Wave au Sénégal : la première licorne d'Afrique francophone pourrait-elle remodeler les finances sur le continent ?

L'entrepreneuse sénégalaise de 28 ans a préféré payer ses fournisseurs et artisans

Thu, 23 Dec 2021 Source: www.bbc.com

Portia Crowe, pour BBC Afrique

Lorsque Fatou Sène a lancé sa ligne de vêtements, Naya, en septembre de l'année dernière, elle n'a pas pris la peine d'ouvrir un compte bancaire. L'entrepreneuse sénégalaise de 28 ans a préféré payer ses fournisseurs et artisans - et recevoir les paiements de ses clients - avec de l'argent mobile.

"A l’heure actuelle, l'utilisation de l'argent mobile est incontournable dans le business", dit-elle. "Surtout avec la vente en ligne les clients payent souvent par transfert d’argent, ce qui facilite la vente".

Sène, qui est basée entre Thiès et Dakar, n'a pas encore de point de vente physique. Elle fait surtout de la publicité et vend la plupart de ses produits en bogolan, en cire et en pagne tissé en ligne.

Lorsqu'elle apporte ses produits sur un marché, elle se sent plus en sécurité en sachant qu'elle n'a pas besoin de transporter de grosses sommes d'argent sur elle.

"Le mobile money nous permet d'éviter les agressions parce que même si tu pars au marché, ton argent est dans ton compte et tu pourras faire tes achats tranquillement avec ton mobile money", a-t-elle déclaré.

L'argent mobile - qui fonctionne comme un crédit en monnaie réelle, échangé via les téléphones portables - est souvent associé à l'Afrique de l'Est. Le premier grand service d'argent mobile du continent, M-Pesa de Safaricom, a été lancé au Kenya en 2007. Bien avant qu'Apple Pay ou d'autres applications de paiement numérique n'existent ailleurs, les Kényans payaient tout, de la course en taxi au loyer mensuel, avec leur téléphone.

Mais d’autres services du même type ont mis plus de temps à décoller en Afrique de l'Ouest francophone.

Orange Money, exploité par le groupe français de télécommunications Orange, a été lancé en Côte d'Ivoire en 2008, puis au Sénégal et au Mali en 2011. Free Money est présent sur le marché depuis 2014. Mais même en Côte d'Ivoire, qui a le taux de pénétration le plus élevé de tous les pays de la région, le niveau d'adoption de l'argent mobile n'est que de 31 %, contre 77 % au Kenya, selon Silvia Muzi, coordinatrice de programme à la Banque mondiale qui effectue des recherches sur l'argent mobile en Afrique.

Mais la tendance commence à progresser dans la région - et plus rapidement que partout ailleurs sur le continent.

Selon Max Cuvellier, responsable du développement du mobile à la GSM Association, une organisation professionnelle pour les opérateurs de réseaux mobiles, il y avait quelque 36 millions de comptes actifs d'argent mobile dans la région de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) à la fin de 2020, soit une hausse de 19 % par rapport à l'année précédente. (Le nombre de comptes enregistrés est beaucoup plus élevé).

Alors que la région représente environ 22 % du nombre total de comptes actifs en Afrique, "elle connaît une croissance plus rapide que toutes les autres régions", a déclaré M. Cuvellier.

Le défi de maintenir des coûts bas pour l'utilisateur

Une entreprise qui capitalise sur cet élan est Wave, basée à Dakar.

Lancée en 2018, la fintech du mobile money affirme être désormais utilisée par plus de la moitié des adultes au Sénégal. Coura Carine Sene, directrice générale de Wave pour l'UEMOA, affirme qu'une des priorités est de renforcer l'inclusion financière.

"C'est de proposer aux Africains une solution qui est meilleure que le cash parce que tant qu'on ne proposera pas quelque chose qui est meilleur que le cash, ils n'abandonneront pas le cash", dit-elle. "Quand on veut inclure financièrement des gens que les banques traditionnelles n'arrivent pas à inclure, il ne faut pas qu'on soit plus cher et plus compliqué que la banque traditionnelle."

