En 2002, alors que j’étais le porte-parole du «Mémorandum sur les problèmes du Grand-Nord», l’une des fondations sur laquelle reposait nos revendications était la faible représentativité des ressortissants des parties septentrionales à des postes de responsabilité. L’argument qui nous était opposé était celui de la méritocratie, comme s’il y avait déjà eu un concours pour être nommé directeur général, ambassadeur, secrétaire général de ministère ou encore général d’armée. Là où le Mémorandum en appelait à un «meilleur partage du Gâteau national pour un meilleur vivre-ensemble», d’autres, arrogants comme jamais, se considérant comme les seuls détenteurs de la connaissance, agitaient le dénigrement. Là où le Mémorandum invitait à une politique de «ruissellement» consistant à «mouiller toutes les parties du corps humain», quelques braves esprits sans autre argument que leur certitude, ont pensé qu’il était contre productif de promouvoir la médiocrité dans une République. Oui, à force d’être cataloguée, stigmatisée, ignorée, cette partie du corps humain qui n’est pas «mouillée» peut s’atrophier, ou se révolter. Surtout que tout près, résonnent toujours les mêmes tambours dans un pays où chaque contrée célèbre bruyamment la promotion de ses enfants. Oui, chacun aurait pu se dire, à chacun son tour chez le coiffeur. Après tout, nous travaillons tous à la prospérité de notre Nation.
Mais, le Cameroun a théorisé un concept qui tend à donner un avantage considérable à ceux qui ont su prendre très tôt le large. Ce concept est celui de «la politique des positions acquises». Il consacre la forte probabilité de la rotation d’un poste de responsabilité dans une même aire géographique. A Camwater, se sont succédé trois générations des fils de la Mefou et Akono, avant que ne prenne récemment fin ce long règne : d’abord Basile Atangana Kouna, puis Jean William Solo et enfin Alphonse Roger Ondoa Akoa. Et dire que l’ancêtre de Camwater, la Société nationale des eaux du Cameroun (Snec) était déjà dirigée par Clément Obouh Fegué, lui aussi ressortissant de la Mefou et Akono… Quelle qu’ait été leur compétence, cela ne peut légitimement susciter que de la gêne.
«La politique des positions acquises» est si ancrée dans le fonctionnement de la République, qu’il n’est même plus nécessaire de la saupoudrer d’un zeste de parfum qui distrait parfois le citoyen. Elle s’applique au grand jour, touche tous les départements du Cameroun et le journal parlé de la CRTV du 17h est son terrain privilégié d’expression. La consécration de cette «politique des positions acquises» a eu lieu le 08 juin 2017 avec la lecture de deux décrets du chef de l’Etat. Le premier remplaçait à la tête de l’Agence de Régulation des Télécommunications (ART), Jean Louis Beh Mengue, par Philémon Zo’o Zame. Tous deux sont du Dja et Lobo et précisément de l’arrondissement de Djoum. Le second décret remplaçait à la Caisse Autonome d’Amortissement (CAA), Dieudonné Evou Mekou, par Richard Evina Obam. Ici encore, tous deux sont du Dja et Lobo…
Personne n’a même pris la peine de «noyauter» ces textes pour rendre un peu digeste la pilule. Tout est normal.
La variante forte de ce concept cher à nos gouvernants est «la compensation». Elle veut qu’une position soit rarement perdue. Après le départ d’Abdou Namba de la Sodecoton et de Ousmanou Taousset, le Mayo-Tsanaga a été «compensé» par Pierre Kaldadak à la Campost. Cette variante, autant que le concept, vise à maintenir des fragiles équilibres du moment comme l’illustre le document que nous publions dans ce numéro 1000. Les écarts que vous y constaterez, existaient déjà il y a dix ans, lorsque nous publiions la toute première édition du «Gâteau national». Ils sont restés globalement constants jusqu’à ce jour.
Que le statu-quo qui en découle donne du grain à moudre à ceux qui ne cessent d’hurler pour se faire entendre, convaincus que la seule alternative pour participer à l’édification de la nation est d’avoir sa place à table, peut avoir du sens. Ont-ils d’ailleurs tort ? Personnellement, je n’ai pas encore vu dans ce pays un citoyen nommé à de hautes fonctions qui, au nom de l’unité, est allé exprimer sa joie ailleurs que dans sa grande famille politico-administrative. Je n’ai pas encore vu, non plus, une seule section du parti au pouvoir, le Rdpc, rendre publique une motion de soutien pour saluer la nomination d’un militant autre qu’un de ses membres.
Tenir compte de ces facteurs, moralement indécents pour certains, mais indispensables à la consolidation de notre vivre-ensemble ne serait pas trop demander à nos gouvernants. L’ambition de ce document spécial, est donc d’amener les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités. Personne n’est dupe. Un des ressorts de la crise anglophone se trouve bien dans la répartition des postes de responsabilité dans la République. La sortie récente du La’akam à propos des nominations des Bamiléké que d’aucuns peuvent trouver brouillonne, inappropriée, inélégante en République, ne dégage pas moins le profond malaise qui gangrène la société et que ne peuvent masquer ni le paravent de la méritocratie, ni le mépris.
Pour ce qui est de la partie septentrionale du pays, il n’échappe pas aux observateurs que depuis son Mémorandum de 2002, elle est inaudible, désespérée, réduite à scruter l’horizon. Si elle est encore muette, elle n’est pour autant ni sourde, ni aveugle.
Éditorial paru dans L’Oeil du Sahel n0 1000 il y a quelques années.