Boko Haram se barre, le droit s'égare

Mon, 23 May 2016 Source: Jean-René Meva’a Amougou

Des myriades d’étourneaux dans le ciel de Kolofata, la belle image nourrit la chronique locale ce 11 avril 2016. «Selon nos croyances, ces oiseaux n’apparaissent que pour signaler la fin d’un épisode douloureux dans la vie de nos communautés.

Leur dernier passage ici remonte à plus de 250 ans et signifiait la fin de la guerre que les populations d’ici avaient menée contre les bandes du sultanat de Pulka (Nigéria) ».

Yandze Kalban, 96 ans, est un érudit de l’histoire du lamidat de Kolofata. Selon lui, «il n’y a pas de doute, la guerre contre Boko Haram est finie.

Nos soldats ont été les plus forts, c’est le message que véhicule le passage de ces oiseaux». L’occasion est trop belle pour transformer la cour royale en minaret.

Des prières s’envolent, une odeur d’encens s’échappe.

Ce jour, le lamido a même ordonné la présentation publique d’une armoire ornée de feuillets d’or et gravée des versets du Coran.

«C’est un événement heureux que nous vivons !», se réjouit Seiny Boukar Lamine.

Mais l’illusion s’arrête là. «Dans tous les villages et villes qui se déploient le long de la frontière avec le Nigéria, les problèmes sont particulièrement à cran», tempère Adama Kasoum, le sous-préfet de Kolofata.

«Nouveaux sultans»

Qui flâne dans les rues de Kolofata, doit s’accommoder à un tableau: chaque jour, au moins un âne tire une carriole pour acheminer de vieilles tôles et des planches vers les quartiers de la ville.

«Le calme favorise le retour des personnes ici; elles arrivent une par une, au goutteà- goutte.

Au début, nul n?a fait attention. On voit de nouvelles têtes dans les quartiers, mais nous ne savons pas d’où viennent les propriétaires de ces animaux et bagages», souffle un vieil homme.

A Kolofata comme dans les contrées environnantes, le débat sur les origines véritables des nouvelles familles prend de l’ampleur.

Ce ne sont pas seulement des mots.

«C’est aussi le symbole d’une bataille ethnico-tribale qui se joue dans les coulisses », analyse le Pr Issa Saïbou.

Chaque jour sur le terrain, de nouveaux maîtres s’installent dans des maisons vides. D’autres s’entassent dans des «sahré», raccordent l’électricité illégalement.

Des mafias se déclarent nouveaux propriétaires des lieux. Et parce qu’ils dominent la scène, ils obligent les squatteurs à leur verser un loyer mensuel.

Pour conforter leur loi, une phraseétendard: «Après la guerre, la terre appartient au premier occupant».

Autour de la caserne du Bataillon d’intervention rapide (Bir) de Kolofata, se sont greffées des cahutes en pailles, quelques briques, des clôtures en portière de voiture.

Là, blottis à l?ombre des uniformes du Bir, se sont réfugiés une trentaine de déplacés.

Quelqu’un esquisse un peu mieux cette justification en incluant solennellement le prétexte de la sociologie du milieu dans leurs objectifs d’accaparement des espaces: «Nous pouvons nous installer partout.

Que nous soyons Nigérians ou Camerounais, nous avons les mêmes ancêtres». A Limani, «les arrivants» pressentent être de là. Forts de leurs certitudes, ils languissent de le dire et de le démontrer.

«Mon arrière-grand-père, actuellement au Nigéria, avait acquis un terrain auprès de son ami ici. Cet ami a été tué par Boko Haram en 2014.

Je suis revenu pour occuper la portion de mon arrière-grand-père», avance Balmed Megatou, 23 ans.

«Notre lignée a peut-être quitté l’arène depuis longtemps, mais avec la guerre qui finit, je pense que le moment est venu pour moi d’entrer en scène et récupérer ce terrain en maître», ajoutet-il fièrement.

Pour Adama Kasoum, «ce type d’argument inflige charnellement un coup à l’ordre social, il le perce à vif dans un contexte encore si précaire. Nous sommes les témoins d?un glissement incontrôlé».

Entre deux mots, le sous-préfet de Kolofata raconte l’histoire d’un homme.

Ce dernier, apprend-on, a fait main basse sur un terrain courant décembre 2015, grâce à la complicité de certains hommes de paille à Tolkomari.

Profitant du fait que le titre de propriété d’une bâtisse était peu clair, il a fait bâtir un muret et une palissade pour délimiter le terrain. «Depuis que notre armée a mis Boko Haram sous son pas, l’insertion résidentielle des déplacés se fait au gré des personnes qui anticipent sur les réserves foncières disponibles», soutient le Pr Nafissatou.

