Présidentielle 2025 : Paul Biya mise sur son livre plutôt que sur les meetings
Alors que la campagne officielle bat son plein, le président sortant Paul Biya, 92 ans, a choisi une stratégie inhabituelle : publier une interview dans Cameroon Tribune pour présenter la réédition de son ouvrage "Pour le libéralisme communautaire" plutôt que de multiplier les bains de foule. Une approche qui suscite autant d'interrogations que de critiques.
C'est une campagne électorale comme on n'en a jamais vue au Cameroun. Depuis l'ouverture de la période officielle le 27 septembre, Paul Biya, candidat à sa propre succession, brille par sa discrétion sur le terrain. Pas de grands meetings populaires, pas de tournées régionales marathon, pas de multiplication des contacts avec les électeurs. À la place, une interview exclusive publiée le 29 septembre 2025 dans le quotidien public Cameroon Tribune, sous le titre accrocheur "Paul Biya parle".
Sur deux pages, le chef de l'État ne détaille pas son programme pour les sept prochaines années, mais défend la réédition de son œuvre maîtresse, "Pour le libéralisme communautaire", initialement parue en 1987. Cette nouvelle version, présentée comme "refondue et augmentée" après 38 ans, relèverait selon lui du "dynamisme de sa pensée politique" pour mieux coller aux enjeux actuels : mondialisation, révolution numérique, démocratie participative.
Interrogé sur le choix de rééditer un ancien texte plutôt que d'en produire un nouveau, Paul Biya défend la pertinence continue de son concept de libéralisme communautaire, qu'il présente comme "une pensée et une stratégie de développement, une démarche et un art de gestion" pour le Cameroun.
Cette initiative suscite une vague de critiques. La rareté des apparitions publiques du président sortant, âgé de 92 ans, depuis le début de la campagne interroge observateurs et opposants. Pour plusieurs analystes cités par RFI, cette interview relève d'une manœuvre de l'équipe de communication présidentielle visant à "compenser son absence" sur le terrain.
Le docteur Aristide Mono va plus loin, parlant d'un "prétexte pour combler le silence" d'un candidat resté "trop silencieux" en pleine période électorale. Une critique qui résonne particulièrement dans un contexte où ses adversaires, notamment Issa Tchiroma Bakary et Bello Bouba Maïgari, multiplient les déplacements et les meetings dans tout le pays.
Au-delà de la forme, c'est le fond qui suscite les réactions les plus vives. L'opposition dénonce un décalage criant entre cette réflexion théorique et les réalités socio-économiques du Cameroun actuel.
Au siège du Social Democratic Front (SDF), le directeur de campagne de Joshua Osih, Louis-Marie Kakdeu, a vigoureusement critiqué cette approche. "Quand Paul Biya est arrivé au pouvoir, le taux de croissance au Cameroun était de 15%, les gens oublient", a-t-il rappelé. "Aujourd'hui, on se félicite quand on atteint 3%, ce qui est vraiment la dégringolade totale."
Pour les adversaires du régime, l'évocation d'une pensée politique datant de près de quatre décennies n'apporte aucune solution concrète aux urgences d'aujourd'hui : chômage massif des jeunes, délabrement des infrastructures, crise anglophone persistante, insécurité dans certaines régions, pauvreté endémique.
Malgré ces réserves, le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC), le parti au pouvoir, maintient sa ligne stratégique. Le parti a lancé sa campagne avec des meetings organisés dans les sept arrondissements de Yaoundé, sous la supervision de Philippe Mbarga Mboa, ministre chargé de mission à la présidence.
Ce dernier assure que le parti est "en ordre de bataille" et que le livre du président est "riche d'enseignements" qui "guident la pensée" du chef de l'État. Pour le RDPC, la réédition de cet ouvrage témoigne de la constance intellectuelle et de la vision à long terme de Paul Biya.
Le ministre de l'Administration territoriale, Paul Atanga Nji, a également défendu cette approche, déclarant que "le chef de l'État est constant et républicain", suggérant que cette méthode de campagne correspond à la stature présidentielle de Paul Biya.
Tous les regards sont désormais tournés vers Maroua, dans la région de l'Extrême-Nord. Selon les informations qui circulent depuis quelques jours dans les milieux politiques, le président Biya devrait y effectuer son premier grand meeting électoral dans les prochains jours, marquant un retour très attendu sur le terrain et sur le territoire national.
Ce déplacement dans le septentrion revêt une importance stratégique majeure. C'est dans cette région que deux de ses principaux challengers, Bello Bouba Maïgari et Issa Tchiroma Bakary, ont concentré leurs efforts de campagne, espérant mobiliser une base électorale traditionnellement favorable au pouvoir central mais de plus en plus critique face aux retards de développement.
Cette stratégie de campagne minimaliste, privilégiant la réflexion intellectuelle aux bains de foule, comporte des risques non négligeables. Dans un contexte où une partie de l'électorat, notamment les jeunes, aspire au changement et réclame des solutions concrètes plutôt que des théories, l'absence de proximité avec les populations pourrait être interprétée comme une forme de déconnexion.
D'un autre côté, les partisans de Paul Biya soutiennent que cette posture présidentielle, au-dessus de la mêlée, correspond à l'image d'un homme d'État qui n'a pas besoin de se vendre comme un candidat ordinaire. Pour eux, la simple présence du RDPC sur le terrain et la machine électorale rodée du parti suffiront à garantir la victoire.
Reste à savoir si le concept de "libéralisme communautaire", élaboré à la fin des années 1980 dans un contexte de guerre froide finissante et de démocratisation timide, peut encore résonner auprès d'un électorat camerounais dont plus de 60% est né après 1987.
Les prochains jours, et notamment le meeting attendu à Maroua, permettront de mesurer l'efficacité de cette stratégie atypique. Paul Biya parviendra-t-il à convaincre que sa pensée politique de 1987, même "refondue et augmentée", peut encore guider le Cameroun de 2025 vers un avenir meilleur ? Ou cette campagne par procuration, menée principalement par son parti et relayée par un livre, accentuera-t-elle le sentiment d'un président déconnecté des réalités du terrain ?