Dans une tribune publiée il y a quelques heures sur son mur, le chercheur camerounais Richard Atimniraye Nyelade partage avec les Camerounais le passé esclavagiste qui entache le stade Roumndé Adjia est un stade omnisport situé à Garoua, chef-lieu de la région du nord Cameroun. La rédaction de CamerounWeb vous propose la tribune de Richard Atimniraye Nyelade sur l'histoire du stade Roumndé Adjia.
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"Le Stade Roumndé Adjia est un stade omnisport situé à Garoua, chef-lieu de la région du nord Cameroun et construit en 1978. D’une capacité de 25 000 places, le stade se trouve dans le quartier Roumdé Adjia à 3 km du centre-ville. Il a accueilli les matchs du groupe D de la 33e édition de la Coupe d’Afrique des nations de football réunissant le Nigéria, le Soudan, la Guinée-Bissau et l’Égypte. Si les spectateurs et téléspectateurs sont émerveillés par la présence des grandes stars du football comme l’international égyptien Mohamed Salah et par le visage rénové de ce stade, plusieurs ignorent son passé esclavagiste.
Pourtant, par "devoir de mémoire", nous estimons que les amoureux du football ont le droit de connaître les circonstances qui ont conduit à l’appellation « Roumndé Adjia » réservée au site qui abrite la CAN 2022.
En effet, le devoir de mémoire est une expression qui désigne et postule l’obligation morale de se souvenir d’un événement historique tragique et de ses victimes, afin de faire en sorte qu’un événement de ce type ne se reproduise pas. Cette expression, apparue dans les années 1990 à propos de la Seconde Guerre mondiale et en particulier de la Shoah (génocide des Juifs), s’est élargie à d’autres épisodes tragiques de l’Histoire.
Le devoir de mémoire, a aussi été promu en mémoire des victimes de la Première Guerre mondiale par des associations de victimes, puis par des collectivités territoriales et par des États.
1. L’introduction de la traite des esclaves au Nord-Cameroun
L’appellation « Roumdé Adjia » découle de la période douloureuse de la mise en esclavage, de l’exploitation et de la commercialisation des peuples autochtones du Nord- Cameroun, sous le règne de l’empire de Sokoto, au Nigéria actuel et ses ramifications locales sous la forme de lamidats. Il est vrai que l’esclavage en tant que privation de liberté individuelle a toujours existé au sein des sociétés africaines, mais sa forme institutionnelle, commerciale voire capitaliste n’apparait au Nord-Cameroun que sous l’effet des traites transsahariennes et atlantiques. Paul Lovejoy (2015) estime que les « empires djihadistes », c’est -à-dire les empires nés à la suite des mouvements de djihad ont bati l’ossature de leur système sur la traite ou le commerce des esclaves. C’est aussi ce que soutient Ahmadou Séhou (2019 : 1-13) quand il fait l’analyse suivante :
"Au Cameroun septentrional, l’arrivée des conquérants peuls dans la mouvance du jihad d’Ousman dan Fodio au début du XIXe siècle, a conduit à la mise en place des chefferies ou lamidats musulmans et au prolongement des réseaux esclavagistes transsahariens vers le sud, jusqu’au plateau de l’Adamaoua (…) Inconnu dans la région avant les conquêtes peules, du moins dans sa forme institutionnalisée, l’esclavage fut édifié et érigé au rang de pilier central de l’organisation sociale".
L’esclavage au Nord-Cameroun a laissé dans les esprits des traces profondes. L’une de ces traces est l’appellation devenue vulgaire du quartier et du stade Roumdé-Adjia qui mérite de retenir l’attention des chercheurs pour découvrir des pans peu ou pas explorés de notre histoire.
