En date du 20 avril dernier, l’opinion publique a pris connaissance de l’existence d’une brouille diplomatique entre le Tchad et le Cameroun, à travers un communiqué portant la signature du secrétaire général de la présidence de la République du Tchad, à la suite d’un différend autour des affaires liées à l’exploitation pétrolière. En des termes froids et particulièrement éloignés des usages consacrés, Monsieur Gali Ngothe Gatta a présenté la position de son pays, ainsi que la grave décision prise par les autorités tchadiennes du rappel de l’ambassadeur accrédité à Yaoundé, pour consultation. L’on y a appris que N’Djamena exprime par là son courroux, suite aux faits détaillés dans ce communiqué, notamment :
- La signature d’un accord portant sur la cession de 10% des parts de Smil, une filiale de la compagnie Savannah Energy Plc, au profit de l’Etat du Cameroun, à travers la SNH , dans le consortium Cotco ;
- Les « agissements inamicaux » des officiels camerounais autour des tractations liées à l’acquisition controversée des actifs d’Exxon Mobil par Savannah Energy Plc, dans la production et le transport du pétrole tchadien ;
- Le « blocage » par le Cameroun de la procédure de reprise des actifs de la compagnie Petronas par l’Etat tchadien. Cette compagnie opérant également dans la production et le transport du pétrole tchadien. Dès lors, toutes les tractations autour de l’or noir, entre Tchadiens et Camerounais, lesquelles avaient toujours été traitées dans les salons feutrés et bunkerisés, les rideaux souvent baissés, loin des regards des individus non autorisés, ont donc été jetées dans la rue. Des allusions graves y sont mentionnées, portées par le Tchad contre le Cameroun accusé d’agir à l’encontre des intérêts et la respectabilité de son voisin.
Savannah Energy Plc au cœur de la brouille Au centre de cette discorde historique entre les deux pays se trouve la compagnie pétrolière britannique, Savannah Energy Plc, fondée en 2014 et qui était déjà implantée au Niger et au Nigeria. En effet, c’est en juin 2021 que cette compagnie avait annoncé des avancées positives dans les négociations pour l’acquisition de la totalité du portefeuille d’actifs de l’exploitant Exxon Mobil au Tchad et au Cameroun, notamment ceux de la production des champs pétrolifères de Doba et Komé au Tchad, ainsi que ceux du transport du brut, via le pipeline, du Tchad au Cameroun. En des termes techniques, on parlerait des actifs sur les activités amont et aval de l’exploitation pétrolière.
Ces actifs portaient successivement sur 40% des opérations de production sur les puits de Doba et Komé (le reste étant réparti entre le malaisien Petronas, l’américain Chevron et l’Etat tchadien qui rachètera les parts de Chevron plus tard), et 40% dans le consortium Cotco opérant dans le cadre du pipeline Tchad-Cameroun (le reste étant détenu à 30% par Petronas, 24% par l’Etat tchadien après le rachat des 21% de Chevron, et 5,17% par l’Etat du Cameroun). De sources crédibles, ces négociations de rachat initiées en 2020 avaient reçu la non-objection des présidents Paul Biya et Idriss Deby Itno.
Si les discussions ont semblé bien avancer côté Cameroun, au Tchad voisin, les nouvelles autorités n’ont pas entériné le deal entre Exxon Mobil et Savannah Energy Plc, malgré la signature de l’accord de cession d’actifs entre ces compagnies. Cette contestation de l’Etat tchadien a d’ailleurs été portée à l’arbitrage de la Chambre de Commerce International (CCI) qui, en janvier dernier, a donné raison à Savannah Energy Plc dans ses droits. Mais seulement en mars 2023, en représailles, le gouvernement tchadien a décidé de nationaliser l’ensemble des actifs querellés au Tchad. Le décor apparait donc explosif et le bras de fer reste brûlant entre l’Etat tchadien et Savannah Energy Plc. Les 300 ex-employés de la compagnie Exxon Mobil ne savent plus de quelle autorité répondre.
Positionnement et suspicion
C’est dans ce contexte imbibé de soufre qu’interviendra la signature de l’accord du 19 avril dernier, entre la SNH , et la compagnie Savannah Energy Plc, par lequel l’Etat du Cameroun a augmenté sa participation dans le consortium Cotco à 15,17%, en acquérant 10% de Smil, la filiale de Savannah Energy Plc. De l’avis de Yacine Wafy, vice-président pour l’Afrique de l’Ouest auprès de la compagnie britannique, ce deal apporte un «rééquilibrage» des forces au sein de l’actionnariat de Cotco, désormais établi par les 30% de Savannah Energy Plc, les 30% de Petronas, les 24% de l’Etat tchadien et les 15,17% de l’Etat camerounais.
Seulement, les autorités de N’Djamena avaient initié des négociations avec Petronas en vue du rachat de la totalité du portefeuille d’actifs de la compagnie malaisienne, à la fois au Tchad et au Cameroun. Si ce deal aboutissait positivement, alors le Tchad serait en passe d’obtenir une position dominante ferme, avec 54% d’intérêts sur le pipeline qui traverse le Cameroun. Or cette position ne saurait être confortable pour la partie camerounaise, au moment où il a été annoncé des négociations en cours avec le Niger, pour l’évacuation de son brut via…ce pipeline. Stratégiquement, le Cameroun a tout à gagner dans l’affaire, non seulement en préservant des marges confortables, mais aussi en limitant l’expansion gourmande de son frère tchadien. Le pipeline, gigantesque infrastructure de plus de 900 km de linéaire, devrait rapporter gros dans les prochaines années. Ne l’oublions pas Savannah Energy Plc est sur d’importants projets de production…au Niger.