A en croire cette sociologue en service à l’Université de Maroua, l’occupation des espaces vacants dépend des modalités de leur arrivée et de leurs réseaux. «Ils ont des informations sur les décès des vrais propriétaires des espaces ou des maisons.

Avec l’aide de quelques personnes, ils finissent par s’imposer à ces endroits par le truchement de grossières postulations», souligne l’enseignante.

Ailleurs comme à Magdémé, la vie est en voie de recomposition accélérée selon de nouvelles lignes tribales, infestées de vieilles histoires et de rancoeurs.

«Avant, précise un vieillard, seuls les Moundang vivaient ici. Depuis février 2016, personnes dont on ignore les origines se sont installées. Nous ne pouvions rien, mon jeune frère et moi, devant ces gens avec qui nous n’entretenions pas de bons rapports».

Cet après-midi, un homme fume devant sa porte. Présentation sans façon: «Mohamadou! 5 enfants! Nouveau sultan d’ici!» Rien qui soit lié à ses origines réelles.

Mais une arrogance déversée par le «nouveau dignitaire» dans cette aubaine foncière de près de 1 000 m², érigée en sultanat depuis janvier 2016.

Identité crispée tandis que s’opèrent les démonstrations de puissance, d’autres familles, luttant contre la déshérence, s’arc-boutant jour après jour pour éviter les balles et l’enrôlement de leurs enfants par Boko Haram, se démènent dans un mutisme fulminant pour éviter de disparaître à leur tour.

Ici à Larlé, 78 Kanuris ont transformé les ruines de la de la mosquée en un immense labyrinthe de chambres construites en pailles.

Délogés au rythme des tueries confuses qui ont fait fuir leurs congénères, ils battent aujourd?hui en retraite ici.

L’instant d’un pas à l’intérieur, on découvre des malades et d’autres personnes dans toutes les situations de précarité.

Ce sont des galeux à la peau piquetée de boutons grattés jusqu?au sang, des squelettes aux articulations noueuses et aux membres lisses au point de paraître lignifiés.

Au milieu d’eux, se trouvent quelques enfants orphelins et une vingtaine de fillettes prises pour femmes dans les villages voisins, mais répudiées une fois enceintes.

Traqués comme des bêtes sauvages à coups de flèches empoisonnées par ceux qui les accusent d’être de mèche avec Boko Haram, les hommes se cachent de jour, maraudent la nuit.

Seuls les plus vaillants du groupe osent sortir, un baluchon à la main ou agrippés à l?ultime objet précieux qui leur reste, un Coran souvent. Entre rafiots désaffectés et chambres bâillant sur le vide, ils crient d?un filet de voix leur espoir: «Allah nous reconduira chez nous un jour».

C’est la ritournelle depuis qu’ils ont été chassés par des personnes aux phénotypes très éloignés des leurs.

Etat-civil

A Kourgui, près de Magdémé, il ne reste que les façades meurtries du centre spécial d’état-civil. Des restes de son existence sont éparpillés, en vrac.

Dans l?herbe grillée par le soleil, Ibrahima Tébelo, l’officier, soulève un tas de papiers froissés. Ce sont des registres d’actes de naissances.

Son regard s’anime un instant, brève réminiscence d’un moment heureux et lointain. «Avant la guerre, je dressais tous les actes d’état-civil ici.

Aujourd’hui, il n’y a plus rien, constatet-il. Tout a été emporté ou brûlé: les placards, les souches…

Inch Allah, la guerre finit déjà, mais le problème qui va naître est celui des faux actes, des actes disparus, des enfants nés on ne sait où».

A travers ses mots et sa voix, le technicien des postes et télécommunications retraité mute dans l’autre homme.

Avec un pic de colère, il évoque, d’une pépite à l’autre, les gens qui se sont établis à certains endroits grâce à de faux actes de décès de «leurs parents». «Longtemps, nous allons cumuler ces problèmes partout dans l’Extrême-Nord.

Boko Haram a mis ici un grand désordre et a installé la pagaille au profit de ceux qui s’adonnent au rapt foncier», s’emporte-t-il.

Dans cette farandole angoissante, les vrais propriétaires des cases abandonnées ou détruites restent sans voix.

A Limani, le quotidien est émaillé des scandales par le montage factice de preuves.

Sous les pieds nus de la montagne de Kalbaté par exemple, un ranch de plusieurs hectares autrefois détenu par un riche Kanuri, est désormais aux mains d’un homme ayant présenté des documents d’état-civil établis à Mora.

Auteur: Jean-René Meva’a Amougou