Wave est récemment devenue la première "licorne" d'Afrique francophone après que son tour de financement de série A l'ait valorisée à 1,7 milliard de dollars américains. Elle a levé 200 millions de dollars - la plus grande série A jamais réalisée en Afrique. (Une licorne est un terme de la Silicon Valley utilisé pour les startups évaluées à 1 milliard de dollars ou plus).

"Cela montre au monde entier que l'Afrique francophone dispose de la profondeur de marché et de la réserve de talents nécessaires pour créer des géants de la technologie", a déclaré Tidjane Dème, associé général de la société de capital-risque Partech, qui a été l'un des premiers investisseurs dans Wave.

Selon Sene, Wave était initialement 70 % moins cher que ses concurrents du secteur des télécommunications lorsqu'elle est arrivée sur le marché sénégalais. Elle offre un service gratuit pour le paiement des factures et l'encaissement d'argent, et maintient les frais de transfert à un niveau bas.

Wave a adopté une stratégie de nouvel entrant pour perturber le marché avec des frais plus bas, en assumant la perte de revenus sur son propre bilan espérant, à long terme, gagner plus de clients et d'affaires. En d'autres termes, pour l'heure, l'entreprise se concentre davantage sur la constitution de sa base de clients que sur la rentabilité ou la réalisation de bénéfices.

"Avant, Orange avait des tarifs excessivement chers", a déclaré Fatou Sène, l'entrepreneuse de mode. "Wave est venue avec des tarifs vraiment abordables, du coup la majorité a migré vers Wave".

En juin, Orange a été contraint de revoir ses tarifs à la baisse. L’entreprise a également empêché les utilisateurs de Wave d’acheter du crédit téléphonique Orange sur sa plateforme.

Les agents, qui achètent et vendent du crédit mobile money aux clients, ont également subi une baisse de leurs commissions. Orange Money affirme ignorer si le système actuel de frais réduits sera viable à long terme. Wave, pour sa part, affirme que les frais sont équitables et qu’ils sont restés faibles depuis le lancement en 2018. Quant aux agents, qui, selon Orange Money, gagnent moins aujourd'hui, Sene a déclaré que Wave crée des emplois sur le continent, emploie quelque 1 500 personnes en Afrique et travaille avec un réseau de 30 000 agents.

"Pour ne pas être évincé du marché, Orange, comme les autres opérateurs mobile money, a dû suivre le mouvement de réduction des tarifs, c'est-à-dire les diviser quasiment par quatre", a déclaré Cheikh Tidiane Sarr, directeur général d'Orange Finances Mobiles au Sénégal.

Selon Cuvellier, 42% des adultes au Sénégal possèdent deux comptes d'argent mobile ou plus.

Wave utilise un modèle technologique différent de celui de la plupart des sociétés de mobile money. Au lieu de demander aux clients de composer des codes USSD pour effectuer des transactions, les utilisateurs qui n’ont pas de smartphones et ne peuvent pas accéder à l'application mobile utilisent des codes QR en plastique. Ces derniers peuvent être scannés par un tiers afin d'effectuer des transactions. Le fait de ne pas utiliser de codes USSD permet à Wave d'opérer indépendamment de tout opérateur de télécommunications.

L'investisseur, M. Dème, a déclaré que ce n'était qu'une question de temps avant que le monde de l'argent mobile ne passe des télécoms à d'autres modèles, comme celui de Wave.

"Lorsqu’il y a beaucoup de barrières réglementaires, les télécoms jouent un rôle clé dans l'introduction de l'argent mobile", a-t-il déclaré. "Cependant, à mesure que l'accès aux smartphones et la connectivité se développent, que la réglementation devient plus ouverte, tout cet espace s’ouvre pour les startups."

(Orange, pour sa part, dit travailler à la mise à niveau de ses systèmes et à offrir une meilleure expérience utilisateur à ses clients, notamment en accélérant la numérisation).

