Tout gosse à Douala en 1959-1960, j’ai été le témoin de têtes coupées exposées tantôt à la gare de New-Bell, tantôt à Kassalafam, tantôt à Douala-bar, etc., par l’armée française composée de Sara, recrutés au Tchad, et de Bambara, recrutés au Mali. C’était la règle de cette armée de ne pas utiliser les tirailleurs dans leurs pays d’origine, afin qu’ils ne soient pas complaisants envers la population. Ces gens étaient terrifiants. Un jour, ils nous ont arrêtés, mon père et moi dans sa vieille Mercury d’occasion achetée à un missionnaire américain d’Ebolowa. Ils nous ont demandé de descendre. Ils ont braqué leurs fusils sur nous, pendant que d’autres fouillaient la voiture. Ils n’y avaient pas trouvé d’arme, pas même un couteau.
Puis, ils ont demandé à mon père, sous le regard sévère du Français avec qui ils étaient en patrouille, pourquoi c’était la 3ème fois que nous passions devant eux ? N’étions-nous pas des agents de liaison du maquis, et que la présence d’un gosse, moi, dans la voiture, n’était-elle pas une parfaite couverture ? Il avait fallu de longues explications de mon père pour qu’ils aient daigné nous laisser partir. En fait, il avait dû décliner son identité. Il était le 1er Noir délégué du Service de la Jeunesse et des Sports à Douala – ce n’était pas encore un Ministère −, donc, un « évolué », selon le terme de l’époque, qui correspondrait approximativement aujourd’hui à celui « d’élite ». Mais, « évolué » était infiniment plus fort, car cela signifiait un Noir accepté par les Blancs, et qui était autorisé, entre autre, à habiter leur quartier, ce qui était notre cas.
En fait, il y avait une petite réception à la maison, et il manquait des choses, alors, mon père repartait les acheter, et moi, fils unique à l’époque, dépourvu de compagnon de jeux, il m’emmenait. En conséquence, nous étions passés effectivement trois fois de suite devant cette patrouille. La troisième fois, ils nous ont interpelés.
Telle était l’atmosphère à Douala à l’époque, très tendue, entre les Blancs et nous, les Noirs, en ces années de lutte pour l’indépendance. Il ne fal-lait pas s’amuser avec une patrouille de Bambara-Sara, ils vous tuaient, terminé. Ils considéraient par avance tous les Noirs comme des agents de liaison des « maquisards ».
Nous habitions l’avenue du Général de Gaulle, cette grande avenue qui passe devant le Lycée Joss. Notre maison existe toujours à la sortie de l’autoroute qui mène à l’aéroport actuellement. Une nuit, probablement celle de l’indépendance, il me semble, les «maquisards» et l’armée française s’étaient affrontés dans la mangrove qui se trouvait derrière notre maison. Ça avait tiré, tiré, tiré, tiré, jusqu’au lever du jour. Mes parents et moi, plus une autre personne qui vivait avec nous, étions regroupés dans la salle de séjour, toutes lumières éteintes, tout juste une lampe tempête allumée, n’attendant plus anxieusement que la mort. De temps en temps, des fusils crépitaient sous les fenêtres de derrière. C’était quelque chose de terrible. Il y avait aussi des explosions. Ma mère, fille de pasteur, avait ouvert la Bible, ultime protection des hommes quand ça tourne mal.
Le matin, nous avions découvert de nombreux cadavres ensanglantés de Noirs non loin de la maison, dans la mangrove.
Il régnait une énorme insécurité à Douala en ces années-là, les Blancs ne voulaient pas partir. Alors, la guerre faisait rage avec les « maquisards ». Ces derniers s’en prenaient également aux Noirs qu’ils qualifiaient de « traitres », et les tuaient sans pitié, parfois en les égorgeant, comme font les ambazoniens aujourd’hui.
Les dernières têtes de «maquisards» que j’ai vues, c’était en 1968, dans une petite ville appelée « Company », il semble que c’est Bandja de nos jours, non loin de Bafang. Elles avaient été exposées au marché, posées sur des sacs de café vides. Il y en avait bien une bonne vingtaine. C’était effrayant. On avait la chair de poule en les contemplant.
Certaines semblaient sourire, le regard dans le vide, d’autres avaient les yeux fermés. Il y en avait qui venaient de se raser la barbe. D’autres qui avaient du sang sur les cheveux. Ce sont des spectacles qu’il vaudrait mieux ne pas avoir vus dans sa vie. Car, vous ne les oubliez jamais.
Ces scènes macabres m’ont tellement marqué qu’au-delà de la grande sympathie qui a vu le jour en moi pour l’UPC de l’indépendance, j’ai continuellement collecté des informations sur les maquisards, auprès de diverses personnes : des gendarmes, des policiers, des militaires ayant opéré dans les zones en proie à la guerre des années 60, des fonctionnaires civils y ayant été affectés, à savoir des instituteurs, des infirmiers, des sous-préfets, etc., – j’avais ainsi un oncle qui était postier à Njombé en 1960, grande zone du maquis – et ai recueilli leurs précieux témoignages. Je me suis également beaucoup documenté aux archives du Ministère de l’AT, qui se trouvent au 4ème étage du bâtiment, et qui contiennent les rapports des préfets depuis l’époque coloniale. J’ai également eu accès à des documents divers. Le tout a abouti à la rédaction de ce livre.