadi [région du Sud-Ouest]. Ils étaient nombreux, au moins 70, et lourdement armés. Il n’y avait pas de manifestation ce jour-là, et donc aucun danger. Ils sont simplement venus nous attaquer. Quand les gens ont vu les soldats, ils ont commencé à s’enfuir et les soldats ont tiré dessus», raconte un enseignant. Selon des témoins présents à Dadi le 13 décembre, 4 personnes ont été tuées et 23 arrêtées.

De nombreux réfugiés originaires de Dadi décrivent aussi des cas de torture pour les forcer à admettre qu’ils ont soutenu les «combattants d’Ambazonie».

«Pendant trois jours, ils nous ont battus avec des pelles, des marteaux, des planches et des câbles, nous ont donné des coups, nous ont ébouillantés, a expliqué l’un d’eux aux enquêteurs. Le deuxième jour, ils m’ont fait m’allonger sur le dos et trois d’entre eux se sont mis debout sur moi. J’ai immédiatement excrété et quand j’ai essayé de bouger, l’un d’eux a utilisé sa cigarette pour me brûler l’anus. […] J’ai hurlé et l’un d’eux a pris un couteau et a essayé de me couper le pénis, mais il ne m’a fait que des petites entailles et m’a laissé tranquille.»

Plusieurs morts en détention ont été documentées par Amnesty. Au total, plus de 120 civils ont été tués depuis 2016, selon l’International Crisis Group.

Source: www.liberation.fr