Tribunal Criminel Spécial : bilan mitigé ; les Camerounais mécontents

Les Camerounais ne sont pas contents des bilans

Sat, 12 Aug 2023 Source: Signatures N°182

L me Cameroun avait déjà eu un Tribunal criminel spécial en 1961. Il a été créé par la loi No 61-6 du 4 avril 1961 pour protéger la fortune publique, face à la rapine de certains fonctionnaires ou comptables publics. Il connaît aussi des crimes et délits connexes. En 1972, le Tcs disparaît pour renaître 39 ans plus tard, grâce à la loi No 2011/028 du 14 décembre 2011. Il revient dans un contexte où la fortune publique (argent et biens matériels) est victime d’une prédation qui inquiète le président de la République.

La loi créant le Tcs est modifiée et complétée par la loi No 2012/011 du 16 juillet 2012. Le Tcs est compétent lorsque le préjudice est d’un montant minimum de 50 millions de francs, non plus pour les infractions de détournement «de deniers publics», mais plutôt pour détournement de «biens publics». L’arrêt des poursuites est possible à la demande du procureur général « sur autorisation écrite du ministre de la Justice ». Pour lutter contre les lenteurs judiciaires, des délais sont fixés pour la décision finale.

L’audience inaugurale du 15 octobre 2012 sert à l’installation de Yap Abdou et d’Emile Zéphyrin Nsoga, comme président et procureur général. Le ministre de la Justice, Laurent Esso affirme à l’occasion que «la lutte contre les atteintes à la fortune publique n’est pas une improvisation dans la politique de gouvernance du président Paul Biya».

Mais la première audience avec des affaires au rôle a lieu le 21 novembre 2012. Le Malien Djibril Traoré, pour vol de câbles d’une valeur de près de 75 millions de francs au détriment de la Camtel, est condamné à 12 ans d’emprisonnement ferme, au paiement de 74 751 568 francs et aux dépens fixés à 414 512 francs.

Depuis cette date, le Tcs, actuellement dirigées par deux dynamiques dames :Annie Noelle Bahounoui Batende (président) et Justine Aimée Ngounou Tchokontieu (procureur général) tient régulièrement ses audiences.

Fortunes diverses

Deux catégories d’affaires sont jugées par le Tcs : celles impliquant des personnalités connues (anciens ministres, directeurs généraux et assimilés) et celles concernant des inconnus. La presse et l’opinion ne s’intéressent qu’aux gros poissons. Pourtant des anonymes y sont jugés chaque semaine. Le détournement des biens publics est fait au détriment de plusieurs administrations.

Elles se joignent au ministère public pour les poursuites. En ce qui concerne les délais dans lesquels l’information judiciaire doit être faite et les décisions rendues, ces délais ne sont malheureusement pas respectés, pour des raisons ne dépendant pas des magistrats du Tcs : insuffisance du personnel, volume énorme de travail, des «sacs Mbandjock » de pièces à lire, lenteurs administratives, obstacles divers...Au bout du compte, même quand le Tcs acquitte, la personne poursuivie a déjà passé plusieurs années en prison.

Le Pr Bruno Bekolo Ebe, ancien recteur de l’Université a comme un peu plus tôt, le Pr Dieudonné Oyono, du Programme national de gouvernance, passé cinq ans en prison pour rien. Qui, pour rétablir leur honorabilité et réparer les dommages subis ? Si le Tcs acquitte, il condamne aussi à des peines d’emprisonnement de dix, vingt ans ou plus.

Dans une affaire opposant le ministère des Finances à un ancien directeur général de la Société nationale des eaux du Cameroun, décédé avant la décision, son complice, un artiste musicien, en fuite, a été condamné à vie, pour complicité de détournement de 1 050 000 000 de francs. En plus de l’emprisonnement ferme, plusieurs personnes sont aussi condamnées à payer les montants détournés aux victimes et aux dépens qui dans certains cas, s’élèvent à plusieurs millions de francs. Il fixe la durée de la contrainte par corps en cas de non-paiement desdits frais.

Le Tcs ordonne aussi régulièrement la saisie et la confiscation des biens des condamnés. Mais ces biens saisis depuis plusieurs années déjà ne peuvent être vendus à ce stade. Il faut attendre la décision de la Cour suprême, lorsqu’elle est saisie. Entre temps les voitures ont pourri, les maisons se sont dégradées…

Le Tcs prononce souvent les déchéances de l’article 30 du Code pénal : destitution et exclusion de toutes fonctions, emploi ou offices publics, interdiction de porter une décoration, de servir dans les forces armées ou de tenir une école. Il ordonne enfin la publication de sa décision dans les médias de son choix. Dans plusieurs cas, après la restitution du corps du délit, le Tcs a arrêté des poursuites judiciaires.

Mme Haman Adama, ancien ministre de l’Education de base a été l’un de ses premiers bénéficiaires, et Basile Atangana Kouna ancien ministre de l’Eau et de l’Energie, l’un des derniers. Mais ici, une interrogation surgit puisque que la restitution du corps du délit n’induit pas obligatoirement l’arrêt des poursuites. Pourquoi ne pas systématiser la pratique: tu restitues, tu sors ?

Peut mieux faire

Le 2 février 2018, le procureur général près le Tcs, Justine Aimée Ngounou Tchokontieu, lors de l’installation d’Emmanuel Ndjere comme président du tribunal faisait le point des statistiques à cette date : 256 dossiers sur 312 traités par le corps spécialisé des officiers de police judiciaire ; 256 procédures à l’information judiciaire, ordonnances de renvoi de le tribunal, de non-lieu, d’incompétence et de dessaisissement et d’arrêt de poursuites confondues ; 136 dossiers enrôlés à l’instance de jugement pour 125 arrêts rendus.

Ces arrêts ont rapporté à l’Etat 104 531 577 284 F Cfa. La restitution du corps du délit a permis à l’Etat d’encaisser 4 088 390 196 F Cfa, pour 61 décisions d’arrêt des poursuites. Ces chiffres ne sont pas statiques. Leurs mouvements dépendent du nombre et de l’importance des affaires, des montants détournés, des dommages payés et des montants restitués.

Pour 2021 et selon la Conac, dans son rapport sur l’état de la lutte contre la corruption au Cameroun en 2021, le Tcs a rendu 17 arrêts définitifs. Sur 54 personnes mises en cause, 8 ont bénéficié de l’arrêt des poursuites ; 09 ont été acquittées au bénéfice du doute et 37 ont été condamnées à des peines d’emprisonnement ferme allant de trois ans à l’emprisonnement à vie.

Le préjudice subi par l’Etat à travers des ministères (Finances, Décentralisation, Santé), le Pad, Campost, Camwater,Art et la Commune de Ngaoundéré 1er, s’élève à 18 545 374 057 F Cfa. 08 pourvois en annulation ont été introduits devant la Cour suprême. Depuis sa création, le Tcs, même s’il est combattu par les prédateurs de la fortune publique, s’efforce de jouer son rôle. Mais le joue-t-il totalement ? A-t-il les mains libres pour le faire ?

Les détournements des biens publics ont-ils diminués grâce à lui ? A quoi ont servi les fonds récupérés ? Autant de questions et d’autres qu’on peut se poser. Il serait enfin utile d’avoir annuellement les chiffres de ce que le Tcs fait entrer dans les caisses de l’Etat et ceux de ce que l’Etat dépense pour son fonctionnement, pour faire la balance et savoir si c’est une entreprise gagnante ou pas, surtout que les fonds engrangés sont versés au trésor public, avec le gros risque d’être encore détournés,, et le Tcs de nouveau saisi.

Source: Signatures N°182