Chaque matin, lorsque Thierry Nyamen franchit l’entrée de son entreprise, un immeuble de trois niveaux situé dans le quartier Messamendongo, sur les hauteurs de Yaoundé, la capitale camerounaise, les employés savent que le « boss » est arrivé. « Il est actuellement en train de contrôler ce que les gars ont produit », assure, radieuse, la réceptionniste.
Durant près d’une heure, le président-directeur général de NTFoods, entreprise spécialisée dans la transformation des produits locaux et la production de céréales infantiles gronde, félicite et programme sa journée. « La vraie magie, c’est le travail », ponctue-t-il fréquemment, sans se départir de son éternel sourire.
Leader de céréales infantiles « made in Cameroun »
Au Cameroun, NTFoods, c’est avant tout la marque Tanty, déclinée en une vingtaine de produits, visibles dans plus de 1 500 points de vente, des boutiques aux pharmacies en passant par des supermarchés. Son produit phare, qui constitue à près de 80 % son chiffre d’affaires, reste les céréales infantiles au soja.
« Aujourd’hui, nous sommes leader dans la transformation des produits agricoles locaux. Nous sommes surtout leader dans la production des céréales infantiles faites avec des produits du terroir sur le marché national, grâce au travail acharné que nous abattons depuis seize ans », insiste cet homme de 47 ans.
La marque Tanty commercialise aussi des croquettes, des chips, des caramels, des cacahuètes, des chapelures, des huiles végétales, faits à base de produits issus à « 100 % » des plantations du Cameroun telles que le maïs, le plantain, la noix de coco, le soja, l’arachide, la patate et les fruits. « On voulait une marque qui n’ait pas une connotation tribale, dans laquelle toutes les femmes pouvaient s’identifier, se souvient Thierry Nyamen. On a trouvé Tanty qui est la “tata”, celle qui nourrit la maison. D’ailleurs, derrière chaque vrai homme se cache une bonne tanty. Toutes les familles camerounaises en ont une, et c’est ce qui fait notre force. »
« Même pas un stage gratuit »
Au début pourtant, Thierry Nyamen est plus animé par la « déception » et la « rage » que par la « force ». Après l’obtention de son baccalauréat scientifique en 1989, le jeune homme bénéficie d’une bourse d’études du gouvernement camerounais et s’envole pour l’Ukraine, où il intègre l’université technique d’Etat agricole de Kharkov. Il en sort docteur en technique de mécanisation agricole et major de sa promotion. Pour sa thèse, il conçoit une machine permettant de transformer l’arachide en poudre et en huile.
En 1999, il retourne au Cameroun, machine « sous le bras », convaincu d’être accueilli à l’aéroport en héros et de trouver un emploi bien rémunéré. Il dépose pas moins de 750 demandes d’emplois, et n’obtient aucune réponse, « même pas pour un stage gratuit ». Moqué par ses amis et sa famille qui ne comprennent pas pourquoi il est rentré, Thierry Nyamen ne se décourage pas : il décide de faire découvrir aux Camerounaises sa poudre d’arachide, qui permet de faire prendre rapidement les sauces, en promenant son porte-tout dans les artères du marché central de Yaoundé. « Je me suis rendu compte que les femmes n’aimaient pas beaucoup faire de la sauce avec ma poudre. J’ai constaté qu’elles l’utilisaient plutôt pour enrichir la bouillie. J’ai alors décidé de fabriquer la bouillie, dit-il, toujours souriant. Les Européens font de la bouillie avec le blé et moi, j’ai choisi le maïs. J’ai aussi utilisé le soja pour l’enrichir davantage. »
Au secteur « pharmacie » du marché central où des médicaments se vendent à ciel ouvert, tous se souviennent d’ailleurs du « petit » Thierry et de sa bouillie « magique ». « On ne croyait pas qu’il pouvait réaliser de telles affaires avec la bouillie, qui est le domaine des femmes, s’exclame, admiratif, David Kuete, commerçant et ancien client. Son bol de bouillie coûtait 100 francs CFA pour ceux qui avaient déjà eu à déguster et gratuit pour les nouveaux. Il a réussi à force de persévérance et d’endurance. »
Dès qu’il a pu vendre assez de bouillie sur le marché pour réunir une petite somme, Thierry Nyamen crée sa société NTFoods. Son capital de départ est de 150 000 francs CFA (228 euros) comme capital de départ et son unique employée est sa propre mère. La bouillie en poudre est vendue à la criée ou dans des boutiques. Son innovation lui permet de glaner de plusieurs récompenses, dont le Prix spécial du président de la République assorti de 10 millions de francs CFA et celui de la meilleure invention de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI).
« Je réinvestissais tout dans l’entreprise, relate Thierry Nyamen. C’est ainsi que je suis passé de 25 kg de produits alimentaires à 300 tonnes. D’une employée à 50 et le capital actuel est de 500 millions de francs CFA [762 000 euros]. Aujourd’hui, nous travaillons avec plus de 120 organisations d’agriculteurs au Cameroun. »
Concurrencer Nestlé
Quel est son rêve à présent, seize ans après ses débuts ? Concurrencer les multinationales telles Nestlé, implantées depuis des décennies sur le marché camerounais et africain. Mais avec quelles armes ? « Vous avez suivi la guerre du Vietnam ? Vous connaissez l’histoire de David contre Goliath dans la Bible ? Je peux vous dire que les personnes qui réussissent ne font pas des choses différentes. Ils ont une manière différente de faire des choses », répond-t-il, un brin mystérieux.
Difficile toutefois de concurrencer une multinationale dont le chiffre d’affaires s’élève à plusieurs dizaines de milliards d’euros quand certains travaux tels l’emballage des produits ou les fritures sont encore réalisés manuellement. « Je ne suis pas complexée. Sur le côté nutritionnel, nous avons des produits bio, sans engrais chimique. Il n’y a pas de comparaison. Au niveau des prix, nous sommes imbattables car nous sommes moins chers. Nos machines sont arrivées et se trouvent actuellement au port de Douala », justifie-t-il.
Pour Serge Constant Ebene, ancien directeur régional des ventes de Nestlé pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre : « Si Thierry Nyamen garde son ambition, s’il est exigeant, il n’y a pas de raison pour qu’il ne réussisse pas. »
« Sur la route »
Thierry Nyamen en est convaincu : il est « sur la route » car, il y a deux mois, le gouvernement camerounais par le biais du ministère de l’agriculture et du développement rural, lui a passé une commande de 12 000 seaux de 4 kg de bouillie, pour les déplacés de Boko Haram qui ont fui les exactions de la secte islamiste et sont réfugiés dans l’extrême nord du pays.
« C’est plus d’une centaine de millions de francs CFA. C’est la plus grosse commande que j’ai jamais reçue, s’enthousiasme le quadra, qui dispense aussi des cours d’entrepreneuriat à des étudiants de la capitale, quelques heures par semaine. J’en ai déjà fabriqué la moitié. J’ai dû employer cent personnes supplémentaires. C’est possible de réussir au Cameroun. Les jeunes doivent oser, partir de rien. »
Dans les couloirs de NTFoods, il s’arrête de temps à autre pour donner des conseils à l’un des 140 stagiaires qu’il reçoit cette année. « Plus tard, on veut être comme lui », rêvent-ils. « Et pourquoi pas ? La vraie magie, c’est le travail », leur répète comme un mantra Thierry Nyamen, toujours souriant.