Des débuts lents

L'argent mobile est en plein essor en Afrique de l'Ouest francophone mais pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour en arriver là ?

"Un élément important lorsque vous comparez l'Afrique de l'Est à la région francophone d'Afrique de l'Ouest c’est simplement le fait d'être dans un grand pays", a déclaré Ramatoulaye Diallo, expert en argent mobile et ancienne directrice générale d'Orange Finances Mobiles Sénégal, qui a rejoint Google en octobre. "Si vous regardez l'Afrique francophone, au bout du compte... c'est un ensemble de petits pays".

De nombreux pays d'Afrique de l'Ouest ont également des marchés plus fragmentés que des pays comme le Kenya, dominé par Safaricom lorsqu'il a lancé M-Pesa.

"C'est l'effet de réseau, et cela crée évidemment un cercle vertueux", a déclaré Diallo.

Ensuite, il y a la paperasserie, qui est souvent plus compliquée en Afrique occidentale francophone qu'ailleurs. Du reste, de nombreux pays partagent une monnaie et une banque centrale.

"C'est plus compliqué d'avoir la licence directe parce que la BCEAO couvre plusieurs pays et, en fait, il faut d'abord que la direction nationale de ton pays, là où tu demandes, valide-et puis ça passe encore au siège", a déclaré Sene de Wave. "Donc il y a deux interlocuteurs, et ils ont aussi une vision plus large parce que leur décision impacte, implique huit pays".

Mais, a-t-elle ajouté, une fois ces obstacles surmontés, la monnaie unique et les réglementations monétaires communes peuvent réellement accélérer l'expansion.

L'argent mobile n'est pas le seul secteur à rattraper son retard dans la région. La scène plus large des technologies financières - ou fintech - de l'Afrique de l'Ouest francophone suit des pays comme le Kenya et le Nigeria.

"Les marchés de l'Afrique francophone sont à la traîne en termes de collecte de fonds, et le pire, c'est que cela se produit bien plus au stade de l'amorçage, qui détermine l'avenir de l'écosystème", a déclaré M. Dème de Partech.

Selon lui, au stade du financement d'amorçage, les startups africaines francophones ont tendance à voir moins d'investisseurs locaux et ont un accès plus limité aux investisseurs internationaux. Mais cette tendance commence aussi à changer.

"Globalement, il y a beaucoup plus de capitaux qui affluent vers les technologies africaines, ce qui se répercute sur tous les marchés", a-t-il déclaré.

Il a également noté qu'il y a plus de concurrence pour les investisseurs sur les quatre principaux marchés - le Nigéria, l'Égypte, l'Afrique du Sud et le Kenya - ce qui pousse certains d'entre eux à élargir leur champ d'action à des marchés moins bien desservis. La collaboration entre les fintechs du continent s'est développée.

"Ces dernières années, il y a de plus en plus d'activités d'innovation dans la région", a déclaré Diallo. "Je constate un désir de collaboration avec le Nigeria, avec le monde africain anglophone".

Selon elle, quelle que soit l'origine d'une technologie, la clé de toute innovation est sa disposition à être reproduite.

"L'innovation tente de résoudre un problème, n'est-ce pas ? Pour moi, c'est ce qui la rend utile", a-t-elle déclaré.

Le principal mode de paiement en Afrique

Pour sa part, Wave ne s'inquiète pas du risque d’être reproduit ou copié. S'il n'est pas le seul fournisseur d'argent mobile à utiliser un modèle non télécom, il est le plus en vue et le plus performant de la région.

"Nous voulons avoir un impact, et avoir un impact c'est aussi avoir d'autres personnes qui font la même chose que vous", a déclaré Sène.

SankPay, au Burkina Faso, est un exemple de fournisseur d'argent mobile francophone d'Afrique de l'Ouest qui a un modèle semblable à celui de Wave.

Fondé par les Burkinabè Jules Kadher Kaboré et Dramane Kiendrebeogo, il arbore le label "made in Burkina Faso". L'idée était de donner aux clients une alternative aux sociétés étrangères qui contrôlent l'argent mobile.

