Le Cameroun vers une dévaluation de 30% - Expert

Bernard Ouandji Upc Bernard Ouandji

Mon, 9 Nov 2015 Source: Mutations

Le projet de budget 2016 de l’Etat du Cameroun, sur lequel va tabler le Parlement lors de sa session de ce mois de novembre consacrée comme de tradition au vote et à la l’adoption du budget, fait état d’une augmentation de l’ordre de 503,2 milliards F Cfa par rapport à 2015. On devrait ainsi partir d’une enveloppe budgétaire de 3 746, 6 milliards à 4249,8 milliards F Cfa.

L’annonce relative à cette prévision au cours du conseil de cabinet du 29 octobre dernier à Yaoundé, a suscité des interrogations dans l’opinion en général, et chez les experts des questions économiques en particulier. Ceux-ci s’étonnent de cette augmentation, alors même que le pays, engagé dans la guerre contre la secte islamiste Boko Haram depuis plus d’un an, peine déjà à financer le budget 2015, dans un contexte défavorable marqué par la chute des cours mondiaux du pétrole brut.

Au terme d’une mission effectuée au Cameroun en septembre dernier, pourtant, le Fonds monétaire international (Fmi), avait critiqué le mécanisme de financement du budget mis sur pied en 2015, et demandait à celui-ci d’arrêter des budgets plus réalistes à l’avenir. L’institution de Bretton Woods recommandait surtout aux autorités un suivi plus assidu de la performance et de l’endettement des entreprises publiques. « L’Etat doit adopter une politique plus orientée sur l’endettement à des conditions plus concessionnelles », avait recommandé Mario de Zamaroczy, l’ancien représentant résident du Fmi au Cameroun.

En tout cas, le surplus de 503,2 milliards que compte apporter le gouvernement sur le prochain budget de l’Etat est excessif et obéit à des logiques purement politiques.

Sur quelles bases le gouvernement fait-il ses prévisions ?

Le Cameroun court-il le risque d’entrer dans une crise de la dette sans précédent. C’est à ces questions et à bien d’autres, que l’économiste Bernard Ouandji répond, dans l’interview ci-contre. Pour cet expert, le déficit budgétaire du Cameroun est devenu chronique; la consommation publique est excessive et l’épargne publique n’existe pas; les projets d’investissement sont mal étudiés ; on ne connait pas l’ordre de priorité des projets ; les sommes décaissées via les marchés publics sont dévoyées, comme en témoigne « le nombre grandissant des condamnations pour détournement prononcées par le Tribunal criminel spécial à l’encontre des dirigeants du Rdpc, le parti au pouvoir ».

Au cours du conseil ministériel tenu à Yaoundé le 29 octobre dernier, le gouvernement a présenté un projet de budget de 4249,8 milliards F Cfa pour 2016, soit une augmentation de 503,2 milliards F Cfa par rapport à l’année dernière. Qu’est-ce que cela vous suggère comme analyse ?

Il convient de partir du budget 2015 pour aboutir aux estimations 2016. Selon mon analyse publiée en janvier 2015, le budget 2015 présentait un déficit de 30%. Aujourd’hui, le Gouvernement brandit un budget qui prévoit 2900 milliards F Cfa de recettes fiscalo-douanières et 4200 milliards F Cfa de dépenses ; la différence fait 1300 milliards F Cfa et est constituée par des emprunts hypothétiques. Depuis 2010, à chaque anniversaire du Président, on nous sert un gâteau composé de 2/3 farine et 1/3 mousse. Or, la mousse ne rassasie pas les enfants.

Vous trouvez donc excessive cette augmentation. Est-ce que le gouvernement s’est assis sur les dernières recommandations du Fmi qui voulaient que le gouvernement arrête des budgets réalistes, qui tiennent compte du déficit ? Est-ce un budget politique ?

Une telle augmentation de 503 milliards F Cfa est excessive ; rappelons que nous sommes dans un contexte déflationniste. Les technocrates du Rdpc, le parti au pouvoir, fabriquent des chiffres pour assouvir des fantasmes politiques, pour la gloire du Président du Rdpc ; ils font galoper le budget d’année en année, sans tenir compte de l’exécution réelle. Cette fuite en avant date de 30 ans ; en juillet 1985, j’avais suggéré au ministre du Plan et au secrétaire des Affaires économiques du Rdpc de stabiliser le budget, car, on était sous un contexte de baisse des cours des produits d’exportation ; le ministre m’a affectueusement éconduit.

