Après quinze années de procédure, l’entrepreneur camerounais Pius Bissek a obtenu gain de cause face au groupe agroalimentaire suisse. Un remake de David contre Goliath en Afrique centrale.
Il n’avait sans doute pas imaginé, ce jour de 2002 où il a choisi d’enquêter sur les produits Nestlé, qu’il s’engageait dans un bras de fer long de quinze ans. C’est pourtant le temps qu’il aura fallu à Pius Bissek, 72 ans, le directeur général de la société Codilait, avant de faire plier le mastodonte suisse, dont le chiffre d’affaires a dépassé 82 milliards d’euros en 2016. L’histoire commence au milieu des années 1990. À l’époque, le marché du lait concentré fait l’objet d’une sourde bataille.
Industriels locaux et internationaux tentent d’offrir aux Camerounais le produit le moins cher possible, tout en gérant les conséquences de la dévaluation du franc CFA en 1994. Avec ses 200 employés, Codilait est alors la première entreprise de fabrication de lait concentré sucré au Cameroun.
Dans son usine de la zone industrielle de Douala, Pius Bissek, fils d’un ancien leader de l’Évolution sociale camerounaise (Esocam), fabrique son produit phare, le Super Milk, dont la boîte de 400 g est vendue aujourd’hui 1?400 F CFA (2,13 euros) – le double d’avant la dévaluation.
Les marges s’amenuisent, tandis que les créances ont de plus en plus de mal à être honorées. Pour Codilait, c’est la descente aux enfers. D’autant que Nestlé, par ailleurs roi des cubes Maggi à travers toute l’Afrique, lance un produit concurrent – Gloria – à moins de 1?000 F CFA.
Pot aux roses
Tandis que Nestlé inonde le marché local, Codilait se voit peu à peu contraint de mettre ses employés au chômage. Il n’en conserve que dix, chargés de la maintenance des machines, mais l’activité est à l’arrêt. Pius Bissek est pris d’un doute?: comment Nestlé parvient-il à pratiquer des tarifs aussi compétitifs??
En lieu et place de graisses animales, nécessaires pour obtenir l’appellation de « lait », plusieurs produits Nestlé contiennent des graisses végétales
Le chef d’entreprise décide de faire analyser les produits de son principal concurrent par le laboratoire antifraude de Bercy, à Paris. Le pot aux roses est alors dévoilé?: en lieu et place de graisses animales, nécessaires pour obtenir l’appellation de « lait », plusieurs produits Nestlé contiennent des graisses végétales, telles qu’huiles de palme, de coco et de soja. Des composants bien moins coûteux, puisque la tonne de graisse végétale se vend à 500?000 F CFA, contre 2,5 millions de F CFA pour son équivalent animal.
En janvier 2003, Pius Bissek, ancien directeur administratif et financier de l’Office national de commercialisation des produits de base (ONCPB) – qu’il a quitté en 1981 pour fonder Codilait –, décide de porter plainte pour concurrence déloyale.
Six mois plus tard, il est rejoint par le ministère camerounais des Finances, qui, s’estimant lésé, assigne l’entreprise pour fraude douanière, après avoir fait examiner les échantillons par ses propres experts. En important sous l’appellation « lait concentré » des produits à base de graisses végétales, Nestlé, imité par plusieurs entreprises camerounaises, se serait soustrait à une partie des frais de douane.
Manque à gagner
Manque à gagner invoqué par l’État?: quelque 3 milliards de F CFA. En haut lieu, Jean Foumane Akame, conseiller du président Paul Biya, et l’actuel ministre de la Justice, Laurent Esso, alors secrétaire général de la présidence, suivent le dossier.
Outre ce préjudice, le ministère des Finances espère recouvrer 30 millions d’euros au titre de l’amende. Mais contre toute attente, peu avant l’ouverture du procès, le ministre des Finances, Polycarpe Abah Abah (aujourd’hui incarcéré), réclame le désistement de l’État.
Officiellement, Yaoundé entend négocier directement avec Nestlé et, pour cela, missionne l’avocate Lydienne Yen Eyoum. Pius Bissek se retrouve donc seul devant le tribunal de grande instance de Douala face au géant de l’agroalimentaire.
Le chef d’entreprise n’en remporte pas moins la première manche?: le 14 juillet 2010, Nestlé et trois autres compagnies sont condamnés, pour concurrence déloyale, à 740 millions de F CFA de dommages et intérêts.
