Cameroun : le testament musical de Mongo Béti

La littérature est une science de l’homme qui permet de le saisir dans un écosystème singulier

Fri, 11 Nov 2022 Source: Timba Bema

Il y a plusieurs manières de parler d’un roman, les unes aussi valables que les autres. La hiérarchisation ici ne peut être que subjective et limitative. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi on privilégie l’intrigue, le style, la psychologie des personnages, au détriment des objets, des lieux, des climats, des atmosphères, des attitudes qui jalonnent le texte. La gestuelle du héros par exemple nous en dirait autant sinon plus sur lui et le monde auquel il appartient. Le roman demande à être déplié, toutes ses facettes y compris les plus improbables doivent être recensées, explorées, cartographiées. Poussé à l’extrême, ce dépliage, qui en réalité est sans fin, aboutit à une sorte de dictionnaire qui en compilerait justement tous les aspects. L’avantage avec ce type de document est qu’il échappe aux contraintes du temps, le lecteur peut le consulter selon ses envies, ses ennuis, ses préoccupations plus ou moins claires du moment. Je pense en effet que la littérature est une science de l’homme qui permet de le saisir dans un écosystème singulier.

Le dictionnaire comme aboutissement du roman

La lecture d’un excellent roman soulève toujours un ensemble de questions. Les tentatives d’y répondre sont autant de moyens de mettre en évidence ses différentes facettes. Leur compilation, leur ordonnancement forment un dictionnaire qui prolonge le texte d’origine. Mes incursions successives dans Trop de soleil tue l’amour de Mongo Béti ont attisé ma curiosité sur la société camerounaise des années 90 justement caractérisée par l’effort de démocratisation de l’appareil exécutif. Ce roman rédigé après sa réinstallation au Cameroun constitue avec L’histoire du fou et Branle-bas en noir et blanc la dernière phase de son écriture que l’on pourrait qualifier de retour d’exil.

En 1991, Mongo Béti (re)découvre, (ré)apprend son pays d’origine qu’il avait quitté à l’âge de 19 ans pour étudier en France. On peut avancer qu’il a vécu un choc culturel inversé. Ses premières observations, ses premiers ressentis sont de précieuses sources d’information sur l’état du Cameroun, car son esprit est étranger au monde qui se déploie autour de lui. Qui mieux qu’un revenant peut percevoir ce que les résidents ne voient plus, englués qu’ils sont dans leurs habitudes, leurs certitudes ?

Je disais donc plus haut que mes lectures successives de Trop de soleil tue l’amour ont soulevé de nombreuses questions : qu’est-ce qui pousse les Camerounais à se saouler en permanence ? Comment les femmes sont-elles transformées en putes ? Comment la pauvreté est-elle montrée ? Comment la tyrannie prend-elle possession des corps et des rêves ? Comment les parlés camerounais sont-ils saisis et restitués dans la fiction ? Et surtout pourquoi le jazz y occupe-t-il une place si importante ? La tentative d’y répondre ouvrait en fait la facette jazz du roman.

La facette jazz du roman

Lors de ma première lecture, j’avais été frappé par la pléthore de morceaux de jazz cités par le narrateur Zam qui venait d’être « soulagé » d’une centaine de CD à son domicile. Il était d’autant plus triste que ces disques relevaient de la « crème », « du haut du panier », « du gotha ». Il s’affirmait donc comme un fin connaisseur du jazz qui n’écoutait que les meilleures productions de cette musique. Son adoration pour le « Picasso du jazz » qui n’est autre que le saxophoniste ténor Lester Young surnommé le Prez n’avait pas manqué d’attirer mon attention. Le narrateur l’aimait dans les différentes formations où il avait joué, que ce soit dans l’orchestre de Count Basie ou dans ses enregistrements en quartette avec le pianiste Teddy Wilson. Je remarquai également que Deepermouth blues de King Oliver et Pinetop’s boogie-woogie de Clarence « Pinetop » Smith étaient cités à plusieurs reprises. Les propos élogieux sur le solo du batteur Kenny Clarke dans Nervus ne pouvaient que titiller ma curiosité. Sans oublier qu’Eddie, le « complice en jazzomanie de Zam » révéla que sans le jazz il n’aurait pu endurer l’exil. Cela ne pouvait que me laisser songeur connaissant le parcours de l’auteur. Le Dictionnaire de la négritude, dont je recommande la lecture avant d’attaquer son œuvre, confirmera l’intérêt de Mongo Béti pour le jazz, puisqu’il occupe à peu près le tiers du volume de l’ouvrage.

