Crise anglophone: voici la seule option qui reste à Paul Biya

Nfon Victor E. Mukete Option Anglophone Victor Mukete regrette que 'la marginalisation des anglophones [soit] extrême'

Wed, 28 Feb 2018 Source: Clarisse Juompan-Yakam

Businessman prospère, doyen des sénateurs camerounais, acteur majeur de la réunification dans les années 1960, Victor Mukete est, à bientôt 100 ans, l’un des gardiens de la mémoire du pays. Rencontre.

On aurait pu rencontrer Nfon Victor E. Mukete à Kumba, dans le Sud-Ouest anglophone, où il possède un palais aux armoiries de sa famille. Peut-être aussi dans les plantations de la Mukete Estates Ltd, créée par son père en 1910 et dont il reste, à presque 100 ans (il les fêtera en novembre), le PDG. Et pourquoi pas au Sénat, dont il est le doyen d’âge, à la Haute Cour de justice de la République, au Conseil économique et social ou à la Chambre de commerce ?

L’agriculteur aristocrate siège ou est membre de chacune de ces instances. Mais, bon pied bon œil, l’esprit vif, dédaignant le Sonotone par coquetterie, c’est au siège de l’opérateur public de téléphonie Camtel que le président du conseil d’administration reçoit.

Dix décennies d’histoire du pays sur les épaules, acteur majeur de la réunification entre les francophones et une partie des anglophones sous administration britannique, en 1961, Mukete suit aujourd’hui de près la spirale de violences qui s’est abattue sur les provinces anglophones du Cameroun. Il la condamne aussi. Tout cela, explique-t-il, aurait pu être évité « si l’on s’était abstenu d’emprisonner des leaders modérés qui n’avaient en définitive que des revendications sociales. Si l’on s’était abstenu aussi de brider la parole des protagonistes des deux camps, celui des modérés comme celui des sécessionnistes ».

Solutions

Nfon Victor E. Mukete n’est pas parvenu là où il est sans avoir appris l’art de la nuance et de la subtilité. Installé dans son bureau de Yaoundé, il dit être reconnaissant au président Paul Biya de l’avoir nommé sénateur (il est membre du RDPC, au pouvoir), mais regrette que « la marginalisation des anglophones [soit] extrême ». « Aucun des différents Premiers ministres anglophones qu’a connus le pays ne s’est jamais montré suffisamment honnête ou courageux pour tirer la sonnette d’alarme et tenter de limiter les frustrations », ajoute-t-il.

Il poursuit : « À peine 10 anglophones sur les 60 membres du gouvernement… Nul ne peut prétendre être à l’aise avec ça ! » Selon lui, on aurait pu trouver des solutions avant que les choses ne dérapent. Il cite en exemple la fameuse Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, présentée par les autorités comme la panacée à la crise, mais arrivée peut-être un peu tard et assimilée par ses détracteurs à un cautère sur une jambe de bois.

Il assure en avoir eu l’idée, quelques années plus tôt, et aurait aimé la soumettre au président Biya. Certains, parmi ceux à qui il en avait parlé, s’étaient dépêchés de commettre un rapport l’accusant de vouloir provoquer des divisions dans le pays. Cela lui avait valu d’être interrogé par le délégué général à la Sûreté nationale. Il avait également été empêché d’en débattre avec les chefs traditionnels des régions anglophones. Annoncée finalement à l’un des moments les plus délicats de la crise, fin 2017, l’idée de cette commission semble avoir perdu toute pertinence.

Biya inaccessible

Épousant les vues des anglophones les plus modérés, Mukete prône désormais l’instauration d’un fédéralisme à dix États « dès que l’on sera en mesure de le financer », ajoute-t-il pragmatique. « Il ne peut y avoir aucune ambiguïté : l’extrême centralisation actuelle est une erreur. » Ce serait, à l’en croire, une façon de donner aux uns et aux autres l’occasion de se prendre en charge, aux populations oubliées de l’Extrême-Nord autant qu’à celles du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. « Je suis persuadé, assure-t-il, que le président acceptera cette idée. »

Mukete affirme avoir ouï dire que le chef de l’État le considérait comme « un sage capable d’indiquer les chemins de sortie de crise ». Mais Paul Biya n’a jamais émis le souhait de l’entendre sur ce sujet alors même qu’en tant que paramount chief (chef suprême) des Bafaw, un groupe ethnique du Sud-Ouest, il jouit d’une vraie légitimité dans les régions anglophones.

De tout cela, Mukete fait mine de ne pas prendre ombrage. N’a-t-il pas songé à écrire au président, lui qui répète qu’il lui doit « [sa] part de vérité » avant la fin de son mandat de sénateur, prévue en 2018 ? « Moi, lui écrire ? Mais qui me dit que cette lettre lui parviendrait ? Ahidjo était plus accessible. À chacun sa méthode. »

Président du conseil d’administration de la Cameroon Development Corporation (CDC, deuxième plus gros employeur du pays avec 22 000 salariés, véritable État dans l’État) entre 1960 et 1982, Mukete pouvait à l’époque rencontrer le premier président camerounais en passant un simple coup de fil à l’un de ses conseillers.

Loi du talion

Mais il en convient : il n’est pas facile de parler fédéralisme alors que la crise a été ravivée ces derniers mois par des assassinats attribués aux sécessionnistes de l’État autoproclamé d’Ambazonie, que l’État répond par la loi du talion et que les réfugiés affluent par dizaines de milliers au Nigeria. Toutes ces tensions lui font-elles regretter de s’être prononcé contre l’intégration au Nigeria dans les années 1960 ? Certainement pas, tranche-t-il. Si c’était à refaire, il recommencerait.

