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Syrie : La recherche désespérée des prisonniers disparus

Syrie : La recherche désespérée des prisonniers disparus

Mon, 2 Oct 2023 Source: www.bbc.com

Des milliers de personnes ont "disparu" dans le système pénitentiaire syrien depuis plus d'une décennie de conflit civil. Leurs familles se retrouvent dans une situation désespérée, obligées de verser de grosses sommes d'argent à des intermédiaires, des fonctionnaires et des responsables de la sécurité pour obtenir des informations sur elles, souvent sans résultat.

Au détour d'une rue principale, sur une colline du nord d'Istanbul, Malak, une Syrienne, se souvient de l'arrestation, en 2012, de deux de ses fils adolescents.

Son aîné, Mohammad, avait 19 ans et servait dans l'armée syrienne, mais il avait reçu l'ordre de tirer sur des manifestants dans son propre quartier. Il s'est enfui, mais les forces de sécurité ont fait une descente dans la ferme où il se cachait et l'ont arrêté.

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Peu après, son deuxième fils, Maher, a lui aussi été arrêté. "Il avait 15 ans et ils l'ont retiré de l'école simplement parce que son frère avait fait défection", se souvient-elle.

Depuis, Malak n'a revu ni Mohammad ni Maher, mais elle a essayé à maintes reprises de les retrouver. Elle n'a réussi à obtenir des informations qu'en versant de fortes sommes d'argent.

Dans la plupart des cas, ces paiements ont été versés à des intermédiaires travaillant pour des proches des autorités syriennes ou ayant des liens avec eux.

Pendant des années, Malak a traité avec un avocat qui lui promettait des informations sur ses fils, principalement Maher. À chaque rencontre, il lui demandait de l'argent pour payer des intermédiaires ou des gardiens de prison.

Au fil des ans, Malak a versé plus de 20 000 dollars (environ 12,4 millions de francs CFA) à l'avocat. Il n'en a jamais rien résulté. Elle pense aujourd'hui qu'elle s'est laissé entraîner par des gens qui lui ont menti.

Disparus en Syrie

"C'est comme un homme qui se noie et qui s'accroche à une paille, dit Malak. Ils exploitent les sentiments d'une mère à la recherche de son enfant."

En 2017, après avoir été elle-même détenue pendant plusieurs mois, Malak a quitté la Syrie avec son plus jeune fils, Ramez, et a commencé une nouvelle vie en Turquie.

Partout dans son minuscule appartement situé au rez-de-chaussée, il y a des photos de ses deux fils disparus.

Malak a aujourd'hui une cinquantaine d'années, des cheveux roux, un grand sourire et des yeux brillants. Mais derrière ce regard se cache une profonde douleur.

Son histoire est loin d'être unique. De nombreux Syriens perdent d'énormes sommes d'argent dans la recherche de leurs proches disparus.

On suppose que le versement de pots-de-vin est le seul moyen d'obtenir quelque chose, même de trouver des informations sur des personnes qui ont disparu ou même de les faire libérer.

Le problème, ce n'est pas que cela ne fonctionne jamais. C'est le fait que ça fonctionne occasionnellement.

Retour d'entre les morts

Les origines de la guerre civile en Syrie remontent au soulèvement pacifique de 2011, lorsque de nombreuses personnes sont descendues dans la rue pour réclamer un changement. Mais le régime brutal du président Assad a réprimé les manifestants non armés, tuant et détenant des milliers de personnes.

Mohammad Abdulsalam était l'un de ces manifestants. Il a été arrêté à un poste de contrôle situé dans la ville d'Idlib, au début de l'année 2012. L'officier lui a dit qu'il ne serait interrogé que pendant cinq minutes.

Mohammad Abdulsalam a été incarcéré dans la tristement célèbre prison de Seydnaya, à 30 km au nord de la capitale syrienne, Damas.

"J'ai été torturé de la manière la plus cruelle et la plus brutale qui soit", raconte-t-il.

