Plongée dans des prisons d’Afrique (2). Charles, « maton » depuis dix ans, porte un regard lucide sur la question de l’incarcération au Cameroun.
Charles est gardien de prison depuis dix ans. Aujourd’hui, il est major, ce qui lui assure une paie mensuelle d’environ 110 000 francs CFA (170 euros).
A l’image de l’ensemble de la profession, il dénonce la faiblesse de son salaire et la lenteur de son avancement. Grèves et mutineries viennent régulièrement briser la routine carcérale, sans que les promesses gouvernementales de reclassement et de revalorisation salariale ne paraissent être tenues aux yeux de la profession.
Charles travaille depuis plusieurs années à la prison centrale de Yaoundé. Il garde un souvenir amer de sa précédente affectation dans une prison enclavée, en zone rurale. Les bâtiments étaient délabrés, les départs des détenus pour la corvée des champs donnaient lieu à des évasions.
Pour rien au monde, dit-il en menaçant de démissionner, il n’accepterait de partir à nouveau dans une prison rurale. Mais son poste à la prison centrale de la capitale lui convient-il ?
Il existe une hiérarchie informelle des différentes missions à remplir au sein de cette dernière. Charles, à l’instar d’un certain nombre de gardiens, n’aime guère être chargé de la surveillance des quartiers de détention où, selon les pratiques en vigueur, il faut « être fort », recourir au bâton et à la chicotte.
De même, il n’apprécie pas d’être envoyé escorter les détenus au tribunal : le long convoi peine à se mettre en branle, le camion vétuste de l’administration pénitentiaire risque toujours une panne. S’ensuivent de longues heures d’attente au palais de justice, où se succèdent à la barre des dizaines de prisonniers. Le retour à la prison se fait le plus souvent de nuit. Charles craint les tentatives d’évasion, rares malgré tout.
« Injures et engueulades »
Finalement, son affectation à l’un des postes de garde, à la surveillance des portes de la prison, poste stratégique s’il en est, crée des convoitises. L’un des collègues de Charles assure néanmoins détester garder la porte principale de la prison. Il évoque les « injures », les « engueulades », parlant de l’obligation de filtrer les visites, de demander la carte nationale d’identité, de retenir les téléphones des visiteurs à l’entrée.
Charles, lui, appréciait cette mission. En écho à maintes paroles de surveillants de prison, il insiste sur la pénibilité et la difficulté de toutes les activités des gardiens. Son discours tend à construire l’image de détenus dangereux, fomentant des évasions, organisant maints trafics dont les familles apparaissent complices.
Autant d’éléments qui font de la prison de Yaoundé « un volcan qui dort » et qui, en arrière-plan, nourrit la légitimité de la profession de gardien et leur appel à davantage de reconnaissance. En définitive, c’est aussi la prison qui en sort légitimée, espace de mise à distance d’individus menaçant la société.
Prisonniers « VIP » et de droit commun
A Yaoundé, l’incarcération pour faits de corruption de fonctionnaires, de dirigeants de sociétés, d’anciens ministres tend à confirmer la ligne de partage entre détenus « responsables » et hommes « de la rue » évoluant dans l’univers des braquages et des trafics.
Charles oppose ainsi à la violence des détenus des quartiers populaires une supposée finesse des détenus issus de l’élite camerounaise. En insistant sur le degré d’instruction et les capitaux sociaux de ces derniers, en expliquant « qu’ils connaissent leurs droits, ont gardé leurs relations », il témoigne implicitement du dénuement de la majorité des prisonniers de Yaoundé : sans argent, sans compétence juridique, parfois sans famille à proximité.
Ces derniers n’ont guère la maîtrise de leur parcours judiciaire, leurs dossiers rejoignent des piles d’autres dossiers, le temps en détention préventive s’allonge, de mois en années… Un temps le plus souvent passé à dormir à même le sol, dans les cellules surpeuplées des « Kosovo », les quartiers de détention le plus souvent affectés aux détenus démunis. Pour Charles, il est « plus facile de combattre quelqu’un qui est fort que quelqu’un qui réfléchit ».
Des détenus embauchés comme « majordomes »
Cette rhétorique du combat ne saurait cependant résumer la manière dont l’ordre carcéral est produit à Yaoundé. La pacification de la prison, si elle n’élude pas le recours à la violence physique et à l’enfermement dans l’une des cellules disciplinaires, se construit aussi au gré de négociations entre gardiens et détenus.
Certains d’entre eux deviennent les relais de l’administration pénitentiaire chargés de la surveillance des portes des quartiers de détention, de la bonne tenue des cellules, du calme de la cour principale. Aux effectifs des gardiens sont ajoutés ceux de prisonniers, dans le cadre d’une délégation de surveillance.
Toujours dans la perspective d’un ordre négocié, des gardiens ferment également les yeux sur divers trafics. L’entrée de cigarettes, de cannabis participe à la transformation de cellules en « supermarché », pour venir fumer et oublier la dureté des conditions carcérales. La création de divers petits « business » garantit la circulation de l’argent, des détenus en embauchant d’autres comme « majordomes » pour le nettoyage des cellules, du linge… Autant d’activités qui viennent bousculer l’ennui et la monotonie, en somme la vacuité de la peine de prison. La tolérance de trafics constitue aussi une rente pour des gardiens, de même que des arrangements avec les proches des prisonniers pour des visites hors des jours réglementaires ou au-delà de la durée autorisée.
« Le camarade ne vous dira jamais qu’il a cédé »
Charles a passé un moment comme gardien de la porte principale de la prison centrale de Yaoundé. Il dénonce l’archaïsme du système de fouilles à l’entrée, s’emporte contre « la haine des détenus » à l’égard de leur profession, leurs « petits coups bas ». Il explique que « le camarade ne vous dira jamais qu’il a cédé » à la corruption. Pourtant, plus doucement, à la mention de son changement d’affectation et de son départ contraint du poste de garde, à la porte, Charles murmure qu’il a peut-être « trop profité ».
Ainsi, le recours à la violence comme aux petits arrangements met à « l’épreuve » les gardiens, soumis à un triple regard : celui de leur hiérarchie qui ne saurait accepter officiellement la moindre évasion ni sa médiatisation.
Le regard des détenus qui tentent par divers moyens de résister à l’emprise de l’institution carcérale. Leur déférence feinte, leur colère, l’achat de faveurs, l’occupation d’un poste informel de surveillance sont autant d’éléments qui n’infléchissent pas, qui accentuent même, leur représentation de gardiens incompétents et corrompus.
Enfin, le regard de la société camerounaise qui n’ignore ni l’histoire des prisons camerounaises nées de la succession de régimes d’exception, ni les conditions actuelles de détention et le fonctionnement du système pénal, mais peine à faire de la prison un problème public.
Au jour le jour, les gardiens tâtonnent pour trouver un sens à la peine de prison, en marge règlements locaux et de conventions internationales. Ils élaborent le plus souvent des pratiques en demi-teintes, au sein d’une institution reléguée dans les zones d’ombre de la société.