« Mais, monsieur Ouandji, si on baisse le budget on va dire que le Président Biya travaille mal, parce que du temps d’Ahidjo, le budget augmentait chaque année, un peu un peu ». La vérité est que depuis l’indépendance jusqu’en 1985 environ, le budget de l’Etat était équilibré en recettes et dépenses et tout le monde recevait son dû, les agents touchaient salaires, pensions, rappels, frais de relève ; les fournisseurs recevaient le paiement immédiat de leurs prestations et livraisons. De nos jours, la saine gestion des finances publiques a disparu, il suffit pour s’en convaincre de voir combien d’agents de l’Etat et de fournisseurs de l’Etat font le pied de grue devant les Trésoreries.

Concrètement, si ce budget venait à être adopté, comment le gouvernement compte-t-il le financer au regard des difficultés qu’il éprouve déjà à financer celui de 2015 qui tire à sa fin ?

En 2016, le déficit budgétaire atteindra 1300 milliards; le gouvernement table sur un volume de 505 milliards F Cfa de prêts-projets et espère lever 300 milliards F Cfa de bons du Trésor sur le marché local et a lancé une émission d’eurobonds sur le marché financier international visant à collecter 275 milliards F Cfa, soit l’équivalent de 500 millions de dollars. On verra bien !

Comment expliquer ce qui s’apparente à un échec des emprunts annoncés en 2015?

Pour 2015, le gouvernement avait prévu une émission de 900 milliards F Cfa en Bons du Trésor à mobiliser par les banques locales ; il s’agissait de renflouer le Trésor en cash pour boucler le budget 2015; à ce jour, il obtenu avec grand peine un montant de 250 milliards F Cfa en Bons du Trésor.

En mars dernier, lorsque le gouvernement avait soumis à au Parlement la ratification de l’ordonnance prévoyant l’émission de 900 milliards F Cfa en Bons du Trésor, j’avais averti les honorables députés qu’une telle enveloppe dépassait de très loin les normes des ratios prudentiels de la Beac et que le marché financier intérieur n’était pas capable de la mobiliser ; de surcroît, les principaux dirigeants qui coiffent l’Etat sont trop vieux et ne sont plus habilités à emprunter de telles sommes et n’ont pas la légitimité pour hypothéquer les générations futures appelées à rembourser ces sommes ; donc qu’il ne fallait pas voter ce texte. Malheureusement les députés ne m’ont pas cru, ils ont voté l’ordonnance et ils ont ramassé une gamelle en même temps que leurs coreligionnaires au gouvernement.

Que recouvre le terme prêts-projets ? C’est nouveau dans le jargon… Le prêt-projet est lié à l’acquisition des biens et équipements produits par l’industrie du pays prêteur. Notre projet stimule la croissance chez eux d’abord puis finalement va créer de la valeur ajoutée chez nous. Justement nos projets structurants sont des prêts-projets, pour la plupart construits par la Chine.

Quelle différence fait-on entre eurobonds et prêts-projets si tous les deux types sont des financements extérieurs ?

Les émissions de bons du Trésor locaux et d’eurobonds sur le marché international sont des titres de dette destinés à mettre du cash entre les mains du Trésor, pour des utilisations décidées souverainement par le gouvernement. L’utilisation est vertueuse quand l’eurobond va financer des infrastructures construites par des entreprises nationales.

Mais ces derniers temps, les gouvernements des pays exportateurs de pétrole lancent l’eurobond pour soulager une balance des paiements dégradée et financer la consommation publique. Mettre de l’argent cash entre les mains de quelqu’un est un signe de grande confiance par rapport à l’appréciation de la qualité de la gestion de la personne qui emprunte ; de surcroît, lorsque le prêteur est une personne étrangère, vous comprenez que la confiance doit être totale parce que le prêteur ne sait pas ce que vous ferez de cet argent.

Le Cameroun ne court-il pas finalement le risque d’entrer dans une crise de la dette sans précédent au vu de la vitesse avec laquelle il s’endette en ce moment ?

Au début de l’année en cours, plusieurs observateurs indépendants ont eu à tirer la sonnette d’alarme sur le rythme effréné de l’endettement, mais les gens du gouvernement ont insisté que le ratio de la dette par rapport au Pib n’était que de 22% et ils ont continué à emprunter. Ils pourraient avoir raison quand on regarde uniquement le stock de la dette.