À un moment donné, ses ravisseurs ont cru qu'il était mort de ses blessures et l'ont emmené dans la "salle du sel", où les cadavres étaient conservés (ils étaient recouverts de sel pour ne pas se décomposer). "Lorsque je me suis réveillé, raconte-t-il, j'ai regardé à droite et à gauche, et j'ai commencé à toucher les cadavres."

Lorsque les agents de sécurité de la prison de Seydnaya ont découvert que Mohammad Abdulsalam était encore en vie, ils l'ont sorti de la chambre salée et l'ont ramené dans sa cellule.

Sa famille a reçu en 2014 un certificat de décès indiquant qu'il était mort d'une crise cardiaque. Cependant, son père a refusé d'y croire et a poursuivi ses recherches. Par le biais de plusieurs intermédiaires, il est parvenu à contacter une famille liée au président Assad et un accord a été conclu.

Il raconte que son père a dû réunir plus de 40 000 dollars (près de 25 millions de francs CFA) pour obtenir sa libération. Il a dû vendre les terres de la famille, mais Mohammad a été libéré en 2017. Les "cinq minutes" ont duré cinq ans. Il vit désormais à Istanbul avec sa famille.

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Tragiquement, le père de Mohammad Abdulsalam est mort dans une frappe aérienne avant d'avoir pu voir son fils enfin libéré.

L'Assemblée générale des Nations unies a récemment adopté une résolution visant à créer une institution indépendante sur les personnes disparues en Syrie, afin de connaître leur sort.

Entre-temps, des organisations ont vu le jour pour travailler avec les proches des disparus, comme l'Association des détenus et disparus de la prison de Seydnaya (ADMSP).

Son cofondateur est Riyad Avlar, un homme petit et mince, barbu et souriant, d'origine turque, qui a passé de nombreuses années dans cette prison tristement célèbre.

Il a été arrêté en 1996, à l'âge de 19 ans, alors qu'il étudiait en Syrie. Son crime est d'avoir critiqué le gouvernement dans une lettre à un ami. Comme tant d'autres, Riyad Avlar a disparu, et sa famille n'a eu aucune nouvelle de lui pendant quinze ans.

Il a finalement été libéré il y a six ans, après vingt et un ans de prison. Avec un codétenu, il a créé l'ADMSP pour aider les familles dont les proches avaient été emprisonnés à Seydnaya.

Ils ont commencé à interroger les anciens détenus en leur demandant qui était avec eux durant leur détention, raconte Riyad Avlar. Il a demandé aux anciens prisonniers de ne pas répéter ce qu'ils avaient entendu dire par d'autres personnes, mais de dire simplement qui ils avaient vu en prison.

Riyad Avlar et son ami ont ensuite rassemblé ces informations dans une base de données et les ont recoupées avec des listes de Syriens disparus, qui leur avaient été remises par des proches. "Nous avons commencé à comparer les noms... et nous avons commencé à donner aux familles des nouvelles des leurs et de ce qu'il leur était arrivé."

Riyad Avlar est extrêmement préoccupé par les sommes d'argent que les familles venant le voir ont payée pour essayer d'obtenir des informations. Il dit connaître des personnes qui ont dû vendre leur maison.

L'ADMSP a mené une étude détaillée sur le montant payé par les familles en dollars américains, en calculant le montant moyen payé et en le multipliant par le chiffre de l'ONU de 100 000 personnes disparues. Ils estiment qu'entre 2011 et 2020, le montant payé s'élève à 900 millions de dollars (environ 558,3 milliards de francs CFA).

Riyad et son équipe organisent des ateliers pour aider les familles à repérer les intermédiaires qui les dupent. Il m'a montré un document remis à des proches et m'explique pourquoi ce n'est pas authentique. "Il y a un logo, dit-il, il n'y a pas de service de renseignement en Syrie qui ait un logo."

D'autres formes de tromperie sont moins faciles à repérer.