Enjeux géostratégiques
Par ailleurs, cette brouille diplomatique entre N’Djamena et Yaoundé intervient dans un environnement marqué par la crise russo-ukrainienne et le repositionnement géostratégique des puissances mondiales. Notamment, la cessation des activités et le départ de plusieurs majors de l'industrie pétrolière opérant en Russie, après les sanctions économiques prises par les pays occidentaux. D'autre part, l'arrêt de la fourniture de gaz et du pétrole russes aux pays européens amène ceux-ci à rechercher d'autres sources d'approvisionnement, afin de combler les déficits et de maintenir les équilibres. Aussi, la production tchadienne de pétrole ne devrait pas échapper aux convoitises de l'occident. Nous pouvons citer deux indices pertinents pour étayer notre avis:
- primo, la stratégie de nationalisation des actifs d’Exxon Mobil, avant même l'épuisement des moyens légaux de recours, cache mal la volonté des autorités tchadiennes d'exacerber et d'inquiéter les opérateurs (par exemple Petronas) au point de susciter leur retrait du marché. Ensuite, il deviendrait alors aisé de pactiser avec d'autres partenaires tapis dans l'ombre.
- secundo, l'argument du manque d'expérience de Savannah Energy peut être battu en brèche. Tout d'abord, la reprise des actifs ne signifie pas forcément la modification de la structure opérationnelle. D'ailleurs, c'est bien Savannah Energy qui assure le paiement des salaires en faveur des ex collaborateurs de Exxon Mobil au Tchad, depuis cette cession d'actifs. C'est donc les mêmes équipes sur le terrain qui assurent l'exploitation de la production et du transport du brut, depuis les champs pétrolifères. Pour ce qui est de l'expérience de Savannah Energy, cette compagnie opère depuis 2014 au Niger et au Nigeria, exploitant des gisements de gaz et de pétrole.
Il apparaît donc difficile d'approuver cette affirmation portant sur la capacité de la junior anglaise d'assurer l'exploitation du pétrole tchadien, si ce ne serait pas l'expression de la volonté affichée de contracter avec un major "déjà" connu. Car, le monde de l'or noir n'est pas celui de bisounours. L'on y évolue par jeux d'intérêts, calcul des gains, combinaisons d'alliances et anticipation des placements stratégiques. Devrait-on reprocher aux autorités camerounaises d'être vifs et proactifs, sur un échiquier où les grands loups européens ont longtemps dicté leur hégémonie, au point de révolter feu le Maréchal Idriss Deby ?
La diplomatie, le pétrole
Il n'a jamais échappé aux observateurs qu'au Cameroun, les questions de pétrole relèvent du domaine stratégique, hautement confidentiel. Du quasi secret défense, débattu uniquement au sommet de l'Etat, le dernier cercle. La Société nationale des hydrocarbures (SNH ) qui gère, pour le compte de l'Etat, les activités d'exploration et d'exploitation des ressources pétrolières, n'a quasiment pas d'intermédiaire entre elle et le chef de l'Etat. En son temps, l'ancien directeur général, Jean Assoumou Mve, avait résumé cette proximité avec la formule "je ne rends compte qu'au président de la République".
Dès lors, tout ce qui se rapporte au pétrole est directement piloté par la présidence de la République, de même que les différents intervenants y sont soigneusement choisis par le maitre des lieux, à qui ceux-ci rendent compte. Dès lors, nous nous interrogeons encore sur l'allusion du silence de Yaoundé sur les préoccupations tchadiennes, évoquées dans le communiqué "incendiaire" publié par la présidence de ce pays, alors que le patron, Mahamat Idriss Deby, était à Yaoundé le 16 mars 2023. À son arrivée, la veille du sommet des chefs d'État de la CEMAC, le président tchadien avait eu un long entretien avec son homologue Paul Biya, dans les salons du palais d'Etoudi. De quoi les deux chefs d'Etats ont-ils discuté, alors que le torchon brûlait déjà entre Savannah Energy Plc et le Tchad ? La presse n'ayant pas couvert ces échanges "informels" au plus haut niveau, nous pouvons bien présumer qu'un tel sujet ne pouvait manquer d'être inscrit au menu de cette rencontre, eu égard à la gravité de la situation, telle qu'elle est décrite aujourd'hui.
Quid des officiels camerounais cités comme ayant effectué des missions au Tchad, pour y rencontrer les autorités, relativement à cette affaire. Cela ne constitue-t-il pas une évidence de la continuité des échanges entre les deux pays autour de cette question de pétrole ? Il n'y a donc jamais eu de silence de Yaoundé, plutôt une activité débordante que le Tchad qualifie d'ailleurs, à demi-mot, de soupçon de délit d'initié. En réalité, la forte implication de Yaoundé en faveur de Savannah Energy Plc est une attitude normale dans le milieu du pétrole, avec en toile de fond, des visées sur le transport de la production du brut nigérien, où cette compagnie envisage jouer très gros dans les prochaines années, en sollicitant le pipeline. N’Djamena a certainement ses motivations que nous cherchons encore à comprendre, sur les termes choisis pour élaborer son communiqué. Tout comme Yaoundé ne dérogera pas à son silence diplomatique légendaire au sujet du pétrole, privilégiant les initiatives souterraines, afin de rétablir la confiance mutuelle, ainsi que la convergence des points de vue, avec son voisin. La cinquantaine d'années d'expérience dans les affaires de l'or noir (la SNH a été créée en 1980) devrait bien aider la vingtaine d'années tchadienne à mieux cerner les enjeux et les défis de l'écosystème pétrolier.