Mais, pour un diagnostic complet, il faut également contempler les flux, et justement le service de la dette coûtera 742 milliards F Cfa en 2016, soit un quart des recettes ordinaires. C’est excessif. C’est un seuil qui nous ramène à l’époque du processus douloureux du PPTE. Et pour tout dire, le Cameroun court tout droit vers une dévaluation de l’ordre de 30% et un nouveau PPTE ; cette fois-là, c’est la Chine qui sera appelée à annuler le plus gros morceau de la dette extérieure.

Face à l’effondrement des cours mondiaux du pétrole et à la guerre contre Boko Haram, un bémol sur certains projets structurants engagés ou annoncés est-il envisageable ?

La guerre ni la chute des prix du pétrole n’empêchent les décaissements, car les projets viables ont leur financement extérieur arrangé. En dehors des projets en cours sous l’égide du Rdpc, j’ai eu à formuler quatorze projets dans l’industrie et les infrastructures, susceptibles de générer une forte valeur ajoutée et des emplois ; pour l’instant un seul a été retenu par le gouvernement. Nous gardons l’espoir que, compte tenu du potentiel économique du Cameroun, il y a des chances que l’enveloppe des prêts/projets soit décaissée ; la visite récente du financier Rothschild autorise d’entretenir un tel espoir.

Sur quelle base le Cameroun devrait-il construire son budget ?

Il faudra établir une gouvernance économique et financière saine ; il faut arrêter de fabriquer des chiffres comme le fameux taux de croissance de 6% que l’on claironne partout en ce moment alors que l’année 2015 finira à 3% au mieux ; arrêter de considérer que des émissions de bons du Trésor sont des recettes. La déontologie nous enseigne que le budget est préparé pour examen du Parlement et cette instance débat sur l’affectation de ressources nationales constatées. Le ministre des Finances dresse le Tofe [tableau des opérations financières de l’Etat, Ndlr] à l’intention du Fmi, en vue de financer un déficit temporaire du compte courant temporaire.

En outre, il élabore le Cdmt [cadre des dépenses à moyen terme, Ndlr) pour soumettre aux bailleurs de fonds dont la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, l’Agence française de développement, Exim-Bank etc., en vue d’obtenir des prêts concessionnels à long terme pour l’équipement et les infrastructures. Par contre, un Plan d’urgence est destiné à obtenir des dons mobilisés par l’Onu, le Pam et le Hcr, dont la mission consiste à appuyer le relèvement et le rétablissement des conditions qui existaient avant une catastrophe naturelle.

Notre gouvernement a dévoyé le sens de tous ces outils et tableaux de gestion. Le gouvernement avait mandaté la Société générale pour lever 1,5 milliard de dollars en eurobonds, soit l’équivalent de 900 milliards F Cfa aussi ; ceci en vue de financer le Plan d’urgence triennal. Je me suis opposé à cette émission parce que le Plan d’urgence triennal n’a pas de place dans notre gestion économique ni dans le régime financier du Cameroun. Fort heureusement, dix mois plus tard, le gouvernement n’a rien obtenu en eurobonds.

La Bad vient de confirmer sa garantie accordée à l’émission de l’eurobond de l’Etat du Cameroun à hauteur de 500 millions de dollars, tandis que nos ministres des Finances et de l’économie ont entamé un « roadshow » pour en faire le marketing ; quelles sont les chances de succès de cette émission qui date depuis le budget 2015?

Attention, la Bad n’a pas garanti le principal de l’émission d’eurobond. La garantie de la Bad à hauteur de 500 millions d’euros porte sur le risque de change pouvant survenir durant la période de décaissement du prêt. Si ce n’est une question de prestige, cet eurobond présente peu d’avantages, compte tenu du taux d’intérêt élevé dont le prêt sera assorti, au minimum 10%. Ce niveau de taux a été appliqué aux émissions conclues cette année par la Zambie (9,375 %), le Ghana (10,75 %) et l’Angola (9,5 %). Sur le fond, cette émission est inopportune compte tenu de la gouvernance du Cameroun qui manque de lisibilité à long terme, en plus de verser dans la corruption au jour le jour.

Après l’annulation de la dette extérieure en 2010, le gouvernement s’est mis à emprunter pour augmenter le train de vie de l’Etat/Rdpc ; le déficit budgétaire est devenu chronique; la consommation publique est excessive et l’épargne publique n’existe pas; les projets d’investissement sont mal étudiés ; on ne connait pas l’ordre de priorité des projets ; les sommes décaissées via les marchés publics sont dévoyées, pour preuve, regardez le nombre grandissant des condamnations pour détournement prononcées par le Tribunal criminel spécial à l’encontre des dirigeants du Rdpc, le parti au pouvoir.

Source: Mutations