2. Roumdé-Adjia comme chambre à gaz d’esclaves
A l’époque du nazisme, les chambres à gaz étaient des prisons de torture et d’assassinats de juifs. C’est à peu près le rôle que jouaient les Roumndé dans les périodes de gloire du lamidalisme. En effet, après avoir arrêté des captifs parmi les populations locales (Laka, Gbaya, Massa, Mousgoum, Fali, Mboum, Guidar, Doayo, Bata, Mambaye, Daba, Moundang, etc.), les maîtres d’esclaves élisent domicile au centre-ville appelé labbaaré, salaaré ou Foulbéré, pendant que leurs esclaves sont déportés et cantonnés dans un village à l’extérieur de la ville appelée roumdé. Antoine Socpa (1999 : 67) nous rappelle la fonction des Dumdé (pluriel de rumde) et le sort des peuples esclavagisés en ces termes : « Ces populations assujetties installées en colonies agricoles (dumde) sur des terres fertiles travaillaient pour le compte des chefs peuls. Ces entités homogènes sur le plan ethnique constituaient de véritables lieux d’acculturation pour ces populations déracinées ».
Parlant spécifiquement de Roumdé-Adjia, Ahmadou Bassoro et Eldridge Mohammadou (1977 : 111) expliquent son origine :
"Un esclave est désigné par le maître pour diriger son Roumndé et porte le titre de chef de Roumndé. Le nom donné à un Roumndé est généralement celui du maître qui l’a fondé, tel Roumndé-Adjia qui avait été installé par Adjiya Barkindo sous le lamido Bouba, (...) Avec l’extension postérieure de Garoua, ces Roumndé ont fini par constituer des quartiers de la ville, tels Roumndé-Adjiya ou Roumndé Mal Hassana où s’élève l’actuel Lycée (classique). Après l’affranchissement des esclaves « Laka » habitant ces Roumndé périphériques, tels les différents Djamboutou, des parents de ces anciens esclaves quittèrent leurs villages de la région de Touboro ou de Bayboukoum pour venir s’installer aux côtés des leurs. Ce sont eux qu’on dénomme actuellement les « sara » de ces villages, dont la fonction est encore aujourd’hui d’approvisionner Garoua en vivres, et notamment en légumes et fruits ».
De ce fait, quand un parti politique comme l’UNDP fonde tout son slogan politique sur des phrases comme « Cameroun wartan bana nané », littéralement : le Cameroun redeviendra comme il était avant, il se réfère justement à ces périodes de « gloire » du lamidalisme où certains peuples du Nord-Cameroun sont esclavagisés pendant que les autres règnent sur eux en maîtres. A cet effet, il n’est pas loin d’un Donald Trump qui avait pour slogan « Make America great again ». Et aux Noirs et aux Autochones d'Amérique de lui répondre : Cette Amérique grande que tu appelles de tous tes vœux est celle qui a soumis en esclavage et massacré nos ancêtres. Nous n’en voulons plus.
3. CAN 2022 et invisibilisation des autochtones de Garoua
Ainsi, la Coupe d’Afrique des nations 2022 à Garoua se joue en plein cœur d’un camp de personnes soumises en esclave et gardées dans le silence voire l’oubli, dans une sorte de « mort sociale » (selon l’expression d’Orlando Patterson) orchestrée par l’élite favorable à la pérennisation du lamidalisme. De ce fait, en consommant des fruits frais dans les restaurants, les hôtels où ils sont logés, les spectateurs de la CAN 2022 à Garoua ont dû consommer un des produits cultivés par un descendant de l’esclavage, et participent, d’une certaine manière, à la validation de ce système considéré comme un « crime contre l’humanité » par des organisations internationales comme l’ONU depuis la conférence de Durban en 2001. Comme on pouvait s’y attendre dans un contexte d’impérialisme, aucune référence n’est faite ni dans les préparatifs ni dans le déroulement encore moins dans les festivités de la CAN 2022, à ce passé douloureux qui mérite d’être connu par les jeunes générations et les spectateurs. En outre, aucune référence n’est faite aux autochtones Bata et Fali ayant habité cette ville depuis plusieurs centenaires. Pourtant, Ahmadou Bassoro et Eldrige Mohamadou (1977 : 8) nous rappellent bien que : « Pour asseoir leur hégémonie, les Foulbé ont conquis le pays sur des populations autochtones, les Fali (...) ».
