Le 26 décembre 2015, le franc CFA a eu 70 ans ! Qui l’eut cru ? D’aucuns pensaient qu’avec la fin de l’empire colonial français, à partir de la fin des années 1950, tous les symboles de cet empire, avec en tête le franc des Colonies Française d’Afrique, disparaîtraient avec lui.
Mais c’était sans compter avec le machiavélisme des partisans de l’empire et de leurs valets en Afrique. En effet, sentant le vent tourner, après la mémorable débâcle de Dien Ben Phu aux mains des révolutionnaires vietnamiens et le déclenchement de la lutte armée du peuple algérien, le Général de Gaulle et ses conseillers concoctèrent un Plan visant à garder l’Afrique « au sud du Sahara » dans le giron français. C’est dans ce contexte que fut proposée la « Communauté franco-africaine » dont le but fondamental était de préserver la domination de la France sur ses anciennes colonies, en leur accordant une « indépendance » formelle, encadrée par de multiples accords de « coopération » dont les accords monétaires.
I) La naissance de la Zone Franc et des francs CFA
L’histoire de la Zone Franc et du franc CFA est étroitement liée à celle de l’empire colonial français en Afrique. En effet, à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, la France décida de renforcer son autorité sur les territoires qu’elle contrôlait outre-mer. C’est ainsi que les décrets du 28 août et ceux des 1er et 9 septembre 1939 instituèrent un strict contrôle des changes entre la France et ses colonies d’une part, et entre elle et le reste du monde d’autre part. Le terme « Zone Franc » apparaît alors pour la première fois à cette occasion.
Mais la Zone Franc ne devint véritablement opérationnelle qu’après la fin du deuxième conflit mondial, en 1945. En effet, c’est ce conflit qui a donné une nouvelle cohésion à l’ensemble constitué par la France et ses colonies. L’inconvertibilité du franc métropolitain et la mise en place du contrôle des changes en 1939 ont délimité un espace géographique à l’intérieur duquel les monnaies demeuraient convertibles entre elles et faisaient l’objet de règles de protection communes vis-à-vis de pays hors de la Zone. Si l’existence de la Zone Franc fut officialisée en 1939, c’est plus tard, avec la réforme monétaire du 26 décembre 1945 que furent créés les francs des colonies françaises d’Afrique (CFA) et les francs des colonies françaises du Pacifique (CFP). Ces colonies avaient leurs propres pièces, distinctes du franc métropolitain. Le 26 décembre 1945 est également le jour où la France a ratifié les Accords de Bretton Woods et procédé à sa première déclaration de parité au Fonds Monétaire International (FMI).
En 1958, le franc CFA devient le « franc de la Communauté Française d’Afrique ». Après les indépendances, il prendra la dénomination de « franc de la Communauté Financière Africaine » pour les Etats membres de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), et « franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale » pour les pays membres de l’Union Monétaire de l’Afrique Centrale (UMAC). Cependant, dans le système monétaire international, les CFA de la BCEAO et ceux de la BEAC sont dénommés respectivement XOF et XAF. Plus de 50 ans après les « indépendances », la Zone Franc et le franc CFA apparaissent aux yeux de nombreux Africains comme les symboles d’une souveraineté monétaire confisquée et un obstacle majeur au développement économique et social des pays africains.
II) La Zone Franc : négation de la souveraineté des pays africains
La dévaluation de 50% du franc CFA, imposée par la France et le Fonds Monétaire International (FMI) en 1994, avait montré à l’opinion africaine que le sort du franc CFA se décidait ailleurs que dans les pays utilisant cette monnaie. Cela illustre l’absence de souveraineté de ces pays sur le franc CFA. Or la monnaie fait partie des attributs de souveraineté d’un pays, comme le drapeau et l’hymne national. L’ancien Premier ministre français, Edouard Balladur, dont le gouvernement avait imposé la dévaluation aux chefs d’Etats africains, n’a-t-il pas affirmé à juste raison que « la monnaie n’est pas un problème technique mais politique, qui tient à la souveraineté et à l’indépendance d’un pays ». En décidant ainsi d’imposer la dévaluation de 1994, il a démontré aux chefs d’Etats africains qu’ils n’avaient ni indépendance ni souveraineté en ce qui concerne le franc CFA.
III) La Zone Franc est un obstacle au développement
Cette absence de souveraineté explique pourquoi le franc CFA ne peut être un instrument de développement, parce que déconnecté des réalités économiques et sociales des pays africains. En effet, les relations institutionnelles entre les pays africains et la France, d’une part, et les mécanismes de fonctionnement de la Zone Franc, d’autre part, constituent des obstacles majeurs au développement des pays africains. Ces obstacles sont illustrés par les politiques monétaires des Banques Centrales Africaines, le dépôt de la moitié des réserves de change en France et le principe de la libre circulation des capitaux entre celle-ci et les pays africains.
