Une virée en Sapomobile dans les rues obscures de Yaoundé

Une Virée En Sapomobile D Etienne fait le taxi pour vivre, la nuit, il conduit ses amis en boîte.

Mon, 21 Nov 2016 Source: lemonde.fr

Traversée d’une Afrique bientôt électrique (12). Le jour, Etienne fait le taxi pour vivre, la nuit, il conduit ses amis en boîte, mais 24 heures sur 24, il est Sapolo, le sapeur illuminé.

Un halo vert file dans la nuit noire. Il apporte sa lumière martienne dans les quartiers ténébreux de Yaoundé, victimes des délestages. A son passage, les jeunes crient « Sapolo ! Sapolo ! » en galopant dans le rétroviseur. Ici tout le monde connaît Etienne le Sapologue et sa Toyota Corolla modifiée. Poignées de porte en miroir, quadruples rétroviseurs, sièges en fourrure synthétique et guirlandes de LED vertes, rouges et bleues font scintiller son taxi comme un sapin de Noël. « Et encore, tu n’as pas vu quand les fêtes approchent, lance-t-il, j’ajoute des ampoules sur la carrosserie. Ah ça, on me voit briller de loin ! »

Dans sa Sapomobile à l’habitacle illuminé Etienne respecte scrupuleusement les dix commandements de la sapologie, cet art de vivre congolais qui emprunte au dandysme ses manières excentriques teintées d’un humour pince-sans-rire qui verse dans l’absurde. Etienne veille particulièrement au sixième commandement : « Tu adopteras une hygiène vestimentaire et corporelle très rigoureuse. » Ainsi, il ne part jamais travailler sans revêtir son costume blanc de pilote de ligne, sauf le dimanche. Epaulettes, fine cravate et casquette d’aviateur chinée dans un magasin dont il taira le nom. Un sapeur ne révèle pas ses secrets.



« Quand la lumière se coupe, les bandits attaquent »

Etienne parcourt la capitale camerounaise dix-sept heures par jour. Le matin pour les clients, le soir pour lui et ses amis qu’il emmène en boîte. Il en connaît tous les détours et toutes les venelles. Dans le quartier populaire de Mokolo, les rues sont jonchées des scories du jour. Le grand marché a abandonné ses fruits gâtés sur le bitume que viennent renifler des chiens efflanqués. Les papiers d’emballage et les cartons noircis se soulèvent au passage rapide des voitures.

« Il ne faut pas trop traîner par ici, glisse Etienne. Quand la lumière se coupe, les bandits attaquent. » Il désigne du menton des grappes assises au coin d’un feu ou des silhouettes accablées d’une fatigue innocente. Dans sa Sapomobile de lumière, Etienne, lui, ne craint ni l’obscurité ni les coupures de courant.

Au bout de la rue, des troquets dégorgent leurs tables jusque sur la route. Une foule s’agite dans une rumeur amusée, verre à la main. Des ouvriers encore en bleu de travail se tiennent le front devant la télévision qui diffuse un match entre des équipes anglaises. Chacun a la sienne. Et une critique appuyée sur l’une ou l’autre peut mener à des colères intimes. On n’attaque pas la famille, question d’honneur. De la télévision et des luminaires jaillissent des écheveaux de câbles qui serpentent au sol puis remontent un poteau électrique. « Dans le coin, il y a beaucoup de commerces et de maisons qui font des branchements illégaux, avance Etienne. L’électricité coûte trop cher au Cameroun, alors on se débrouille comme on peut. »



La Toyota bondit dans les nids-de-poule du quartier Vogt. Les lampadaires au sodium nimbent les rues d’une lumière orangée. Ils clignotent puis s’éteignent subitement victimes à leur tour du délestage de 20 heures, lorsque télévisions, lampes, cuisinières, climatiseurs en demandent trop au réseau. L’avenue de Mvolye s’ouvre devant nous couverte de restaurants, bars, vendeurs à la sauvette qui font griller leurs brochettes dans un nuage de moucherons. L’avenue est encore éclairée par les fenêtres et les portes. « Tous les commerçants ont un groupe électrogène, sinon ils perdraient leur clientèle à chaque coupure, répond Etienne. C’est une mesure de survie. »

Quelques kilomètres plus à l’Est, les lampadaires se sont rallumés dans un quartier étroit. Des femmes à talons aiguilles s’y appuient sous le halo jaune. « Ce sont les filles-poteaux, glisse Etienne, on les appelle comme ça parce qu’elles restent plantées sur le trottoir en attendant les clients comme des lampadaires. »

Un luxe qu’on étale

Non loin de là se tient dans une ruelle poussiéreuse la boîte de nuit Pyramide, sa favorite. Il y vient régulièrement avec des amis pour y écluser quelques bières brunes et observer les filles se trémousser. Ce soir, ce sera avec Célestin, l’un de ses meilleurs amis. Il a terminé le travail plus tôt et a rapidement remisé sa blouse d’opérateur chez Eneo, la société qui gère le réseau électrique camerounais. Son boulot consiste à grimper aux poteaux pour réparer les câbles abîmés, défaire les connexions douteuses et réparer les transformateurs. « Chaque semaine, il y en a un qui crame à cause du manque de maintenance et des branchements illégaux qui causent des surtensions », lance-t-il affalé dans le canapé.



La soirée s’élance doucement, les clients ne sont pas nombreux. Les haut-parleurs crachent de la musique nigériane à pleine puissance, les stroboscopes suivent le rythme. « 12 500 watts de son et 25 000 volts de lumière », vante un panneau défilant au-dessus du bar. L’électricité est un luxe qu’on étale. Le temps glisse comme les danseurs sur la piste. Les tables se remplissent, l’ambiance se réchauffe. Puis coupure ! L’obscurité et le silence. Plus que des silhouettes mouvantes dans le grincement de leurs chaussures. Personne ne hue ou ne s’exclame d’être arrêté ainsi.

L’habitude sans doute. L’odeur de transpiration se fait plus forte comme si la vue et l’ouïe saturées de lumière et de bruit laissaient enfin à l’odorat tout le champ pour ressentir. Les membres du service traversent la piste silencieuse. Quelques minutes plus tard la musique reprend, si forte, qu’elle arrive à couvrir la rumeur de l’énorme groupe électrogène. Etienne souffle. « Heureusement, ça n’a pas duré. Dès fois, ils oublient de faire le plein de gasoil alors la musique ne revient pas. Tout le monde rentre à la maison et ta bouteille de champagne se gâte dans le frigo. »



La nuit s’allonge jusqu’au petit matin. Dans la Sapomobile, les convives assèchent leurs bouteilles, ivres de musique et d’alcool. Le passage de la voiture illuminée fait se lever quelques paupières fatiguées. « Eh trop classe ta caisse Sapolo ! », hurle un adolescent sur le trottoir. Puis les lampadaires s’éteignent pour laisser la route entière au soleil.

Source: lemonde.fr