Routes fantômes, digues inexistantes, ponts retardés : Jeune Afrique retrace les décennies de sous-développement qui ont fait basculer le Nord

Issa Garoua.png Image illustrative

Thu, 23 Oct 2025 Source: www.camerounweb.com

"Il nous a maintenus dans le sous-développement avec des strapontins." Cette phrase cinglante d'un activiste de Maroua, recueillie par Jeune Afrique, résume quarante années de relation entre Paul Biya et le Septentrion camerounais. Derrière le raz-de-marée électoral en faveur d'Issa Tchiroma Bakary le 12 octobre se cache une accumulation de promesses non tenues, de projets avortés et d'infrastructures fantômes qui ont progressivement transformé la colère en rupture définitive.

Le projet de chemin de fer Ngaoundéré-N'Djamena cristallise toutes les désillusions. Promis dès les années 1970 sous la présidence d'Ahmadou Ahidjo, ce projet d'infrastructure vital pour désenclaver le Nord du Cameroun et renforcer les échanges avec le Tchad voisin reste aujourd'hui "un mirage", révèle Jeune Afrique. "Yaoundé n'en a jamais validé le tracé", précise notre enquête, malgré cinquante ans de promesses répétées à chaque campagne électorale.

Ce chemin de fer devait transformer l'économie du Septentrion, faciliter le transport du coton, du bétail et des marchandises vers les ports de Douala et Kribi. Mais selon les informations recueillies par Jeune Afrique auprès de sources locales, le projet n'a jamais quitté les cartons. "Dès qu'émergeaient des revendications communautaires, souvent sous la forme des fameux 'mémorandums', Biya bougeait des pions", explique un "Nordiste" ayant travaillé à Yaoundé. "On ne nous proposait rien d'autre que d'intégrer le système."

L'histoire du pont frontalier de Bongor, reliant Yagoua au Tchad, illustre l'abandon méthodique du Septentrion par le pouvoir central. Jeune Afrique révèle que la commune de Yagoua, "située à quelques encablures du Tchad, a attendu pendant des décennies la construction" de cette infrastructure stratégique.

Le pont n'a finalement été "achevé sous la pression tchadienne en 2025 après des années de promesses non tenues", confirment nos sources. C'est donc N'Djamena, et non Yaoundé, qui a forcé l'achèvement de ce projet vital pour les échanges transfrontaliers. Une humiliation de plus pour une région habituée à voir le pouvoir central privilégier systématiquement le Sud du pays.

Quant au chemin de fer reliant les deux pays, il "reste, lui, toujours une chimère", note Jeune Afrique. Le contraste est saisissant avec les investissements massifs réalisés dans le Sud, notamment le port en eaux profondes de Kribi ou l'autoroute Yaoundé-Douala.

Les digues qui n'existent pas : des centaines de milliers de déplacés

Le dossier des digues anti-inondations constitue peut-être le scandale le plus meurtrier de cette politique d'abandon. Jeune Afrique a pu constater que Paul Biya promet "beaucoup" au Septentrion : "Routes, digues, universités... Rien ou presque n'a vu le jour", dénoncent nos interlocuteurs sur place.

En 2024, "les inondations ont encore fait des centaines de milliers de déplacés", révèle Jeune Afrique. Des digues appropriées "auraient peut-être freiné les récentes inondations meurtrières", estime une source à Yagoua. Mais ces infrastructures hydrauliques promises depuis des décennies n'ont jamais été construites, condamnant les populations du Nord à un cycle récurrent de catastrophes naturelles évitables.

"Est-ce qu'on a eu les infrastructures, par exemple ? Les digues ? Non", lance une source à Maroua interrogée par Jeune Afrique. "Tout ce que le RDPC a fait, c'est s'appuyer encore sur Cavayé [Yéguié Djibril] ou sur des chefs traditionnels comme le lamido de Rey-Bouba, vice-président du Sénat, pour tenter de calmer les colères. Cela n'a pas fonctionné."