Mais, c’est en écoutant son épouse Odile, dans le documentaire Des hommes et des vies diffusé sur la CRTV en 2020 que la place du jazz dans son existence m’a sauté aux yeux. Elle y affirmait que « le jazz a été la passion de sa vie ». Alors, me dis-je, les morceaux n’avaient pas été cités de façon hasardeuse dans Trop de soleil tue l’amour. D’autant plus que le titre du roman est inspiré par l’un d’eux, à savoir On the sunny side of the street. Cette liste devait constituer le testament musical de Mongo Beti, c’est-à-dire un ensemble de morceaux qui avaient jalonné son parcours de « jazzomane », où se démarque Tickle toe interprété par l’orchestre de Count Basie avec un solo virevoltant de Lester Young. Dans Le Rebelle, la même Odile nous apprend que ce titre fut joué en boucle lors des obsèques de son mari.

La passion de sa vie

Né en 1932, Mongo Béti s’installe en France à 19 ans pour suivre ses études. Le boursier arrive dans le premier pays en dehors des États-Unis où le jazz s’est vulgarisé sous l’impulsion de passionnés tels que Hugues Panassié et Charles Delaunay qui créèrent la revue Jazz Hot, les festivals de Nice et de Paris à une époque où il n’en existait pas encore aux États-Unis. On peut dire sans se tromper que la France est la deuxième patrie du jazz, qui influence la chanson française de Charles Trenet à Yves Montand en passant par Les Frères Jacques, Charles Aznavour et Gilbert Bécaud pour ne citer que ces têtes d’affiche. Le débarquement américain sur la côte atlantique va intensifier l’attrait des jeunes pour les produits culturels américains. Le boom du disque vinyle, la diffusion des concerts à la radio vont rendre le jazz populaire. C’est donc une musique à la mode que Mongo Béti adopte à son arrivée en France. Elle est dominée par le swing et voit s’amorcer la révolution du bop. Lorsque le jazz cède le terrain au rock’n’roll, devenant à son corps défendant élitiste, la passion de Mongo Beti reste quant à elle intacte.

Au fil du temps, il développe une certaine érudition en la matière. Il aurait pu être un excellent critique de jazz tant ses intuitions et analyses de cette forme d’art ainsi que de ses acteurs sont fines et pertinentes. La lecture du Dictionnaire de la négritude permet aisément de s’en convaincre. Ses entrées sur Duke Ellington, Lester Young ou Billie Holiday auraient pu figurer sans conteste dans un dictionnaire de référence du jazz. Pour Mongo Beti, cette musique de génie atteint son apogée avec le swing et le bop. Il rejette donc les styles qui se développent à partir des années 60 comme la fusion, le free. Loin d’être suranné, le testament de Mongo Beti compile les meilleures productions de l’âge d’or du jazz, des morceaux qui attestent de la réinvention par les jazzmen de la grammaire de leurs instruments respectifs, des morceaux dont la beauté formelle résiste aux modes.

Le testament musical

Le testament musical de Mongo Béti est le fruit d’une quarantaine d’années de cheminement dans le jazz. Les grands compositeurs et/ou interprètes des années 30-50 y sont mentionnés. Toutefois, on peut remarquer quelques absences notoires. Il y a d’abord celle de Sidney Bechet qui est pour le saxophone soprano ce que Louis Armstrong est pour la trompette ou Lester Young pour le saxophone ténor. Ensuite, celle du pianiste Thelonious Monk, à qui Mongo Béti rend tout de même hommage dans son Dictionnaire comme l’un des créateurs du bop.

La plupart des titres sont nommément cités. Il suffisait donc de les chercher sur YouTube et de les enregistrer dans la playlist. Quant aux autres, la tâche était plus ardue, car seuls les musiciens sont mentionnés dans le roman. Il s’agit d’Art Blakey & The Jazz Messengers, Miles Davis, John Coltrane, Charles Mingus, Eddie « Lockjaw » Davis et Sonny Boy Williamson. Il fallait trouver, à partir des goûts et préférences de Mongo Béti exprimés dans Trop de soleil tue l’amour ainsi que dans son Dictionnaire, quelles interprétations de ces musiciens étaient pour lui dignes d’intérêt. Rejetant ses expérimentations post-bop, le Miles Davis qui retenait son attention était celui évoluant en quintette avec Charlie Parker ou John Coltrane. Le titre Ah leu cha composé justement par Charlie Parker et l’associant à John Coltrane m’a semblé un bon compromis. Quant à Eddie « Lockjaw » Davis, le choix ne pouvait se porter que sur son passage dans le big band de Count Basie cité à plusieurs reprises dans le roman notamment quand Lester Young y opérait. Quoi de mieux que Cherokee, un morceau dans lequel le saxophoniste exprime son jeu à la fois tonique et bluesy ?