En réalité, il n’y a aucun monument érigé à Garoua à la mémoire des conquis, encore moins dans les deux autres capitales septentrionales à Maroua et à Ngaoundéré. Il y a plutôt une stèle de cavalier à la mémoire des conquérants qui communique un message fort d’oppression et de domination.
4. L’esclavage : une réalité contemporaine au Nord-Cameroun
Bien que peu médiatisé et peu connu du grand public à cause des stigmates de honte que la majorité dominante impose aux descendants de la servitude (Ahamadou séhou, 2019), l’esclavage continue d’être pratiqué au nord Cameroun comme le démontrent entre autres les travaux d’Alawadi Zelao (2018), de Mélchisédech Chétima (2018), d’Idrissou Alioum (2013) et de Saibou Issa (2005).
Pour attester de la permanence de l’esclavage au Nord-Cameroun, Saibou Issa (2005 : 873) conclut son article très célèbre « Paroles d’esclaves au Nord-Cameroun » en ces termes : « Le premier constat à la lumière de l’analyse et des témoignages qui précèdent est celui de la rémanence de la condition servile dans la partie septentrionale du pays. Celle-ci revêt plusieurs dimensions : d’abord, l’esclavage proprement dit n’a pas disparu avec l’accession du Cameroun à l’indépendance. Se fondant indument sur l’islam et la crédulité de leurs victimes, des personnes se présentant comme « propriétaires » ou « maîtres » jouissent sans contrepartie du labeur d’autres personnes en vertu de liens historiques hérités de leurs parents et qu’elles entendent parfois transmettre à leur descendance. Ensuite, la servitude marquée par des liens de subordination matériellement diffus, mais psychologiquement contraignants, perdure. Enfin, le stigmate servile, même après des décennies d’affranchissement, reste rivé à vie sur l’individu» .
Saïbou Issa (2005 : 875) termine son article en exprimant ses vœux de voir un jour émerger un « incident » qui conduise au débat public sur l’esclavage au Nord-Cameroun :
«L’État a brisé les liens de servitude, mais le maintien des normes socioculturelles précoloniales et l’ignorance a reproduit les liens d’exploitation. Des liens que le savoir et l’avoir brisent sur le plan individuel, en attendant qu’un incident vienne provoquer un débat public» .
Depuis les conquêtes, l’esclavage est vu par certains individus au Nord-Cameroun comme une pratique légitime. Par conséquent, l’esclavage a renforcé un ordre social fondé sur la dépendance, l’assujettissement, l’assimilation et la dépersonnalisation des esclaves et de leurs descendants.
Cette conviction était si profondément ancrée dans la conscience des conquérants Foulbé puisqu’ils étaient mus par l’idéologie faisant d’eux le « peuple choisi », le « peuple béni » qui a le pouvoir d’arracher les terres des Autochtones comme bon leur semble et de les assujettir à la traite. C’est du moins ce qu’explique Ahmadou Sehou (2016 : 110) :
« Armés d’un corpus idéologique assez élaboré et profondément conscients des exigences de la mission qu’ils s’assignaient, Ousman dan Fodio et ses compagnons lancèrent leur vaste mouvement, visant à réformer les sociétés du Nigeria septentrional. Dans ce processus, leur double identité, peule et musulmane, renforçait en eux le sentiment d’être un peuple choisi en vue d’une mission de sanctification en cette nouvelle terre sainte que constituait la savane ».
