L'arrêté préfectoral qui tue le droit de manifester. Le préfet du département du Mfoundi, Djikdent Emmanuel Martel, a signé le 23 octobre 2025 un arrêté préfectoral (n°002044/AP/06/SAAJP) interdisant toutes les manifestations publiques à Yaoundé pour une durée de 72 heures, du dimanche 26 octobre au mardi 28 octobre 2025. Cette décision intervient à seulement quatre jours de la proclamation des résultats définitifs de l'élection présidentielle par le Conseil constitutionnel, prévue le 27 octobre.
Une interdiction totale et sans appel. L'article 1er, section c) de l'arrêté est sans ambiguïté : "Les manifestations non autorisées sur la voie publique sont interdites sous toutes leurs formes." Cette disposition vise directement les appels à manifester lancés par Issa Tchiroma Bakary, qui a invité ses partisans à "sortir comme un seul homme, dans la paix et dans l'amour de la patrie" pour défendre ce qu'il considère comme sa victoire électorale.
Un arsenal de restrictions. Au-delà de l'interdiction des manifestations, l'arrêté préfectoral impose une série de mesures restrictives pour la période concernée. Les débits de boissons de première catégorie ne pourront ouvrir que de 6h00 à 23h30, ceux de deuxième catégorie de 6h00 à 21h00. Les établissements de loisirs, notamment les boîtes de nuit, devront fermer leurs portes. Le transport de carburant dans les bidons est interdit, tout comme l'entrepôt et l'exposition de pneus usés.
Des restrictions de circulation ciblées. L'arrêté interdit également "la circulation des motocycles dans les zones interdites", notamment sur des axes stratégiques de la capitale : l'axe Mvog-Mbi – Poste Centrale – Warda – Nouvelle Route Bastos – Carrefour Tsinga – Rond point Bastos – Mont Fébé. Ces artères traversent des quartiers sensibles et des zones où les manifestations pourraient se concentrer. Le transport de moto-taxi est limité aux heures de 5h00 à 23h55.
Le timing politique. La période choisie n'est pas anodine. Le 27 octobre, en plein milieu de ces 72 heures d'interdiction, le Conseil constitutionnel doit proclamer les résultats définitifs de la présidentielle du 12 octobre. En interdisant les manifestations précisément à ce moment, les autorités tentent d'étouffer dans l'œuf toute protestation populaire contre une proclamation qui devrait, selon les résultats provisoires, confirmer la victoire de Paul Biya avec 53,66% des voix.
Les sanctions prévues. L'article 2 de l'arrêté prévient : "Les contrevenants aux dispositions du présent arrêté s'exposent, en dehors de la mise en fourrière des motos, aux sanctions prévues par la réglementation en vigueur." L'article 3 précise que "les Services du Groupement de Gendarmerie Territoriale du Mfoundi, les Commandants de Compagnie de Gendarmerie de Yaoundé 1°, 2 et 3 et les Commissaires Centraux n°1,2,3 et 4 de la Ville de YAOUNDE sont chargés de l'application du présent Arrêté".
Un précédent dangereux. L'interdiction de manifester n'est pas nouvelle au Cameroun, mais son timing – couvrant précisément la journée de proclamation des résultats – en fait un outil politique évident. En 2018, après la présidentielle remportée par Paul Biya, des manifestations de l'opposition avaient été brutalement réprimées, avec près de 300 opposants interpellés et certains condamnés à des peines allant de six mois à sept ans de prison.
Les justifications officielles. L'arrêté invoque "les nécessités d'ordre public" pour justifier ces mesures, se référant à plusieurs textes de loi : la Constitution, diverses lois sur le maintien de l'ordre, l'organisation administrative de la République, et notamment le décret de 2020 portant nomination du préfet Djikdent Emmanuel Martel. Mais aucune menace précise ou incident spécifique n'est mentionné pour justifier cette interdiction générale.
La stratégie du pouvoir. Cet arrêté préfectoral s'inscrit dans une stratégie plus large de contrôle de la contestation post-électorale. Il complète les coupures d'internet observées dans plusieurs villes, les messages confidentiels de la police accusant Issa Tchiroma d'avoir contacté des militaires, et les avertissements répétés du ministre Paul Atanga Nji contre tout "appel à l'insurrection". Le régime multiplie les verrous pour empêcher toute mobilisation populaire le jour J.
Les questions juridiques. La légalité de cet arrêté pourrait être contestée. Interdire toutes les manifestations, y compris celles "non autorisées", revient à nier le droit constitutionnel de manifester pacifiquement. De plus, la durée de 72 heures, couvrant précisément la proclamation des résultats, suggère que la mesure vise moins à maintenir l'ordre public qu'à empêcher l'expression d'un désaccord politique légitime.
L'ampliation du document. L'arrêté a été communiqué à une longue liste de services et d'autorités : MINAT, DGSN, les sous-préfets du Mfoundi, les syndicats de transport, et même les archives. Cette large diffusion témoigne de la volonité des autorités de s'assurer que toutes les forces de sécurité et administratives soient mobilisées pour faire respecter l'interdiction.
Pourquoi c'est crucial. En interdisant toutes les manifestations du 26 au 28 octobre, le préfet de Yaoundé prive les Camerounais de leur droit à contester pacifiquement la proclamation des résultats le 27 octobre. Cette mesure, présentée comme nécessaire au maintien de l'ordre public, apparaît surtout comme un outil pour verrouiller la capitale et empêcher toute expression de désaccord. Si Issa Tchiroma Bakary et ses partisans décident de braver cette interdiction, le Cameroun pourrait connaître une confrontation majeure entre manifestants et forces de l'ordre. Si au contraire ils s'inclinent, le régime aura réussi à imposer le silence au moment le plus critique de la crise post-électorale. Dans les deux cas, cet arrêté préfectoral marque un tournant autoritaire dans la gestion d'un scrutin déjà très contesté.