A) Politiques monétaires des BCA
Les politiques monétaires de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC) ont été depuis longtemps décriées comme n’ayant aucun rapport avec les priorités de développement des pays membres. En effet, les deux banques ont calqué leurs politiques sur celles de la Banque Centrale Européenne (BCE), dont le credo monétariste donne la priorité à la lutte contre l’inflation. Selon l’Article 8 des nouveaux Statuts de la BCEAO : « L’objectif principal de la politique monétaire de la Banque Centrale est d’assurer la stabilité des prix. L’objectif d’inflation est défini par le Comité de Politique Monétaire. Sans préjudice de cet objectif, la Banque Centrale apporte son soutien aux politiques économiques de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA), en vue d’une croissance saine et durable. ».
Dans ce passage, deux choses sont à noter. La première remarque est que la priorité de la BCEAO est la lutte contre l’inflation (« stabilité des prix »), en application du credo monétariste, et cela au détriment des priorités de développement des pays membres. Mais plus grave encore, tous les autres objectifs de politique économique, comme la croissance ou la lutte contre le chômage, sont subordonnés à la lutte contre l’inflation ! Comment une Banque Centrale de pays parmi les plus « pauvres » du monde peut-elle avoir comme priorité la « stabilité des prix », au détriment de l’investissement pour développer l’appareil productif dans le but de favoriser la croissance et la création d’emplois ?
Seule la subordination à des politiques dictées par des forces extérieures – la BCE, la France, le FMI- peut expliquer une telle orientation. Pour mettre en pratique cette nouvelle politique, la BCEAO a supprimé le financement jadis octroyé aux Trésors Publics des pays membres, à hauteur de 20% des recettes budgétaires de l’année écoulée. Pour renforcer davantage la subordination de la BCEAO, la réforme de 2010 a entériné la proposition faisant de la Banque une entité « indépendante » des pays membres. La conséquence de cette « indépendance » est que sa politique monétaire n’est plus définie par le Conseil des Ministres de l’UEMOA, comme auparavant. C’est désormais un Comité de politique économique (CPE) qui définit la politique monétaire. La France est représentée dans ce Comité, avec droit de vote, alors que le président de la Commission de l’UEMOA n’a qu’une voix consultative !
Cette politique d’inféodation à des institutions étrangères est également illustrée par l’obligation de déposer en France la moitié des réserves de change des pays membres.
B) Dépôt des réserves de change et libre circulation des capitaux
En contrepartie de la « garantie de convertibilité » du franc CFA par la France, les Banques Centrales Africaines sont tenues de déposer la moitié de leurs réserves de change chaque année dans des comptes ouverts au niveau du Trésor français. Ce qui prive ainsi les pays africains d’importantes ressources financières qui pourraient être investies dans leur développement économique et social.
Le dépôt de réserves de change et la libre circulation des capitaux entre les pays africains et la France favorisent une fuite massive des capitaux des pays de la Zone Franc. Cette fuite est jugée plus importante par rapport aux autres pays africains, selon plusieurs économistes.[1] En effet, les entreprises étrangères établies dans ces pays ont la possibilité de rapatrier la totalité de leurs bénéfices sans risques de change du fait de la fixité du taux de change entre le CFA et l’Euro. Les expatriés qui travaillent pour ces entreprises peuvent également transférer sans restriction leurs revenus vers leurs pays d’origine dans les mêmes conditions.
En outre, ce système favorise l’assèchement de l’épargne domestique par les transferts opérés par des résidents vers leurs comptes ouverts dans les banques françaises et européennes dans la zone euro. De là, ils peuvent les transférer vers les paradis fiscaux.
Au vu de tout ce qui précède, il n’est dès lors pas étonnant que les pays qui utilisent le franc CFA soient parmi les plus « pauvres » du monde, selon les classifications internationales.
C) Le franc CFA facteur de pauvreté
En effet, dans la classification des Nations-Unies, 10 des 14 pays utilisant le franc CFA se trouvent dans la catégorie des « pays les moins avancés » ou PMA. Ces derniers sont caractérisés par leur vulnérabilité économique et leurs faibles indicateurs de développement humain. C’est pour cela que dans les classements du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), les pays de l’UEMOA et de la CEMAC sont au bas de l’indice de développement humain (IDH). Ces statistiques peu reluisantes montrent que non seulement le franc CFA n’a pas été un « atout », comme le prétendent de façon mensongère ses partisans, mais qu’il constitue un des principaux obstacles au développement des pays africains.[2]
IV) Conclusion
Au vu de l’analyse ci-dessus, le franc CFA a davantage servi à maintenir la domination de la France sur ses anciennes colonies qu’à favoriser le développement de ces dernières. Aucun des « avantages » qu’il était supposé apporter aux pays africains ne s’est matérialisé. Il n’a favorisé ni la croissance, ni l’intégration sous-régionale. En réalité, le franc CFA symbolise la confiscation de la souveraineté de ces pays sur leur politique économique.Donc, il est temps d’amorcer la rupture d’avec ce système et de recouvrer l’indispensable souveraineté monétaire sans laquelle il ne peut y avoir de développement. C’est pourquoi nous exhortons les pays membres de l’UEMOA à s’engager de manière résolue et irréversibles dans le processus visant à l’avènement de la monnaie unique dans la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Cela marquera une étape décisive vers le démantèlement de la Zone Franc et la disparition du CFA.