Bassin du Lac Tchad :Un désastre économique en perspective

Tue, 24 May 2016 Source: Journal du Cameroun

Malgré le triomphalisme d’un Buhari qui n’a toujours pas atteint son objectif surréaliste d’«en finir avec Boko Haram» ainsi que le recul certain du mouvement, les chefs d’Etats présents au sommet d’Abuja reconnaissent déjà l’ampleur du désastre.

Le président français annoncera lui-même, lors du sommet d’Abuja, la catastrophe qui viendra aggraver la situation humanitaire déjà très fragile avec au moins 4.5 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire dont 300 000 enfants.

De même le Conseil de sécurité des Nations Unies à la suite des organisations humanitaires tire sur la sonnette d’alarme.

Pourtant, les organisations humanitaires à l’instar de Médecins Sans Frontières (MSF) n’ont cessé d’attirer l’attention de la communauté internationale ces derniers temps sur l’extrême gravité de la situation dans le Bassin du Lac Tchad:«Du fait des attaques régulièrement menées par ce groupe sur les villages et de l’insécurité générale, plus de 2,7 millions de personnes ont été déplacées au sein du bassin du lac Tchad, obligées de fuir

les raids, les pillages, les massacres et les exactions.

Ces déplacements forcés de populations pèsent lourdement sur les ressources déjà limitées des communautés hôtes.

Les structures de santé qui fonctionnent sont rares et l'insécurité prive les gens d'accès aux services essentiels. Les services publics, déjà au ralenti, les activités agricoles et le commerce transfrontalier ont été interrompus».

C’est surtout l’afflux massif de réfugiés qui inquiète Médecins Sans Frontières dénombrant «près de 2,2 millions de personnes déplacées au Nigéria, dont près d'un million de personnes dans le seul Etat de Borno».

La situation n’est guère meilleure au Cameroun avec 61 000 réfugiés nigérians dénombrés en plus de 158 000 déplacés selon la même source.

Les témoignages de MSF sont alarmants aussi au Tchad avec près de 6 300 réfugiés et 43 800 déplacés : Au Niger, avec une population originelle estimée à 210 000 habitants en 2011, la seule ville de Diffa, doit abriter plus de 300 000 réfugiés, déplacés internes et rapatriés nigériens.

Cette situation trouve, en grande partie, ses origines dans l’approche ultra-sécuritaire du problème Boko Haram notamment dans les pays voisins du Nigéria sous haute pression comme le Niger.

La crise alimentaire est déjà là et risque de s’aggraver dans les mois à venir. En fait, les filières économiques du poisson et du poivron génèrent des ressources importantes au Niger et dans les régions frontalières voisines alors qu’au Nord du Nigeria, les circuits de distribution de nourriture et de leur commercialisation sont souvent, pendant longtemps, détournés par des proches du mouvement Boko Haram.

Au fil des années de conflit, Boko Haram a pu réussir une réorganisation de ces filières pour en tirer un profit économique servant à financer ses actions violentes autour d’un bassin éminemment stratégique en termes de zone de repli et de base arrière.

La récurrence des attaques de Boko Haram dans cette zone s’expliquerait même par l’enjeu du contrôle de Bosso (lieu de départ des filières) et de Diffa, nœud névralgique du transport et d’entrée dans les territoires du mouvement terroriste.

Cette situation expose, depuis des années, les populations déjà affectées par la guerre et les exactions de Boko Haram à des situations de forte pénurie.

La gestion sécuritaire d’un problème de sécurité alimentaire conduit, de la part des gouvernements, à des mesures qui font planer de sérieux risques sur les populations locales (interdiction du commerce du poivron et du poisson, restriction du transport de nourriture etc).

D’un côté, les Etats de la région imposent des mesures pour frapper les circuits économiques sous contrôle de Boko Haram, de l’autre, le mouvement tente de détourner des quantités importantes de nourritures initialement destinées aux populations notamment au Nord du Nigéria par les organisations humanitaires.