Sa version de l’histoire de la réunification du Cameroun, Chief Victor E. Mukete l’a goulûment donnée dans Mon odyssée, un monumental ouvrage de 775 pages, paru en 2013. Pourtant, il le répète à l’envi. Au sortir de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne prend aucune disposition pour permettre la scolarisation des Camerounais dans la partie du pays dont elle a la charge. Pour se former, ces jeunes sont obligés de se rendre au Nigeria.

C’est ainsi que Mukete intègre le prestigieux Government College Umuahia. Des années plus tard, il explique que c’est son passage sur les bancs d’Umuahia qui lui a permis de réussir au sein des universités de Manchester et de Cambridge. Il se souvient y avoir croisé des pointures comme Emmanuel Endeley, le premier médecin camerounais, Okoi Arikpo, ex-ministre des Affaires étrangères du Nigeria, ou Jaja Wachuku, premier président de la Chambre des représentants du Nigeria.

Il explique aussi y avoir acquis la conviction que, pour espérer un avenir meilleur, les parties septentrionale et méridionale alors rattachées au Nigeria devaient rejoindre le Cameroun sous administration française. « Pour tous les Camerounais éduqués de mon époque, le désir de réunification était un sentiment très puissant. »

La réunification sera donc son combat. D’abord en tant qu’étudiant en Grande-Bretagne, puis en sa qualité de secrétaire général du Kamerun United National Congress (KUNC) après son retour au Cameroun, en 1952. « Il a fallu lutter pied à pied et convaincre sur le terrain. » Botaniste de formation, il jure qu’il mena campagne sans ambition politique particulière et qu’il se retrouva propulsé, bien malgré lui, candidat aux élections législatives nigérianes.

Élu sur une liste de six candidats tous proréunification, celui qui rêvait de travailler dans l’agriculture se retrouva membre de la Chambre fédérale des représentants et ministre d’un gouvernement fédéral nigérian. Une position inconfortable – mais pleinement assumée – pour celui qui militait contre l’intégration au Nigeria.

Unique survivant

Victor Mukete rappelle volontiers ce jour où il vota contre l’intégration du Cameroun britannique au Nigeria et celui où il quitta le gouvernement fédéral. C’était en 1959, peu de temps avant l’indépendance du Nigeria. De ce gouvernement-là, il est aujourd’hui l’unique survivant. Sourire en coin, il se souvient de ces membres du gouvernement nigérians qui ont fait des pieds et des mains pour récupérer sa villa de Lagos.

La demeure était particulièrement belle, mais Mukete l’a quittée sans regrets. Lui, le prince plutôt nanti, veut retourner au Cameroun, et il peut se permettre le luxe de tourner le dos à la politique : en 1922, l’entreprise agro-industrielle créée par son père produisait déjà à elle seule quelque sept tonnes de cacao. En 1944, ledit géniteur s’était même vu décerner une attestation par le roi George VI pour la qualité de son travail.

De retour à Kumba, celui qui avait fréquenté l’aristocratie britannique en compagnie de son épouse, Hannah, accepte la présidence du conseil d’administration de la CDC – quelque 200 expatriés se retrouvent sous ses ordres. La suite est connue : quelques années plus tard, il a fait de l’entreprise familiale, la Mukete Estates Ltd, l’un des poids lourds de l’agro-industrie au Cameroun.

Aujourd’hui, c’est un milliardaire dont la fortune est difficile à évaluer (lui-même préfère éluder la question avec un rire espiègle). S’est-il laissé happer par les affaires, oubliant de s’assurer que cette réunification pour laquelle il s’est battu apportait autant aux anglophones qu’aux francophones ?

Il comprend ceux qui pourraient « [le] blâmer de n’avoir pas assuré le service après-vente » et promet de continuer à se battre pour l’unité du pays. « J’ai toujours fait de mon mieux, conclut-il, même si je n’ai pas toujours été compris. »

John Ngu Foncha et les « Biafrais »

En ces temps troublés, certains grands noms reviennent sans doute à l’esprit des anglophones. Parmi eux, celui de John Ngu Foncha, vice-président de la République fédérale jusqu’en 1970. Architecte de la réunification au même titre que Salomon Tandeng Muna, il quitte son poste de premier vice-président du RDPC (au pouvoir) en juin 1990.

Dans sa lettre de démission, un passage que certains se plaisent aujourd’hui à exhumer : « Les Camerounais anglophones que j’ai emmenés dans l’union ont été ridiculisés et traité de “Biafrais” […], et les dispositions constitutionnelles qui protègent cette minorité anglophone ont été supprimées. Leur voix a été éteinte, et la loi des armes a remplacé le dialogue avec les anglophones, que j’affectionne tant. »

Une brillante progéniture

Suivant l’exemple de leur père, les sept fils de Viktor Mukete ont tous plutôt bien réussi. À 70 ans, Abel, l’aîné, a été député. Formé à Yale (États-Unis), Godfrey est, à 66 ans, general manager de Mukete Estates Ltd. Jacob, 64 ans, senior executive à la BAD, est passé par la London School of Economics et par Cambridge (Royaume-Uni).

À 63 ans, Colin possède Spectrum Media Group (propriétaire notamment de la chaîne de télévision STV) et préside le conseil d’administration de MTN au Cameroun.

Avocat, Ekale, 61 ans, s’est reconverti dans les affaires et dirige une société d’exploitation forestière (Forest Industries Cameroon) basée à Kumba, tout en présidant la section du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (au pouvoir) dans le département de la Meme. Pilote de formation, John, 56 ans, est à la tête de la compagnie Amtrade.

Enfin, à 53 ans, Ekoko est le directeur général de Spectrum, la société créée par son frère Colin.

Auteur: Clarisse Juompan-Yakam
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