Pour les observateurs interrogés par Jeune Afrique, ce sous-développement persistant n'est pas le fruit du hasard mais d'une stratégie politique délibérée. "C'était une façon de s'acheter une paix politique et sociale", analyse un membre du RDPC à propos de la distribution de postes ministériels à des personnalités du Nord, sans investissements réels dans les infrastructures régionales.

Le système fonctionne par distribution de "strapontins" : quelques postes prestigieux à Yaoundé pour les élites nordistes, tandis que leurs régions d'origine restent délibérément sous-développées. Jeune Afrique révèle cette logique perverse : en maintenant le Septentrion dans la dépendance économique, Paul Biya s'assurait que ses "barons" locaux resteraient fidèles au pouvoir central pour conserver leurs privilèges personnels.

"Le contrat entre Biya et les populations du Septentrion a été rompu", tranche un opposant interrogé par Jeune Afrique. "Elles lui ont tourné le dos, même si les élites politiques ou économiques – Baba Danpullo, par exemple – ne l'ont pas forcément fait. Le vieux jeu d'alliances ne peut plus colmater la brèche."

Cette rupture s'est dramatiquement manifestée dans les urnes le 12 octobre. Alors qu'en 2018, Paul Biya rassemblait "entre 80 % et 90 % des suffrages dans les trois régions du Septentrion", révèle Jeune Afrique, le scrutin de 2025 a vu un basculement massif en faveur d'Issa Tchiroma Bakary.

"On a perdu sept ans", déplore une source à Maroua auprès de Jeune Afrique. "Certains ont fait mine de croire aux promesses. Mais est-ce qu'on a eu les infrastructures, par exemple ? Les digues ? Non." Entre 2018 et 2025, le régime n'a même pas pris la peine de faire semblant : aucun grand projet structurant n'a été lancé dans le Nord, tandis que les inondations de 2024 faisaient des ravages.

"Biya n'a pas su renouveler son système. Qu'est-ce que ces gens peuvent comprendre à l'exaspération de la jeunesse ?", interroge un opposant cité par Jeune Afrique. Cette analyse pointe du doigt le vieillissement des élites nordistes maintenues au pouvoir par Paul Biya : Cavayé Yéguié Djibril, président de l'Assemblée nationale depuis 1992, Bello Bouba Maïgari, ministre depuis 2011, ou encore Luc Ayang à la tête du Conseil économique et social jusqu'à sa mort récente.

"Ils ont vieilli, devenant de plus en plus impopulaires, pendant que le Septentrion restait dans son sous-développement", constate Jeune Afrique. Face à une jeunesse nombreuse, sans emploi et sans infrastructures, ces figures septuagénaires ou octogénaires incarnent un système fossilisé, incapable de répondre aux aspirations d'une génération qui n'a connu que les promesses non tenues.

L'une des révélations les plus saisissantes de l'enquête de Jeune Afrique concerne les propos tenus par l'évêque Barthélémy Yaouda Hourgo le 31 décembre 2024 dans la cathédrale Sainte-Anne de Yagoua. "On ne va pas souffrir plus que ça encore. Le pire ne viendra pas. Même le Diable, qu'il prenne d'abord le pouvoir au Cameroun et on verra après", lance le prélat devant "l'assemblée des fidèles [qui] a depuis longtemps abandonné ses illusions".

"Le Diable plutôt que Paul Biya" : cette phrase d'un évêque catholique, rapportée par Jeune Afrique, mesure l'étendue du rejet du régime dans une région pourtant réputée pour son attachement aux autorités religieuses et traditionnelles. Quand l'Église elle-même appelle de ses vœux n'importe quel changement, y compris diabolique, le divorce est consommé.

Issa Tchiroma Bakary "saisit l'opportunité, faisant le pari de devenir la figure de proue de la colère", note Jeune Afrique. Ses jeunes gardes du corps "le surnomment désormais 'notre Diable'". L'ancien ministre "s'en contentera" : dans un Septentrion exaspéré par quarante ans de négligence, même le surnom du Diable devient un titre de gloire face au président sortant.

Source: www.camerounweb.com