Contrairement aux dirigeants de SankPay, les deux cofondateurs de Wave, Drew Durbin et Lincoln Quirk, sont Américains. Ils ont d'abord lancé Sendwave - qui, selon eux, est aujourd'hui la plus grande société de transfert de fonds numérique en Afrique - avant de lancer la phase pilote de Wave dans le village de pêcheurs sénégalais de Mbour.

Selon Mme Sène, Wave n'en est pas moins une entreprise africaine à la base.

"Le produit a été construit en Afrique", dit-elle. "Les Américains ne sont pas venus avec des produits tout faits."

M. Dème, de Partech, a notifié que son entreprise avait été impressionnée par l'"obsession" des fondateurs d’offrir une expérience utilisateur "sans friction", un terme couramment utilisé dans le domaine de la technologie qui signifie que l'expérience globale d'un client lors de l'utilisation de la plate-forme est simple et ne prend pas trop de temps.

Partech, qui a commencé en tant qu'investisseur Wave, a été rejoint par Sequoia Heritage, Founders Fund, Stripe, Ribbit Capital et Sam Altman, l'ancien PDG de Y Combinator.

Les fonds seront utilisés pour développer l’activité sur d'autres marchés. Wave s'est lancée en Côte d'Ivoire au début de l'année, et s'étend maintenant au Mali et à l'Ouganda.

"Le but ultime, c'est d'être le principal moyen de paiement en Afrique", a déclaré Mme Sene.

Comment l'argent mobile peut-il changer une économie ?

L'argent mobile est un secteur phénoménal et en pleine expansion. En Afrique, quelque 495 milliards de dollars de transactions ont été traités l'année dernière, soit une augmentation de 23 % par rapport à l'année précédente, selon la GSM Association.

L’argent mobile change la donne pour les personnes qui n'ont pas accès aux comptes bancaires traditionnels. Imaginez un chauffeur de taxi, qui effectue chaque jour des transactions en espèces. Avec un service d'argent mobile, il peut non seulement effectuer des paiements plus simplement (et sans le risque physique de transporter de l'argent liquide), mais aussi faire le compte de ses transactions.

"Le fait qu'on puisse offrir un outil qui lui offre de la visibilité sur sa recette journalière et qu'il puisse maîtriser ses dépenses, c'est vraiment une éducation financière", a déclaré Sene.

Ensuite, Wave veut offrir plus de produits au-delà des simples paiements - travailler avec des banques pour offrir des comptes de crédit et d'épargne par exemple.

"[On n'est pas là] pour 'disrupter' les banques -on vient en soutien aux banques", a déclaré Sene, notant que les startups comme Wave peuvent être beaucoup plus agiles que les grandes organisations comme les banques. "Il s'agit d'aller plus loin que la banque, là où la banque ne peut pas aller- il faut être complémentaire à la banque", a-t-elle dit.

Les femmes en particulier ont tout à gagner de l'argent mobile. Une étude menée au Kenya par un économiste du Massachusetts Institute of Technology a révélé que l'accès à l'argent mobile est associé à une réduction de la pauvreté, en particulier dans les ménages dirigés par des femmes.

Muzi, de la Banque mondiale, a découvert un lien entre les entreprises dirigées par des femmes qui utilisent l'argent mobile et un investissement plus important dans des choses comme le capital, les équipements ou les terres.

"Cette relation est vraiment importante, car les entreprises dirigées par des femmes sont vraiment à la traîne en termes d'investissement", a-t-elle déclaré.

Plus d'investissement participera à créer des entreprises plus fortes - et cela peut avoir des retombées plus larges sur les économies.

"Les entreprises dirigées par des femmes embauchent plus de femmes", a déclaré Mme Muzi. "Et puis, comme le montrent les études, les femmes investissent davantage dans l'éducation de leurs enfants, donc c'est aussi une source potentielle de croissance à long terme."

Source: www.bbc.com