Riyad Avlar nous a mis en contact avec Kadri Ahmad Badle, qui vit actuellement à Idlib et tente de retrouver son frère disparu, arrêté en 2013.

Kadri Ahmad Badle et sa famille ont fait plusieurs tentatives - et dépensé beaucoup d'argent - pour retrouver son frère.

Kadri Ahmad Badle raconte qu'il y a seulement quelques semaines, quelqu'un a posté sur Facebook qu'il venait d'être libéré de Seydnaya et qu'il pouvait aider à identifier les prisonniers.

"Nous l'avons contacté et il nous a donné des détails sur mon frère que personne ne connaissait, décrivant même son tatouage", raconte M. Badle.

L'ancien prisonnier l'a mis en contact avec un avocat, qui a promis d'obtenir la libération de son frère pour 1 100 dollars (environ 682 581 francs CFA).

La famille a versé un acompte de 700 dollars (434 399 francs CFA), mais après cela, l'avocat et l'ancien prisonnier ont disparu et bloqué leurs téléphones.

Dix jours plus tard, ils ont reçu un certificat de décès officiel indiquant que le frère de Kadri Ahmad Badle était décédé en 2014 à Seydnaya.

Les intermédiaires

Riyad Avlar affirme que la plupart des intermédiaires qui proposent leur aide travaillent pour les services de sécurité et de renseignement ou à leurs côtés.

C'est ce que confirme un avocat syrien avec lequel nous nous sommes entretenus, qui a récemment fui au Liban.

Cet avocat - qui préfère rester anonyme - a passé dix ans à traiter des affaires devant le "tribunal du terrorisme", qui s'occupe principalement des détenus civils arrêtés arbitrairement par les forces de sécurité syriennes. Le tribunal a été créé par décret présidentiel en 2012 et ses responsables sont nommés par les forces de sécurité.

"Le tribunal peut poursuivre quelqu'un même pour avoir 'liké' quelque chose sur les médias sociaux", explique-t-il.

De nombreux accusés de ce tribunal seront envoyés à Seydnaya, s'ils n'y sont pas déjà détenus.

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L'avocat ajoute que le tribunal a été surnommé "le tribunal des millions" en raison des sommes d'argent qui y sont échangées.

"La corruption et les pots-de-vin font partie de la colonne vertébrale du régime syrien, de sorte que n'importe quelle partie de ce régime peut être soudoyée", explique-t-il.

L'avocat pense que l'argent est réparti entre les proches des autorités syriennes : "Parfois, des officiers supérieurs veulent une part de l'argent."

L'avocat a passé les dix dernières années à aider les familles de disparus et affirme avoir réussi à retrouver et à libérer de nombreuses personnes de prison.

Cependant, il en a encore aidé d'autres, comme Sana (nom fictif), pour qui les recherches n'ont donné aucun résultat.

Par une chaude journée d'été 2012, plus de 20 agents de sécurité ont fait irruption dans sa maison de Damas et ont emmené son fils, son mari et son frère.

Sana a été approchée par de nombreuses personnes qui lui ont proposé des informations contre de l'argent. À une occasion, sa famille a versé une somme de 20 000 dollars. Ils n'ont rien obtenu.

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Avec l'aide de l'avocat, elle vérifie chaque mois les registres de décès de la police militaire pour voir si les membres de sa famille y figurent.

En attendant, il ne lui reste que les photos de sa famille. Chaque matin, elle prépare du café et s'assoit à la table basse, attendant le moment où ils frapperont à la porte et reviendront.

"Je vis ici avec mes souvenirs, dit-elle. Leurs photos sont ici. Je leur parle, je leur dis bonjour, même si on peut penser que je suis folle. Peut-être que le fait d'y croire me donnera un peu plus d'espoir pour que je puisse continuer."

Nous avons contacté le gouvernement syrien pour le faire réagir à ce reportage, mais nous n'avons pas reçu de réponse.

Source: www.bbc.com