Aujourd’hui, Boko Haram accentue son influence et sa présence dans les zones du Lac autour de Bosso (poisson) et le canton de la Komadougou autour de Gueskerou et Diffa.

Mieux, pour les besoins du contrôle de la production du poisson séché, Boko Haram en arrive même à recruter massivement parmi les Boudoumas un peuple pourtant peu islamisé mais dont la collaboration s’avère stratégique pour le contrôle de la filière poisson.

Dans le cadre de l’organisation des marchés et des filières, Boko Haram fait payer une dime aux commerçants désirant écouler leurs produits sur les marchés du Bornou et de l’état de Yobé ouvrant vers les grands centres économiques du Nord-Ouest du Nigeria (Kano, Katsina etc..).

Une telle situation pose un certain nombre de problèmes pour la sécurité alimentaire, l’accès aux marchés des populations du Bassin du lac Tchad en plus du financement de Boko Haram commettant des exactions sur les populations civiles tout en déstructurant les circuits de l’économie locale.

Cette déstructuration de l’économie a des retombées sur tous les pays voisins du Lac et ses impacts se ressentiront profondément durant les prochaines années notamment au Niger, au Tchad, au Nigeria et au Cameroun.

La stratégie jusqu’au-boutiste de Boko Haram, poussant les Etats de la région à des solutions à court terme, commence à affecter sérieusement l’accès de la population à la nourriture avec des répercussions non seulement sur le travail humanitaire mais aussi les marchés alimentaires autour du Lac.

Du coup, les populations locales sous le coup d’une insécurité permanente se réorientent vers d’autres secteurs surtout les jeunes de plus en plus attirés par l’économie criminelle et les trafics.

Aussi, l’impact se fait déjà ressentir en termes de déplacement de populations dont beaucoup de réfugiés et leurs conséquences sur le travail humanitaire.

Un tel phénomène va influer sur la criminalité à long terme avec les risques de voir se développer d’autres réseaux de contrebandes et trafics autour d’un bassin déjà miné par des conflits en plus de la recrudescence d’opérations militaires à l’issue incertaine dans le cadre de l’intensification de la lutte annoncée contre Boko Haram.

En somme la guerre contre Boko Haram est loin d’être gagnée même s’il semble qu’on va s’acheminer vers une stratégie à l’algérienne similaire à celle qui a conduit à défaire très relativement le GIA.

Rappelons que cela n’a pas empêché des poches de résistance jusqu’en 2013 ainsi que le redéploiement vers toutes les régions du Sahel. La solution du «tout militaire» reste toujours une option du désarroi et ne peut aboutir à un règlement durable du conflit.

Avec la complexité du contexte socioculturel voire ethnique tout autour du Bassin du Lac Tchad, il faudra, nécessairement, penser aux retombées des inconséquences stratégiques de l’hypothétique après –Boko Haram sur les pays comme le Niger mais aussi le Tchad.

Les expériences algériennes et maliennes ont démontré que l’essoufflement des groupes terroristes ne signifiait jamais la fin du phénomène terroriste avec la démultiplication des groupes consécutive aux opérations militaires telles que Serval.

La situation humanitaire suffisamment alarmante est déjà une nouvelle crise à résoudre pour la communauté internationale au Nigéria, au Cameroun, au Niger et au Tchad.

Si l’on ajoute à cet ensemble de facteurs et d’indicateurs peu rassurants, l’extension progressive du front Boko Haram vers l’Afrique centrale et les nouveaux couloirs d’approvisionnement en armes jusqu’au Soudan, il faut, nécessairement s’attendre, encore au moins, à une longue décennie de troubles et même de jonctions entre groupes dits djihadistes et criminels.

Le pourrissement de telles situations toujours visé par les nébuleuses terroristes ainsi que le parasitage des conflits de la région doivent pousser à des stratégies coordonnées et inclusives sur le long terme malgré l’urgence de vaincre Boko Haram sans, toutefois, être assuré de gagner la paix.

Auteur: Journal du Cameroun