Une issue jugée insuffisante
Le directeur de Codilait, expert-comptable passé par le lycée Leclerc de Yaoundé avant de rejoindre l’université des sciences économiques de Lyon, en France, ne s’en contente pas. Estimant que la somme ne compense pas le préjudice subi, il interjette appel.
« Une expertise avait fixé ce préjudice à 4,3 milliards de F CFA, j’espérais donc obtenir davantage en deuxième instance », justifie-t-il. Pius Bissek est d’autant plus confiant que le ministère des Finances, après s’être retiré de la procédure, cherche apparemment à y revenir.
Cela est indiqué sur l’emballage
Mais, à l’instar de son prédécesseur, le ministre Essimi Menye – aujourd’hui en exil aux États-Unis – finit par faire machine arrière, réclamant à son tour le désistement de l’État. Une nouvelle fois, c’est seul que Codilait affronte Nestlé, qui assure toujours ne pas avoir recours à des « moyens illégaux pour nuire à ses concurrents locaux ».
« Gloria est un aliment lacté dans lequel la graisse animale a été remplacée par de la graisse végétale. Cela est indiqué sur l’emballage, ainsi que le fait que ce produit ne doit ni être utilisé comme substitut de lait maternel, ni être confondu avec du lait condensé sucré », se justifie l’entreprise.
En septembre 2012, c’est la douche froide pour Pius Bissek. Rejetant ses prétentions, la cour d’appel revoit à la baisse la somme exigée à Nestlé – de 740 à 150 millions de F CFA. « J’ai reçu un coup de massue », résume Pius Bissek.
Mais le directeur de Codilait ne baisse pas les bras et porte l’affaire devant la Cour suprême. Quatre années supplémentaires seront nécessaires avant de connaître l’épilogue de ce feuilleton judiciaire.
Épilogue
Toujours seul, malgré un soutien indirect de la présidence de la République – via Jean Foumane Akame et Laurent Esso – et de la directrice générale des douanes, Minette Libom Li Likeng, aujourd’hui ministre des Postes et Télécommunications, le directeur de Codilait finit par obtenir gain de cause le 1er septembre 2016.
La Cour suprême condamne Nestlé et consorts, pour concurrence déloyale ayant « entraîné le bouleversement du marché laitier » et ayant « eu une incidence certaine sur les activités de Codilait », à 517 millions de F CFA de dommages et intérêts, soit moins que lors du jugement de première instance. « C’est une victoire à la Pyrrhus, mais c’est tout de même une victoire », estime, philosophe, Pius Bissek.
Nestlé a tout de même réussi à nous éjecter du marché
Après de nouveaux longs mois de bataille avec Nestlé autour de l’application de cette décision, le Camerounais vient enfin de voir les 517 millions de F CFA (auxquels s’ajoutent 15 millions de remboursement de frais de notaire) apparaître, le 9 mai, sur le compte en banque de sa société. Il sait toutefois que cette enveloppe ne suffira pas à retrouver son niveau d’activité d’antan.
« Ce n’est pas assez pour nous relancer dans le secteur du lait concentré. Il nous aurait fallu obtenir quatre fois plus. Finalement, Nestlé a tout de même réussi à nous éjecter du marché », déplore-t-il. Codilait réfléchit toutefois à investir dans d’autres produits, comme le yaourt ou les boissons chocolatées. Un nouveau départ, quinze ans après.
Affaires en cours
Des aliments pour animaux domestiques au café en passant par la nourriture pour nouveau-nés, Nestlé est un habitué des prétoires. En 2012, sa filiale Purina était sanctionnée en France pour une entente illicite en vue de limiter la concurrence.
Une autre entité du groupe, Nespresso, est toujours engagée dans un duel judiciaire aux États-Unis et en France avec la société suisse Ethical Coffee Company, qui l’accuse de pratiques frauduleuses visant à maintenir son monopole sur le marché des dosettes.
Enfin, Gerber, spécialisée dans l’alimentation pour enfants en bas âge, fait actuellement face à des poursuites dans l’Illinois, aux États-Unis, où un consommateur l’accuse de publicité mensongère concernant les bienfaits d’un de ses produits pour la santé des nourrissons.
Toujours aux États-Unis, la multinationale a toutefois été blanchie en 2016 des accusations portées par un collectif californien qui lui reprochait un manque de transparence quant aux conditions de travail des (jeunes) employés de ses fournisseurs de cacao en Côte d’Ivoire.