Ainsi, dans l’idéologie des Peuls du XVIIIe — XIXe siècle, ils étaient investis d’une mission divine pour assujettir, dominer et posséder toute la savane (Sahel) de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique de l’Est en passant par l’Afrique centrale. Cette conviction les a conduit à déraciner sans honte ni vergogne des peuples autochtones de leurs terres ancestrales. La pratique de l’esclavage est une réalité qui continue d’impacter encore le nord Cameroun. La fonction du sport qui est de renforcer la tolérance et la diversité entre les sociétés humaines aurait dû faire allusion à cela. Un adage dit : « qui ne dit mot consent ». En gardant le silence sur ces aspects épineux, la CAN 2022 à Garoua confirme et renforce l’hégémonie d’une culture sur d’autres. Cela est loin de l’esprit du sport.
5. La nécessité d’un devoir de mémoire envers les autochtones et les descendants de l’esclavage
Le devoir de l’État du Cameroun de maintenir le souvenir des souffrances subies dans le passé par les peuples autochtones et les descendants de l’esclavage au Nord-Cameroun, apparaît comme un impératif. En effet, le « devoir de mémoire » s’oppose à la clause d’amnistie des traités de paix qui, dans un souci d’apaisement (au sens du retour à la paix), imposait formellement l’oubli de tous les griefs passés relatifs au conflit, et interdisait de les évoquer. Le « devoir de mémoire », quant à lui, entend remédier à l’amnésie collective pour éviter que les dérives idéologiques ayant conduit à des persécutions et des crimes collectifs ne se reproduisent. D'où l'importance du devoir de mémoire dans le cas du stade Roumdé-Adjia.
Le devoir de mémoire se distingue de la commémoration officielle instituée par une collectivité ou un État à la mémoire de héros ou de victimes. Les commémorations sont organisées par différents pays ou communautés pour rappeler et célébrer le sacrifice des martyrs et des héros dont l'engagement a été volontaire ou involontaire.
Le devoir de mémoire a été reconnu officiellement dans certains pays à travers des déclarations officielles et des textes de loi (lois mémorielles) à partir de la fin du XXe siècle. Après la construction de stèles en l’honneur des conquérants dans les villes de Maroua et de Garoua, nous espérons que l’État et les collectivités territoriales penseront aussi à l’érection de stèles à la mémoire des victimes autochtones massacrées sous les effets combinés des conquêtes djihadistes et de la colonisation occidentale.
Bibliographie
- Lovejoy, P. (2015). Les empires djihadistes de l’Ouest africain aux xviiie-xixe siècles. Cahiers d’histoire.128 : 87-103.
- Alioum, I. (2013). Le discours sur l’esclavage parmi les residents du Cameroun septentrional dans la ville de Yaounde: regard analytique sur une memoire errante. African Economic History, 41, 33–58.
- Alawadi, Z. (2018). Pratiques esclavagistes, relations interethniques asymétriques et réinvention identitaire en territoire montagnard au Nord-Cameroun. Revue interdisciplinaire de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Dschang.19. Pp. 42-61.
- Bassoro, A. ; Eldrige, M. (1977). Histoire de Garoua, cité peule du XIXe siècle. Yaoundé : o. n. a. r.e.s. t. institut des sciences humaines.
- Chétima, M. (2018). Doléances ethno-régionales et (més) usages politiques des mémorandums au Cameroun : Chronique d’une mort annoncée ? Afrique contemporaine : 267-268.
- Issa, S. (2005). Paroles d’esclaves au Nord-Cameroun (Slaves Bear Testimony in Northern Cameroon), Cahiers D’Études Africaines, 45 (179/180) : 853-878.
- Paterson, O. 1985. Slavery and Social Death: A Comparative Study. Harvard University Press; Revised ed. edition
- Séhou, A. (2019). Esclavage, émancipation et citoyenneté dans les lamidats de l’Adamaoua (NordCameroun). Esclavages & Post-esclavages (édition en ligne).
- Socpa, A. (1999). L’hégémonie ethnique cyclique au nord Cameroun. Afrique et développement, Vol. 24 No. 1. Pp. 57-82."