À la fin, la playlist se compose de 33 titres que l’on peut classer par genre :

Bop

Swing to Bop, Charlie Christian

Parker’s mood, Charlie Parker

A night in Tunisia, Charlie Parker

Jordu, Clifford Brown & Max Roach

Flying home, Illinois Jacquet

Milestones, Charlie Parker & Miles Davis

Nervus, Kenny Clarke

Early autumn, Four Brothers

Ah leu cha, Miles Davis & John Coltrane

Cherokee, Eddie « Lockjaw » Davis & l’orchestre de Count Basie

Swing

It don’t mean a thing, Duke Ellington & Ivie Anderson

Traveling all alone, Billie Holiday

Take the A train, Duke Ellington & Ella Fitzgerald

All of me, Lester Young

Just you just me, Lester Young

Blue Lester, Lester Young

Shoe shine boy, Lester Young

These foolish things, Lester Young

Love or leave me, Lester Young

Tea for two, Lester Young

Tickle toe, Lester Young & l’orchestre de Count Basie

Mack the knife, Buddy Tate

Dixieland, Blues, Boogie-Woogie, New Orléans, West Coast

Dippermouth blues, King Oliver

After you’ve gone, Bessie Smith

Crying blues, Charles Mingus

Moanin’, Art Blakey & The Jazz Messengers

Pinetop’s boogie woogie, Clarence « Pinetop » Smith

On the sunny side of the street, Louis Armstrong

Back O’ town blues, Louis Armstrong

Saint James infirmary, Louis Armstrong

Stella by starlight, Stan Getz

St Thomas, Sonny Rollins

Gettin’ out of town, Sonny Boy Williamson

Un testament et après ?

L’exploration de son testament musical a été le moyen de découvrir et surtout d’aimer un autre visage de Mongo Béti qui se définissait volontiers comme un écrivain noir, établissant un lien étroit entre lui et ses pairs du monde noir caractérisé alors par sa mise en servitude sur toute la surface du globe.

En écoutant cette playlist pour la première fois, bien calé dans mon canapé, un casque aux oreilles et un bol de lait froid dans les mains, j’ai été submergé par l’émotion, j’ai eu la sensation de partager cet instant privilégié en sa compagnie. Je veux précisément dire qu’une vision assez étrange s’est formée dans mon esprit... Je me suis vu assis dans un fauteuil assez confortable en velours vert olive. Une bibliothèque chargée de volumes anciens occupait tout un pan de mur. Au-dessus de mon épaule, j’ai senti une présence chaleureuse. Je n’ai aperçu ni son visage ni sa forme. Pourtant, je suis convaincu que c’était bien lui, se délectant en ma compagnie de la compilation qu’il a inspirée.

L’amateur de jazz se replongera avec enthousiasme dans l’époque classique de cette musique qui se renouvelle sans cesse. Il sera certainement surpris par la fraîcheur du jeu de Louis Armstrong. Les arrangements sophistiqués de Duke Ellington ne manqueront pas de l’exalter pour leur subtilité. Les solos de Lester Young lui instilleront dans les veines cette mélancolie grâce à laquelle l’esprit peut entrevoir quelques-uns des mystères de l’existence. Alors, lui viendra peut-être l’envie de fixer son expérience dans un dictionnaire ? En tous les cas, je le lui souhaite. Quant au novice, l’immersion dans l’univers musical de Mongo Béti sera l’occasion d’embrasser la fureur créative du jazz dont il regrettait qu’elle fût peu connue et appréciée des Africains. Car, de toutes les sonorités issues du Nouveau Monde, la salsa règne sans partage dans leurs cœurs.

Timba Bema, Ecrivain, Poète

Bibliographie :

1. L’histoire du fou, Mongo Beti, Julliard, 1994.

2. Trop de soleil tue l’amour, Mongo Béti, Julliard, 1999.

3. Branle-bas en noir et blanc, Mongo Béti, Julliard, 2000.

4. Le Rebelle, Mongo Béti, Gallimard, 2007.

5. Dictionnaire de la négritude, Mongo Béti & Odile Tobner, L’Harmattan, 1989.

6. Des hommes et des vies, documentaire CRTV, 2020.

7. L’histoire du fou de Mongo Beti : le roman du retour, Cilas Kemedjio, dans Migrating Words and Worlds : Pan-Africanism Updated, Trention, Africa World Press, 1999.

8. L’imaginaire musical dans les littératures africaines, Robert Fotsing, L’Harmattan, 2009.

9. La popularisation du jazz en France (1948-1960) : les prodromes d’une massification des pratiques musicales, Ludovic Tournès, Revue historique, 2001.

10. Désir d’Afrique, Boniface Mongo-Mboussa, Folio Essais, 2020.

11. Dictionnaire du jazz, Philippe Carles, André Clergeat & et Jean-Louis Comolli, Robert Laffont, 1995.

Auteur: Timba Bema